Giacomo Puccini (1858–1924)
La Bohème (1896)
Opera in quattro quadri
Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d'après Scènes de la vie de Bohème d'Henri Murger (1851)
Créé le 1er février 1896 au Teatro Regio de Turin

Direction musicale : Marta Gardolińska
Mise en scène : David Geselson
Scénographie : David Geselson
Création vidéo : Jérémie Scheidler
Lumières : Jérémie Papin

Mimì : Lucie Peyramaure
Rodolfo : Angel Romero
Musetta : Lilian Farahani
Marcello : Yoann Dubruque
Colline : Blaise Malaba
Schaunard : Louis de Lavignère

Orchestre et Chœur de l'Opéra national de Lorraine
Chœur d'enfants de l'Opéra national de Lorraine

Nancy, Opéra National de Nancy-Lorraine, dimanche 17 décembre 2025 à 15h

À l'Opéra national de Lorraine, La Bohème de Puccini se déploie dans une lecture aussi ambitieuse que réfléchie, portée par la première mise en scène lyrique de David Geselson. Sans jamais trahir l'œuvre, il en propose une approche profondément pensée, où la beauté n'est ni refuge ni consolation, mais une manière exigeante de relier l'intime au politique, le passé au présent, l'émotion à la réflexion. Assumant la densité de l'écriture scénique — parfois jusqu'à la saturation —, le spectacle fait le pari, largement tenu, de l'intelligence sensible du spectateur, en inscrivant les petites histoires de la bohème dans le souffle plus vaste de l'Histoire. Cette vision trouve un prolongement convaincant dans un plateau vocal homogène et engagé, dominé par un couple central particulièrement touchant : Angel Romero incarne un Rodolfo nuancé et habité, tandis que Lucie Peyramaure signe une prise de rôle marquante en Mimi, d'une grande finesse expressive. Autour d'eux, la distribution participe pleinement à l'esprit de troupe voulu par la mise en scène. En fosse, l'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine trouve sous la direction inspirée de Marta Gardolińska un souffle, une palette de couleurs et une fluidité qui épousent idéalement les lignes de Puccini, contribuant à faire de cette Bohème nancéienne une réussite artistique majeure de la saison.

Angel Romero (Rodolfo), Yoann Dubruque (Marcello)

Pour sa première mise en scène d'opéra, David Geselson signe avec La Bohème un geste d'une rare cohérence, dont l'ambition n'est jamais décorative mais profondément dramaturgique. Plutôt que de chercher à actualiser Puccini à marche forcée, il choisit par mouvement inverse de l'arrimer aux mêmes références contextuelles historiques, sociales et politiques qui irriguent le roman de Murger et, par ricochet, l'opéra lui-même. Écrites sous le Second Empire, Les Scènes de la vie de Bohème parlaient déjà d'un monde perdu, celui de la jeunesse romantique des années 1830, des illusions révolutionnaires des Journées de Juillet et d'une République qui peine à s'inventer entre les résurgences de l'Ancien Régime et les mirages de l'Empire. Cette distance historique devient chez Geselson un principe actif : le spectacle se déploie comme un regard rétrospectif, presque mélancolique, sur une génération emportée par l'Histoire autant qu'elle tente de lui résister par l'art, l'amour et la fraternité.

Ce travail de mise en scène est celui d'une écriture dense, parfois frontale, assumant un goût certain pour la référence et la citation. A l'image de ces fragments de textes projetés sur le grand tulle qui sépare la scène de la salle et qui viennent ponctuer le déroulement du drame, au risque, par instants — notamment dans l'introduction — de frôler le didactisme. Mais ce choix trouve une justification sensible dans le prélude musical – Crisantemi, page élégiaque composée par Puccini en 1890 pour la mort du prince de Savoie. Cette musique lente et endeuillée agit comme un seuil, un temps suspendu qui enveloppe le spectateur avant même que l'opéra ne commence véritablement. Elle inscrit d'emblée La Bohème dans une temporalité de la perte et du souvenir, comme si ce qui allait se jouer était déjà relu à travers le prisme du regret. Les petites histoires des artistes deviennent alors indissociables de la grande Histoire, et c'est dans cet entrelacement que le spectacle trouve sa nécessité : multiplier les points d'entrée dans l'œuvre, offrir au spectateur différentes strates de lecture, notamment : émotionnelles, historiques, plastiques.

Visuellement, la proposition pourrait passer, au premier regard, pour une lecture "traditionnelle". Les costumes évoquent une iconographie attendue, et l'on pourrait croire à une filiation lointaine avec un certain héritage naturaliste. Ce serait pourtant passer à côté de l'essentiel. Le décor, abstrait et modulable, et surtout l'usage constant de références picturales, font basculer le spectacle dans un territoire bien plus singulier, presque indéfinissable. Geselson revendique à ce propos un rapport frontal au Beau, non comme ornement mais comme moteur de pensée. Les scènes s'enchaînent comme un continuum visuel et dramaturgique, filtré par ce tulle qui confère à l'ensemble un effet de glacis, parfois étouffant, mais toujours magnifiquement sculpté par les lumières de Jérémie Papin. L'éclairage, travaillé à la bougie, à la lampe à pétrole (ou par des sources artificielles presque imperceptibles), crée une continuité fragile entre le naturel et l'artificiel, comme si la lumière elle-même hésitait entre vie et disparition. Le travail vidéo de Jérémie Scheidler prolonge cette sensation de flottement avec ces tableaux projetés qui ne s'imposent jamais frontalement : ils apparaissent par fragments, par détails, se superposent, se contaminent les uns les autres dans ce que l'on pourrait qualifier de lente viscosité d'images. Il ne s'agit pas ici d'une succession illustrative mais d'un dialogue souterrain entre peinture, texte et action scénique. Le sonnet Le Tombeau des amants de Baudelaire revient ainsi comme un écho inconscient, en contrepoint des amours de Mimì et Rodolfo, tissant une méditation diffuse sur l'amour, la mort et la mémoire.

Lucie Peyramaure (Mimì), Angel Romero (Rodolfo)

Dans l'acte I, l'espace scénique est comprimé à jardin et dominé par une verrière amovible figurant la soupente misérable des artistes. Les projections occupent la droite de la scène, convoquant Les Massacres de Scio de Delacroix, contrepoint tragique aux premiers élans amoureux. Tout semble dire que tandis que Rodolfo et Mimì se découvrent, le monde, ailleurs, se défait dans la violence. Lorsque Mimì évoque sa chandelle éteinte et demande qu'on rallume sa bougie, elle se redresse, et la lumière jaillit d'une étrange parabole métallique, immense photophore/métaphore qui évoque, sans lourdeur, une statue de la Liberté contemporaine. Mimì devient alors, scéniquement, l'incarnation fragile d'un appel à la liberté — liberté d'aimer, de vivre, d'exister dans un monde contraint. La correspondance visuelle entre la petite lampe posée sur la table et sa réplique monumentale suspendue dans l'espace renforce cette symbolique sans jamais la figer, tandis qu'apparaît en fond, l'ombre estompée de la Jeune fille à mi-corps de Jean-Jacques Henner.

Au Café Momus, la soupente s'élève, révélant une vaste baie vitrée, tandis que surgit la projection du Tres de Mayo de Goya : rappel brutal que pendant que l'on festoie à Paris, on s'entretue ailleurs. Le rire et la légèreté se teintent alors d'une ironie amère avec, à l'explosion finale, une pluie de tracts qui tombent du haut de la salle sur le public : les premiers articles de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges (1791). Plus tard, à la Barrière d'Enfer, un arbre mort suspendu, aux racines et aux branches nues tendues vers le haut et le bas  condense visuellement le désespoir à venir avec cette imagine inconsciente des bronches tuberculeuses. Ultime image saisissante : le lit qui descend des cintres pour la scène finale, comme une fatalité inexorable, scellant le destin de Mimì dans un espace désormais vidé de toute illusion, comme si le temps s'était définitivement figé autour d'elle. L'agonie elle-même refuse tout pathos appuyé. Geselson la pense comme un glissement imperceptible, une douceur inquiétante, proche du sommeil plus que de la lutte. Mimì ne meurt pas dans l'emphase, mais dans un effacement progressif, presque apaisé, qui rend la scène d'autant plus bouleversante. Alors que la vie se retire, les figures du Café Momus réapparaissent, non comme un souvenir précis, mais comme une communauté fantomatique, un peuple d'ombres revenu accompagner le dernier souffle. Chacun porte une bougie, fragile veilleuse d'un monde partagé, et lorsque la flamme s'éteint — soufflée simultanément par tous — c'est moins la mort d'un personnage que l'extinction d'une lumière collective qui se joue. Dans ce silence soudain, La Bohème cesse d'être le récit d'un amour brisé pour devenir une élégie du commun, où la disparition de Mimì emporte avec elle une promesse de fraternité, de chaleur et de beauté désormais irrévocablement perdues.

Ce cadre aussi fortement pensé trouve dans le plateau vocal un prolongement capable d'en faire vibrer la chair sensible et donner au drame sa respiration et son urgence. Au cœur de cette distribution, le couple formé par Rodolfo et Mimì trouve un juste équilibre entre lyrisme et retenue, en parfaite adéquation avec l'esthétique voulue par la mise en scène. Le Rodolfo d'Angel Romero ne cherche jamais l'effet de surplomb vocal ni l'héroïsation forcée : la voix, sans être surdimensionnée en envergure, se déploie avec une palette nuancée, une projection franche et une vaillance toujours maîtrisée. Ce qui frappe surtout, c'est le caractère, cette manière de dire le texte avec une attention constante au mot et à la situation, donnant au poète une humanité immédiatement lisible. Che gelida manina se construit sans emphase, comme un moment d'élan fragile plus que comme un numéro d'apparat, et c'est précisément dans cette modestie assumée que l'émotion circule. Face à lui, Lucie Peyramaure signe une très belle prise de rôle en Mimì. La caractérisation est fine, sensible, jamais appuyée. Le timbre séduit d'emblée par la qualité du registre grave, velouté, presque enveloppant, qui donne au personnage une densité humaine rarement caricaturale. Les aigus, délicats et bien filés, ne cherchent pas l'éclat pour lui-même mais prolongent naturellement la ligne, avec une attention constante à la respiration et à la fragilité du personnage. Cette Mimì ne s'impose jamais comme une figure sacrificielle : elle existe dans les contrastes, entre pudeur et affirmation, entre douceur et détermination silencieuse, ce qui rend la trajectoire finale d'autant plus poignante.

Le Café Momus

Autour de ce couple central, la distribution se montre d'une homogénéité réjouissante. Marcello trouve en Yoann Dubruque un interprète solide, à la fois vocalement engagé et scéniquement très présent. Le timbre franc, la ligne bien tenue et l'investissement dramatique constant dessinent un personnage crédible, partagé entre camaraderie, ironie et désillusion. Le duo avec la Musetta de Lilian Farahani évite habilement les poncifs. La soprano offre une projection maîtrisée, jamais tapageuse. Elle s'impose surtout par l'intelligence de la caractérisation, tournant le dos à une simple figure de coquetterie, pour composer une femme consciente de ses armes, jouant de son charme comme d'un outil de survie. Quando me'n vo' ne cherche pas l'effet spectaculaire mais s'inscrit dans une continuité dramatique qui donne au personnage une réelle épaisseur. Dans les seconds rôles, Blaise Malaba campe un Colline d'une belle noblesse, au timbre profond et posé. Vecchia zimarra devient un moment de recueillement sincère, sans pathos inutile, porté par une émission stable et une réelle autorité vocale. Schaunard, incarné par Louis de Lavignère, apporte une énergie bienvenue, une vivacité de jeu et une clarté d'émission qui participent pleinement à l'esprit de troupe. Le personnage trouve sa place sans jamais forcer le trait, contribuant à cette sensation de collectif vivant et crédible.

À la tête de l'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine, Marta Gardolińska confirme tout le bien que l'on pouvait attendre de son approche de Puccini. Sous sa direction, l'orchestre sonne avec une réelle qualité de matière, une richesse de couleurs et une souplesse de phrasé qui rendent pleinement justice à la partition. Loin de toute surcharge affective, la cheffe privilégie une lecture fluide, attentive aux transitions, aux respirations et aux équilibres, laissant la musique se déployer avec une évidence presque organique. Les tempi, toujours justement calibrés, permettent aux scènes de s'enchaîner avec une continuité quasi cinématographique, sans jamais briser la tension dramatique. Ce qui frappe surtout, c'est la capacité de Gardolińska à articuler les contrastes : les grandes scènes d'ensemble, notamment au Café Momus, sont menées avec une énergie maîtrisée et une précision rythmique impressionnante, tandis que les moments plus intimes bénéficient d'un accompagnement d'une extrême délicatesse. L'orchestre respire avec les chanteurs, soutient sans couvrir, anticipe sans jamais imposer, créant un véritable espace de dialogue entre fosse et plateau. Cette attention constante à la vérité musicale — plus qu'à l'effet ou à la tradition interprétative — confère à l'ensemble une sincérité touchante. On perçoit également, dans cette Bohème, le fruit d'un travail de fond mené au fil des saisons avec l'orchestre nancéien. La cohésion des pupitres, la qualité des timbres et la clarté des textures témoignent d'un ensemble en pleine maturité artistique. Sans chercher à réinventer Puccini, Marta Gardolińska en propose une lecture profondément habitée, qui épouse les intentions de la mise en scène tout en affirmant une personnalité musicale claire. Une direction à la fois engagée et pudique, qui contribue largement à la réussite globale de cette production.

Lucie Peyramaure (Mimì), Angel Romero (Rodolfo)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici