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Nous renvoyons le lecteur intéressé à l’article publié tout début janvier 2024 (voir ci-dessous les Folies Dionysos) pour un regard détaillé sur la production de Barrie Kosky et sur une distribution semblable pour l’essentiel à celle de la première, à l’exception quand même notable de Rosalinde (c’était Diana Damrau, c’est Julia Kleiter) et Alfred (c’était Sean Panikkar, c’est Granit Musliu). Nous avons envie de revenir sur certains éléments scéniques, certains personnages, mais aussi sur le rôle cathartique de l’opérette en des moments si tendus de la vie des sociétés et des états aujourd’hui. Que cette reprise dont c’était la première d’une série de cinq représentation (dernière le 4 mars 2025) se passe le jour d’élections législatives importantes en Allemagne a aussi son importance…
L’opérette, c’est une horlogerie de précision, où paroles, musique et danse doivent aller sur le même tempo, qui ne supporte ni temps mort, ni médiocrité. Si le genre est mort en France, c’est aussi à cause de la médiocrité générale des propositions qui l’ont rangé dans les rayons poussiéreux des matinées dominicales pour troisième âge en goguette. Pourtant, le succès des Offenbach de Laurent Pelly aurait pu alerter sur l’alliance de la qualité et de l’efficacité et du succès sur un large public. Mais le demi-succès des Brigands d’Offenbach dans la production de Kosky qui n’a pas trop plu à la frange rassie de la critique et du public parce que trop ceci et trop cela (trop woke notamment, trop transgenre etc…) montre également qu’on a oublié la fonction, la portée sulfureuse et transgressive de l’opérette, un genre où tout est permis, bien moins conformiste, et bien moins confortable que la comédie musicale. L’opérette allie musique de toute première qualité et perfection libératoire de tous les aspects scéniques, un « tout est permis », mais dans un impeccable style.
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C’est un immense privilège, une délicieuse expérience que revoir à distance d’un peu plus d’un an le spectacle sans jamais avoir l’impression de déjà vu, mais au contraire avec des yeux presque neufs, connaissant les blagues mais en riant néanmoins tant elles sont impeccablement construites, revoyant la perfection des mouvements et des gestes qui font de ce déjà vu une sorte de jamais vu, au sens où on oublie littéralement tout souvenir pour se plonger dans l’hic et nunc du spectacle, pour jouir du moment, pour même supporter sa voisine qui ne cessait de parler, de se retourner, de rire, béate de joie, pour voir un public taper des mains, des pieds, chanter, répondre aux sollicitations, dans un bonheur collectif si rare aujourd’hui.
Une reprise avec presque les mêmes protagonistes, cela veut dire aussi un spectacle huilé, fluide, impeccablement réglé, sans un accroc, sans une scorie avec un orchestre éblouissant, un chœur phénoménal, un ballet un peu fou et tellement bien réglé et des solistes libérés, ou plutôt libres d’inventer encore plus, de se déchainer encore plus, qui permettent de sortir en se disant « c’était mieux que la première fois ». Et je suis convaincu que lorsque j’y retournerai, je me dirai, « c’est encore mieux la troisième… », à condition bien sûr que le système de répertoire garantisse une distribution rompue à l’exercice, et déchaînée.
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Considérons d’abord les constantes, qui ont porté la production à ce degré de perfection et de délire :
- Georg Nigl, Eisenstein, c’est lui qui porte tout le spectacle par son jeu, son engagement scénique (il bouge, chante, danse avec un naturel inouï), mais qui porte aussi cette culture du phrasé impeccable avec cette émission d’un parler nasal, jouant sur les variations de hauteur, un parler qui chante, qui traduit tout, quiproquos, mensonges, alanguissements, qui se permet tout, jeux de mots, allusions aux élections allemandes qui font exploser la salle et applaudir, improvisations parce que Nigl sait maîtriser le parlando, il sait la valeur du mot, lui qui chante le Lied, et sait aussi magnifiquement solliciter sa voix à tous niveaux par sa pratique du répertoire contemporain. Le plus haut sommet de perfection dans l’expression du plus haut sommet de naturel, alors qu’on est au plus haut sommet du travail et de la précision, voilà l’exemple parfait du comédien dans le Paradoxe sur le comédien de Diderot. On est là dans une perfection millimétrée qui crée la totale illusion théâtrale. C’est simplement prodigieux.
- Martin Winkler, immense bête de scène, immense baryton de caractère qui stupéfia la première année du Ring de Castorf à Bayreuth en Alberich. Dans le personnage de Frank, le directeur de la prison, il est délirant et garde un sérieux imperturbable, jouant sans cesse sur une voix qui n’est plus ce qu’elle était pour en faire un instrument de dérision, offrant son corps à la vue de tous, devenu instrument presque expiatoire. Il m’a fait penser à Johannes Martin Kränzle en George III dans Songs and Fragments à Aix (toujours de Kosky, comme par hasard), n’hésitant jamais à offrir lui aussi son corps en exposition en sacrifice, en holocauste. Je me suis dit qu’il pourrait dans cette production être un Frank possible. Winkler est une sorte de Buster Keaton vieilli, pince sans rire, distancié, dans une performance éblouissante, débordante qui correspond exactement à ce que je ressens de l’opérette, le genre des limites explosées, où l’excès devient norme et où seuls ceux qui n’ont pas de limites peuvent faire fonctionner la machine (je pense aussi, en version féminine, à Dagmer Manzel)
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- Katharina Konradi, elle aussi chantant, parlant et dansant avec un engagement fou. Nous l’écrivions il y a un an, c’est Adele qui a le plus grand nombre de numéros et la chanteuse montre là une science consommée de la scène mais surtout une incroyable précision du chant, avec une voix homogène sur tout le spectre, des passages sans scories, des aigus parfaitement négociés. On remarque aussi d’année en année une voix dont l’assise, la largeur, prennent du corps, avec un sens de la couleur et de l’expression qui stupéfient. Katharina Konradi est une très grande artiste, qu’on voit peu en France, mais son nom sur une distribution est une garantie et vaut un voyage.
– Andrew Watts, dont l’interprétation en contreténor d’Orlofsky avait un peu perturbé a lui aussi gagné en fluidité, faisant de ses défauts (un chant un peu trop fort ou volumineux) cette fois un atout d’expression en pleine cohérence avec le reste : il est apparu libéré, à l’aise et parfaitement en phase avec la folle ambiance du deuxième acte.
Et puis il y a les nouveaux, Granit Musliu et Julia Kleiter.
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- Granit Musliu est Alfred, et la production a indiscutablement trouvé son Alfred là où Sean Panikkar qui est un magnifique artiste, nous semblait ne pas être si à l’aise vocalement et scéniquement. Granit Musliu est un ténor du Kosovo, formé ensuite à Hambourg qui a d’abord intégré le studio de la Bayerische Staatsoper, et puis la troupe. Confier ce rôle à un jeune membre issu de la troupe là où au départ on l’avait distribué un des ténors en vue du panorama actuel de la scène lyrique dit beaucoup sur sa qualité. De fait, immédiatement il entre dans la peau de ce ténor ténorisant, caricature du ténor italien qui par son contre ut (métaphore ? allégorie ?) met dans son lit Rosalinde… Il est impeccable d’agilité scénique, et vocalement parfaitement dans le rôle avec une diction sans défauts, des couleurs à revendre, et un jeu sur sa voix qui montre aussi l’expérience qu’il a des rôles de ténor lyrique italien. Voilà encore un nom à suivre, il est tout jeune et plein de promesses.
- Il était intéressant d’entendre Julia Kleiter dans Rosalinde, succédant à Diana Damrau. Julia Kleiter est un soprano qui s’affirme de plus en plus comme l’une des valeurs sûres du chant en aire germanophone. Elle qui fut jadis avec Barenboim une très belle Eva des Meistersinger aujourd’hui est une Maréchale, une contessa des Nozze di Figaro, une Donna Anna de Don Giovanni, mais chante aussi l’opérette et pas seulement Fledermaus . Elle partage surtout sa carrière entre le Lied et l’oratorio : elle tourne avec Christian Gerhaher actuellement dans un programme Schumann mais chante aussi Wolf et Schubert. C’est une chanteuse emblématique d’une certaine tradition du chant allemand d’excellence. Elles sont rarissimes.
Autant il y a chez Diana Damrau une incontestable personnalité d’opérette, dans la tradition, assez érotisée, avec de nombreux clins d’œil, autant Kleiter joue sur moins d’affectation et plus de naturel, avec une voix large, à la belle assise sans être une acrobate pyrotechnique dans la fameuse Czardas, et se montre un personnage très différent, plus mûr peut-être, qui connaît son mari et le trompe non par envie mais par la nécessité d’une réponse de la bergère au berger. Elle est une Rosalinde « moderne », affirmée, très à l’aise et sans chichi ni frou frou (alors que Damrau jouait sur les deux…). C’est un vrai plaisir de l’entendre et surtout de voir une Rosalinde loin de la caricature de la p’tite femme sans morale, mais une évidente femme « de tête ». Très belle performance qui remporte un très gros succès. -
Julia Kleiter (Rosalinde) en dame hongroise
Une fois encore le Bayerisches Staatsorchester brille de tous ses feux, dans la mesure où cette partition fait partie de son ADN et de ses plus gros succès, vélocité, éclat, subtilité, lyrisme, cordes charnues et délicates en même temps, dynamique incroyable, cuivres splendides, bois sans défauts, c’est un véritable enchantement de l’entendre, et de se dire que dans ce théâtre, il est rarissime de ne pas entendre de musique, de vraie musique.
Il remporte un succès considérable, et l’on remarque à cette occasion que si Jurowski a fait un travail splendide à sa tête, plus convaincant peut-être que dans sa manière d’aborder l’autre emblème de la maison, Der Rosenkavalier (titres qui furent gravés dans le marbre de ses murs par Carlos Kleiber et dont Kirill Petrenko a poursuivi la tradition), avec un engagement et un suivi des mouvements scéniques, une adaptation des rythmes et des couleurs qui laissent pantois (incroyable Unter Donner und Blitz), il sait aussi se faire accompagnement presque cabarettiste au troisième acte . C’est une magnifique performance. Il remporte un très beau succès, mais, on sent qu’il n’a pas vraiment tissé un lien affectif auprès du public comme avaient su le tisser un Mehta ou un Petrenko. Et pourtant quel chef, et quelle soirée !
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Comme il se doit les discussions de fin de spectacle vont bon train et j’entends un de mes interlocuteurs dire (fort justement), on connaît désormais Kosky, ses plumes ses paillettes et sa manière de voir l’opérette. Une manière qui ne séduit pas les momies parisiennes mais, bon, tant pis pour leurs bandelettes et sarcophages…
C’est vrai, cette Fledermaus est une sorte de lieu syncrétique de tout ce que Kosky sait faire dans l’opérette, travail sur les acteurs et els individus, rythmes et tempo de la représentation, gestion des groupes, rapidité des transformation, fluidité des tissages entre parole, ballet, chant et chœurs. Il y a là une incroyable technicité, liée évidemment au génie propre de Kosky, à son ouverture multiculturelle, juif d’origine russe, polonaise et hongroise élevé en Australie et vivant à Berlin, avec par ailleurs une solide pratique musicale (ce que d’aucuns oublient). Il y a en arrière-plan aussi la culture anglo-saxonne du musical, d’où provient aussi cette incroyable fluidité des enchainements, et une certaine science du spectaculaire. On lit tout dans cette mise en scène, à l’acte I, le metteur en scène de théâtre, qui gère les intérieurs, les dialogues, les inflexions, le discours, les relations entre les individus, mais aussi ses discrètes allusions (Judenplatz…) à l’acte II, le metteur en scène d’opérette, avec ses chœurs, son ballet, ses couleurs sa gestion des groupes, leur disposition sur divers niveaux, sa manière en une seconde de remplir ou vider la scène et l’incroyable rythme. Ici c’est le virtuose qui s’expose…
Et le troisième acte ? C’est là la véritable originalité du spectacle, encore plus étonnante quand on la revoit. Scène fixe où le décor d’escalier et de grille (la prison) fait penser à Escher, espace scénique réduit au proscenium, sans profondeur, mais avec un jeu sur la hauteur et les escaliers, ainsi que la disposition des personnages (les Frosch…) : il fait un peu du cabaret sur la scène du Nationaltheater, changeant complètement de style. Le numéro de Max Pollak, danseur de claquettes et « body-percussionniste », qui joue avec son corps (hallucinante Pizzicato polka) est époustouflant mais en même temps réussit à « chauffer » le public, à le porter à se faire écho de la scène et à créer une véritable « ambiance » dans cette salle de 200O places. Si bien que cette première folie prépare l’arrivée de Frank en Blue bell girl décatie et de Eisenstein déshabillé et emplumé, restes des chaleurs de l’acte précédent, et en même temps installant entre eux deux une fraternité définitive entre Marquis renard et Chevalier Chagrin, jouant gags sur gags dont certains sont répétitifs, peut-être pas toujours si bons pris séparément, mais dans une salle chauffée à blanc, ils fonctionnent et ajoutent au délire ambiant faisant de ce troisième acte un authentique moment d’oubli, où le théâtre devient bulle de bonheur.
D’un troisième acte court et fonctionnel, il maintient la colonne portante qu’est Frosch, habituellement confié à un comédien célèbre pour un « numéro », mais il développe l’ensemble de manière presque naturelle en misant sur la multiplication des Frosch (« Frösche » au pluriel) le music-hall, le cabaret, la complicité du public, le sens de la fête. Étoffant singulièrement la longueur du troisième acte, il en fait une succession de performances, avec une vraie dramaturgie de Music-Hall (air d’Adele, réglé comme un air de cabaret) si bien que la résolution (reconnaissance de Eisenstein et de la Dame hongroise, Rosalinde en réalité) intervient en toute fin d’une série de « retardateurs » plus ou moins loufoques et que tout peut ensuite exploser dans le champagne et l’incroyable joie communicative, montrant les possibilités infinies de l’opérette et son élasticité.
Alors, un seul souhait… à la prochaine !!
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Il y a au troisième acte une gravité et une certaine tristesse digne de Chaplin. Jurosvki à gagné son bâton de maréchal avec le Fledermaus.
Les munichois l attendent avec don giovanni en juillet pour l adopter définitivement.
Après cinq spectacles ratés vus à la Scala et à l'Opéra de Paris ce week-end à Munich avec der Liebe von Danae est un bain de jouvence. Qui n'a pas eu le privilège d'assister à un spectacle à Munich manque une expérience unique.