Franz Lehár (1870–1948)
Giuditta (1934)
Musikalische Komödie in fünf Bilder
Livret de Paul Knepler et Fritz Löhner-Beda.
Créé à la Wiener Staatsoper le 20 janvier 1934
Version française d’André Mauprey (1935)

Direction musicale Thomas Rösner
Mise en scène, décors, costumes Pierre-André Weitz
Chorégraphie Ivo Bauchiero
Lumières Bertrand Killy

Giuditta Melody Louledjian
Anita Sandrine Buendia
Octavio Thomas Bettinger
Manuel, Sir Barrymore, son Altesse Nicolas Rivenq
Séraphin Sahy Ratia
Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un chanteur de rue Christophe Gay
Jean Cévenol Jacques Verzier
L’Hôtelier, le Maître d’hôtel Rodolphe Briand
Lollita, le Chasseur de l’Alcazar Sissi Duparc
Le Garçon de restaurant, un chanteur de rue, un sous-officier, un pêcheur Pierre Lebon

Chœur de l’Opéra du Rhin
Chef de Chœur : Hendrik Haas

Orchestre national de Mulhouse

 

Coproduction avec l’Opéra de Lausanne

Strasbourg, Opéra national du Rhin, 15 mai 2025, 20h

Quand certains grands opéras internationaux nous assomment de saisons banales et sans idées, comme les annonces qui fleurissent en ce printemps nous le promettent pour 2025–2026, l’Opéra national du Rhin n’est jamais à court de propositions originales, c’était Guercœur l’an dernier, c’est cette année, entre autres Giuditta de Franz Lehár, créée le 20 janvier 1934 à la Staatsoper de Vienne, dernière œuvre de Franz Lehár et par ailleurs dernière œuvre traitée cette année par L’Avant-Scène Opéra que son éditeur vient d’assassiner.
Là commencent les spécificités de ce titre aujourd’hui peu connu et peu repris (à la Bayerische Staatsoper en décembre 2021), une œuvre qu’on dit « opérette », un genre dont Lehár est l’un des rois, mais qui s’appelle « Musikalische Komödie » ce qui n’est pas tout à fait la même chose, créée à l’Opéra de Vienne – la seule de Lehár quand toutes les autres le furent soit à la
Volksoper, soit au Theater an der Wien. Enfin, à l’instar du Pays du Sourire (Das Land des Lächeln) qui s’appelait déjà « Romantische Operette », notons une particularité : pas de « happy-end ».
Même si Oscar Straus crée encore
Drei Walzer (Trois Valses) à Zurich en 1935, on considère qu’après Giuditta, on ne créée plus vraiment d’opérettes à succès en pays germanique : les grands compositeurs d’opérette de l’époque, notamment à Berlin sont presque tous juifs et tous ont déjà quitté l’Allemagne ou sont morts « à temps » avant le passage des hordes de barbarie. En tous cas le silence de Lehár qui ferme le grand livre du genre qu’il a incarné mondialement pendant les trois premières décennies du XXe est particulièrement emblématique et nous incite non seulement à écouter Giuditta avec attention, mais aussi à réfléchir sur l’opérette, son histoire, et surtout son destin.

 

 

Premier tableau

Une œuvre problématique 


Même si l’œuvre est qualifiée de  Musikalische Komödie et même si Lehár ne veut pas lui attacher le nom d’opérette, ce qu’elle n’est d’ailleurs pas, on l’appellera quelquefois ainsi par commodité parce que la production de Pierre-André Weitz l’y incite, tout autant que le choix de proposer la version française, sans doute à cause des dialogues.
L’opérette, un genre mort en France aujourd’hui où seul survit Offenbach, et encore si c’est Laurent Pelly qui le monte (depuis une trentaine d’années…), c’est une autre paire de manches. La production des Brigands à Garnier par Barrie Kosky a été par exemple accueillie fraichement par la presse, malgré un accueil chaleureux du public, parce qu’il a marché en funambule sur une ligne de crète, n’allant pas tout à fait au bout de sa logique.  Je suis persuadé qu’à la Komische Oper, la production aurait eu une autre audace…
Monter une opérette aujourd’hui en France est un défi assez ardu, non pas parce que le genre n’a pas d’histoire dans notre doux pays, bien au contraire puisqu’il y est quasiment né, mais parce qu’il a été gauchi, affadi, mignardisé après la deuxième guerre mondiale par une relative américanisation, devenant une histoire de bluettes à répétitions, pour matinées dominicales : on a castré L’Auberge du Cheval Blanc par exemple, et la dérive a été achevée par les opérettes de Francis Lopez au Châtelet, à la fois le chant du Cygne et la ciguë du genre. Le résultat, un champ de ruines, des brûlis et la perte de toute une mémoire.
On a oublié ce qu’est l’opérette, on a oublié aussi son côté cabaret, son côté subversif, son côté satirique qui doit déranger politiquement ou « sociétalement » (Voir comment a été reçu par les bonnes âmes le regard Genderfluid de Kosky sur Les Brigands). Charmer, faire sourire et déranger ensemble, c’est la loi du genre : quelque part l’opérette doit faire peur, bien plus que l’opéra. Aujourd’hui, en France l’opérette est dans la tombe sous une masse de fleurs la plupart du temps fanées.

Si une opérette ne fait pas grincer, elle rate son coup.
Et Giuditta est une machine à faire grincer à tous niveaux. Une femme trop libre qui quitte son promis d’un jour à l’autre pour un soldat inconnu qui part aux colonies. On retrouve ce même soldat au bord de la désertion, les cabarets louches, les bordels, et les souteneurs, puis les riches « sugardaddies » qui entretiennent ces dames. Un monde interlope, l’argent facile dans des colonies exploitées. On est assez loin de Francis Lopez. On est plutôt dans le monde assez brumeux des premiers Marlene Dietrich, dont Morocco de 1930, l’histoire d’une chanteuse de cabaret qui tombe amoureuse d’un légionnaire pendant la guerre du Rif, source d’inspiration des deux librettistes. Et la Garbo de l’Ange Bleu ou de Morocco est un modèle pour Giuditta.
L’autre source est évidemment Carmen, encore et toujours, la femme libre amoureuse du soldat, c’est très clair dans la relation de la femme qui laisse sa probable vie installée et plan-plan en France avec le trop possessif Manuel, comme un oiseau en cage, et s’enfuit sur un coup de tête aux colonies avec son soldat chéri.
Quant au final du deuxième tableau, il est presque un calque de Carmen, quand Octavio appelé à partir avec son régiment est tenté de déserter sur l’insistance de Giuditta qui y voit une preuve d’amour. Mais au mot « déserteur » prononcé par son ami Marcelin, Octavio laisse Giuditta pour l’armée et c’est la fin presque annoncée de leur relation.
Le livret n’est pas composé d’actes mais de cinq tableaux qui sont cinq moments d’une histoire encore une fois parabolique :

  • La rencontre : Giuditta mariée à Manuel rencontre Octavio, un soldat en instance de départ : coup de foudre
  • Le départ : ils décident de vivre leur amour dans l’ailleurs Africain
  • Le bonheur : ils vivent brièvement le bonheur en attendant que le soldat Octavio ne parte en campagne
  • La fin du bonheur : Octavio rejoint son régiment et laisse Giuditta
  • Giuditta est devenue reine de cabaret, entretenue par de riches souteneurs et Octavio qui a laissé l’armée la regarde dans l’ombre
  • Giuditta vedette internationale, croise Octavio, pianiste accompagnateur lors d’une rencontre (et variation) avec un richissime aristocrate. C’est leur dernière rencontre : Octavio a abandonné les rêves d’amour et chacun va vivre sa vie sur des chemins différents.

Giuditta, c’est le croisement de deux renonciations :

  • Octavio renonce à l’amour fou romantique pour rejoindre son régiment, puis suit Giuditta à la trace sans chercher à la reconquérir, ne la rencontrant que pour lui signifier la fin des rêves.
  • Giuditta, l’oiseau en cage s’est libéré et veut vivre à temps plein l’amour, mais se heurte à la réalité, et garde en quelque sorte l’amour en cage, pour exercer sa liberté de femme. Mais la liberté de femme se conquiert au prix de la convoitise des hommes : entre Giuditta et Violetta (la « Traviata »), il y a plus qu’une parenté.

Sans être trop intellectuel ou excessif, il y a quelque chose de proustien chez Octavio, qui après avoir vécu l’amour passion, laisse tout s’éteindre progressivement avec le temps : au moment où ils se rencontrent au dernier tableau, le temps a fait son œuvre et a éteint les passions d’Octavio. Giuditta mène une carrière de vedette au prix d’avoir fait taire le désir d’amour et de passion. L’espace d’un instant, elle serait prête à retenter l’aventure lors de l’ultime rencontre, mais Octavio et Giuditta au cinquième tableau ont vécu, ont vieilli, sont différents, et il est impossible sauf dans les bluettes de ranimer les flammes éteintes parce qu’il n’y a plus de braises qui dorment.
C’est donc aussi la fin d’un rêve romantique, c’est la fin du rêve d’amour, cette valse contenue dans le film Parade d’amour (1929), avec Maurice Chevalier et Jeanette Mac Donald.

Et ainsi la musique de Lehár est-elle teintée de brume et de mélancolie malgré les airs célébrissimes comme Meine Lippen, sie küssen so heiss mais sans s’éterniser dans de longs duos d’amour. Face à ce couple qui a renoncé à l’amour, peut-être parce qu’il avait cru un instant que l’amour triomphe toujours comme dans les belles histoires ou les contes de fées et qu’il a découvert les obstacles de la vie ou qui n’a pas voulu les affronter, Giuditta est une femme du tout ou rien et elle opte pour le rien, le vide sentimental, qui est le prix de son choix de vie.
Face à eux, les librettistes ont placé un couple plus léger, Anita et Pierrino, ici Séraphin et Anita, sorte de couple antithétique, authentique couple d’opérette, qui vit au jour le jour sa vie de couple d’amoureux, pour marquer les différences et pour rappeler aussi les « couples d’opérettes » légers et sans histoires, sorte de couple au miroir accentuant encore la profondeur mélancolique des premiers. On n’est donc pas dans l’opérette, tout en y étant.

De Giuditta, j’avais écrit en 2021 : « C’est le chant du cygne de la musique d’un monde post hégélien qui « avance vers le progrès » dans l'esprit positif des Lumières, et qui va se terminer, s’écrabouiller à Auschwitz (où finira l’un des deux librettistes, Fritz Löhner-Beda) et à Hiroshima. »
Il faut aussi rappeler les circonstances de la version originale : nous sommes en Italie du Sud et Octavio est un soldat qui s’embarque vers la Libye, où l’Italie fasciste mène une guerre coloniale violente qui est l’arrière fond du livret.
Il n’y donc rien qui ne donne vraiment une couleur d’opérette à cette œuvre dont la nature pose problème. D’ailleurs, l’Opéra de Vienne qui l’avait créée en 1934 à grand renfort de publicité (c’est la première retransmission radio dans 120 pays !) l’a reprise de 1951 à 1953 pour ne plus jamais ne la proposer ensuite (après un total de 81 représentations) , qui est signe de quelque difficulté à s’imposer.

Le choix de la version française

L’Opéra national du Rhin a choisi de proposer la version française d’André Mauprey, créée en 1935 à Bruxelles, qui est a priori une idée juste dans la mesure où cette version date de l’époque de la création, que Lehár a donné son placet et qu’elle a en adapté les dialogues et les circonstances. Premier tableau dans le « Midi », deuxième et troisième tableau dans la villa d’Octavio et Giuditta à Saada, quatrième tableau à Tanger, cinquième « dans un grand restaurant d’une capitale d’Europe ». L’arrière-plan colonial est clair (Saada, Tanger indiquent le Maroc) et quelques modifications des noms n’affectent pas l’ensemble qui offre à Strasbourg la version la plus complète possible.
Pourtant, ce choix apparaît aussi tirer l’œuvre vers une couleur « opérette » au parfum un peu suranné. La manière dont les dialogues sont prononcés, à mi-chemin entre parlé et récitatif, sans réussir à en faire sortir quelque chose de naturel, fait souvent penser à « l’opérette de papa » et tire l’ensemble vers un style qui n’est pas vraiment celui requis, ni celui de la « Musikalische Komödie (comédie musicale) » proposé par Lehár qu’on serait d’ailleurs bien en peine de définir, sinon au sens d’une mélancolique « Komödie für Musik » à la Rosenkavalier, en soi aussi comédie mélancolique sur la fin d’un cycle, à la veille d’un premier charnier universel quand Giuditta paraît à la veille d’un second charnier universel.
Alors au-delà du fait que je suis toujours personnellement plus convaincu par les versions originales, ce style « opérette » de la version française sied maladroitement à cette comédie des mélancolies qu’est Giuditta, parce qu’elle allège le propos et le rend en quelque sorte artificiel. Mais ce choix sans doute raisonné et réfléchi a peut-être aussi été dicté par l’idée sous-jacente que Giuditta était un titre vécu comme une opérette et qu’il est vrai que l’opérette supporte mieux les versions traduites, à supposer que la traduction apporte un plus, ou fasse rentrer le spectateur de plain-pied dans un univers…
Pour moi ce n’est pas le cas ici : au lieu de donner à l’œuvre une « modernité », ou un « univers » elle en fait une pièce muséale et vieillotte. Et ça n’était pas le but.

 

Une mise en scène peu stimulante

Deuxième obstacle qui nuit à cette renaissance, la mise en scène.
Pierre-André Weitz est surtout connu comme décorateur, notamment lié à Olivier Py et dans ce spectacle, les décors dans leur ensemble sont assez réussis, surtout les visions du navire « Le Champollion », en toile peinte d’abord, puis en maquette lumineuse qui n’est pas sans rappeler l’image du Titanic du film de James Cameron (le destin du « Champollion » se termina d’ailleurs aussi par une catastrophe moins meurtrière). Le destin de ce navire qui fit rêver et qui finit dans les sables proches de Beyrouth pourrait être métaphorique de ce voyage sentimental qu’est Giuditta, mais visiblement la mise en scène ne va pas jusque-là.

Départ vers l'Afrique, le Champollion

Pierre-André Weitz a choisi non d’analyser mais d’illustrer cette histoire dont on a dit la complexité et nous en offre résolument une vision d’opérette, alors que l’œuvre est comme on dirait aujourd’hui (Horribile dictu !) plutôt transgenre.

Nous l’avons souligné, l’œuvre commence avec les feux de l’amour, et se termine dans l’amertume et les braises refroidies, alors si on peut accepter ce début dans l’univers du cirque ou de théâtre de tréteaux à la Pagliacci, où Giuditta est déjà bête de cirque offerte dans sa cage, au milieu des acrobaties et d’une fausse légèreté, si le départ vers l’Afrique (avec cette belle vision du Champollion qui allait d’ailleurs plus vers l’Égypte que vers le Maroc, mais peu importe puisqu’il porte en lui une sorte de légende) n’est pas si mal fait (même si très illustratif), si la villa d’Octavio et Giuditta évoque un style mauresco-colonial, les deux derniers tableaux en revanche sont assez pauvres à plus d’un titre, malgré dans l’ensemble de jolis éclairages un peu crépusculaires (au moins eux !) de Bertrand Killy.
Le quatrième à l’Alcazar, un cabaret de Tanger, vie nocturne et pauvres paillettes, le cinquième dans le salon privé d’un restaurant, table dressée et piano derrière lequel officie Octavio ne donnent à aucun moment cette impression de fin des choses, cette couleur assez amère qui devrait dominer toute la deuxième partie de l’œuvre. Il en résulte un travail linéaire, assez flasque, sans vraie direction d’acteur, mais surtout sans propos : si l’illustratif pouvait convenir à la rigueur pendant toute la première partie, cette deuxième partie plus lourde, où se dessine l’aporie finale demande un travail plus élaboré sur les personnages, sur les ambiances, sur la couleur et ici cela reste assez fade, et sans grand intérêt.

Melody Louledjian (Giuditta)

En réalité la mise en scène ne nous dit rien de l’œuvre ni de sa singularité et donc de sa complexité. Seul pauvre signe final, « Son Altesse » porte un brassard nazi, qui nous montre dans quelle Europe nous nous trouvons, qui nous montre aussi l’évolution des temps. Ce signe ne peut racheter tout le reste, bien peu contextualisé, et d’ailleurs, était-il si utile ? Pour nous dire que Giuditta se vend au plus offrant, l’argent n’ayant aucune odeur ? Pour nous dire qu’elle n’a pas de fierté quelque peu idéologique ou simplement humaniste ? Manière de la détruire, alors que ce n’est pas la question ? Ou bien il eût fallu que son refus de dîner avec « Son Altesse » fût visiblement motivé aussi par la nature de l’Altesse en question… mais tout cela est compliqué et pas forcément utile, même si le silence de Lehár qui suit sa Giuditta est aussi sans doute motivé par ses relations tendues au régime nazi, lui dont l’épouse est d’origine juive et dont les librettistes étaient souvent juifs (l’un des deux librettistes de Giuditta finira à Auschwitz, rappelons-le, malgré l’intervention de Lehár auprès des autorités).

En somme, rien de tout cela ne transparaît vraiment, ce brassard n’est pour nous qu’un pauvre prétexte, comme s’il fallait garder à l’œuvre un vernis cultivé sur un océan de superficiel. De fait, un spectateur totalement ignorant de l’œuvre ne saurait lire dans cette mise en scène tout le poids des contextes qu’elle peut porter. En ce sens, c’est une occasion ratée.
Je l’ai souligné plus haut, on aurait pu alors essayer de se rattraper sur la direction d’acteurs, sur la manière de construire les personnages, et paradoxalement les personnages secondaires sont plus caractérisés que les personnages principaux : Séraphin et Anita notamment, mais aussi Cévenol, Manuel etc… sont des profils même fugaces et mieux définis, comme dans certaines opérettes où les personnages principaux apparaissent plus conventionnels.

Thomas Bettinger (Octavio)

Octavio est un personnage au parcours intéressant qui commence soldat séducteur traditionnel et un peu superficiel mais qui succombe tout de suite dans la passion et finit dans la mélancolie, mais sans jamais sembler avoir du « poids » dans cette production, son profil dans les deux derniers tableaux reste évoqué sans profondeur, sans vrai regard psychologique : inexistant.
Giuditta est comme je l’ai écrit une Carmen mâtinée de Violetta, c’est-à-dire une femme à la fois libre, mais en plus victime de cette liberté revendiquée, qui choisit de tuer en elle le sentiment pour gagner sa vie (au sens fort du terme, vaincre sur la vie), elle choisit de faire taire la vie intérieure et d’être toute en apparence, toute offerte aux regards pour mieux cacher son être profond.

Tristes paillettes : au centre Melody Louledjian (Giuditta)

Rien de cette complexité n’est montrée, on traverse des scènes, des événements, des petits faits, des plumes et paillettes, mais sans que jamais, vraiment jamais le personnage ne touche : la chanteuse Mélody Louledjian n’est pas dirigée et n’a pas encore de ressources intérieures suffisantes pour ce rôle, indépendamment des questions vocales et donc elle n’existe pas beaucoup plus que son partenaire.

Dans la galerie de portraits adjacents, soulignons Sahy Ratia en Séraphin et Sandrine Buendia en Anita, qui forment un vrai couple d’opérette, avec une vraie présence, un vrai sens du mouvement, une jolie élégance : Sahy Ratia a du style en scène, il sait se mouvoir sans raideur et toujours à propos, ainsi que Sandrine Buendia, les deux sont justes et remplissent l’espace : ils existent, eux.
Nicolas Rivenq et Christophe Gay mettent leur expérience de la scène au service de leurs personnages ainsi que Jacques Verzier (Jean Cévenol) mais au niveau des profils et de la sculpture des caractères pris en charge par la mise en scène, cela reste quand même assez pauvre.

Une des belles images de la production

La délicate question des voix

La question vocale se pose aussi, non tant pour les rôles adjacents ou de complément que pour les protagonistes. Tous, de Young-Min Suk (artiste du chœur), de Sissi Duparc ou de l’excellent Rodolphe Briand à Jacques Verzier, Nicolas Rivenq et Christophe Gay tiennent leur rôle et leur personnage (parlé ou chanté) souvent hybride, dessinant une ambiance. Quand Nicolas Rivenq fait Manuel, il a certaine humanité non dépourvue d’émotion, et c’est intéressant de lui donner ensuite les autres « passades » de Giuditta, Lord Barrymore et « Son Altesse », comme les facettes d’un même personnage, le délaissé par Giuditta.

Sahy Ratia (Séraphin), Sandrine Buendia (Anita)

Belle voix de Sandrine Buendia dans Anita, qui doit avoir dans la voix une fraicheur que Giuditta n’a pas pour faire contraste, et très belle ligne de Sahy Ratia, avec une voix qui n’a pas un si grand volume, mais qui par l’élégance, le phrasé, la projection, réussit à montrer un véritable style, sans négliger l’auto-ironie, avec une aisance qu’on aimerait voir chez Thomas Bettinger, bien pâle Octavio qui n’arrive pas à dominer les difficultés du rôle, avec des aigus tirés, un manque singulier d’expression, et qui reste sans cesse en retrait.
Octavio et Giuditta sont en effet de vraies voix d’opéra, affirmées, et douées d’un certain volume. Octavio est a minima un Belmonte, ou un Tito (je prends volontairement mes exemples chez Mozart) c’est-à-dire un futur Lohengrin possible, la voix doit être affirmée, projetée, et surtout posséder une science de la couleur que Bettinger n’a pas à ce stade. On est loin d’une voix légère, d’une voix d’opérette : c’est une voix qui doit montrer une épaisseur, y compris psychologique : le personnage n’existe notamment dans la dernière partie qu’à ce prix. Or, il manque à son approche du rôle l’élégance nécessaire, avec une relative absence de legato et d’une ligne qui soit totalement maîtrisée.

La cage, Melody Louledjian (Giuditta), Thomas Bettinger èOctavio)

Quant à Giuditta, ce n’est pas parce qu’on la représente comme un tendre petit oiseau en cage qu’elle doit en avoir la voix. La voix de Giuditta est une voix de « grand lyrique » comme on disait jadis, un lirico-spinto qui peut être aussi interprété par certains sopranos dramatiques (elle rappelle un peu la Marietta de Die Tote Stadt), c’est une fausse légère, avec un vrai corps vocal. Et Melody Louledjian, qui a des qualités de phrasé, et une jolie musicalité, n’a absolument pas le poids vocal nécessaire, elle se préserve bien à l’aigu, mais dans le registre central et dans les graves, elle manque du matériau pour traduire la complexité psychologique du personnage et donc elle aussi n’a pas la ligne requise. Il est vrai que la mise en scène qui la privilégie plus dans sa version danseuse plus ou moins vêtue (chorégraphie de Ivo Bauchiero) n’aide pas : il y a chez Giuditta une élégance innée, et à laquelle son état premier auprès de Manuel ne rend pas justice et la mise en scène ne fouille jamais cet aspect du personnage qui au départ ne vit pas ce qu’elle « mérite » : sa fuite n’est pas seulement motivée par l’amour, mais aussi par l’ailleurs : « fuir, là-bas fuir ».  C’est aussi parce que la mise en scène privilégie l’anecdotique plus que l’essentiel que les deux protagonistes n’apparaissent pas correspondre à leur rôle et donc ne sont pas aidés à le caractériser vraiment.

Cette faiblesse au sommet de la distribution se communique par ruissellement sur toute la production parce que ce devraient être les colonnes portantes de l’œuvre. C’est là encore un des pièges de ce type d’œuvre, souvent assumables par des chanteurs de longue expérience, aux voix ductiles et surtout expressives et qui savent parfaitement colorer et adapter leurs éventuelles faiblesses vocales aux nécessités du rôle. Ici, les deux chantent, mais ne nous disent rien. Enfermés dans un écrin scénique qui n’en dit pas plus, ils ratent leur rendez-vous avec cette œuvre exceptionnelle, comme si leur petit doigt leur avait dit « laisse aller c’est une opérette » sans leur dire « garde-toi, c’est bien plus qu’une opérette ». Il n’y a aucune profondeur, aucun univers dessiné dans ce chant parce que la mise en scène ne dessine rien non plus. L’œuvre en quelque sorte, s’est échappée.

 

Les forces musicales

Si le chœur de l’Opéra national du Rhin s’en sort avec les honneurs et que, bien préparé par Hendrik Haas, il obtient un succès vraiment mérité, l’autre amertume vient de l’Orchestre. L’Orchestre national de Mulhouse sous la baguette de Thomas Rösner, pourtant autrichien et a priori familier de ce répertoire, n’a jamais réussi à traduire vraiment l’univers voulu par Lehár. La direction de Rösner rend un son limpide, à certains moments assez expressif et élégant mais le plus souvent trop fort, sans subtilité ni raffinement, n’aidant pas les chanteurs et notamment les deux protagonistes. Qui aime Lehár y reconnaît des couleurs viennoises et évidemment danubiennes, un raffinement certain dans la manière de gérer les cordes, une légèreté qui n’est pas éthérée, mais jamais non plus dépourvue de chair, ni de nerf. Il y a une couleur Lehár voire un rythme qu’on n’arrive pas à retrouver ici, même dans les airs les plus fameux : et il en résulte plus un agacement qu’une jolie surprise devant une partition peu connue, car où est l’ambiguïté ? Où est la mélancolie ? Où est la fin des choses ? Où est ce clinquant sans ardeur et triste ? Tout est souvent lourd et sans saveur, monotone, sans la variété qu’on attendrait. Une grande déception.

L’excellente idée de proposer ce titre rarissime et d’une grande richesse montre une fois encore combien L’Opéra national du Rhin et son directeur Alain Perroux savent donner à une programmation une vraie couleur en faisant d’œuvres du grand répertoire passé et oublié des « nouveautés » inattendues et passionnantes. Ce fut Giuditta cette année, ce sera Le Roi d’Ys la saison prochaine.
Mais, au-delà de l’idée, le rendez-vous a été à mon avis manqué parce que la production n’a jamais été à la hauteur de l’œuvre, à aucun moment. La responsabilité première en incombe à une mise en scène qui ne saisit jamais l’occasion de raconter une histoire, en se perdant dans l’anecdotique et en réduisant le tout à une opérette traditionnelle, avec ses lazzis ses personnages secondaires dessinés et à son couple protagoniste habituel, pas très fouillé, voire abandonné à lui-même. Aucun travail sur la psychologie des personnages, sur les contextes et même sur l’histoire qui nous est comme livrée telle quelle, dans aucun souci d’arrière-plan. Et je suis convaincu que l’aspect scénique a aussi déterminé en quelque sorte les faiblesses musicales et vocales.
C’est dommage pour une œuvre qui a tant de possibles et tant de choses encore à dire, mais saluons l’OnR qui a osé nous l’offrir ; on a ainsi d’autant plus envie de la réentendre.

Néanmoins, pour vous faire une idée, et pour connaître cette œuvre singulière, ne manquez pas de regarder la captation de la représentation du 20 mai, disponible sur Operavision, à partir du 4 juillet prochain.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Morocco c’est Marlene…
    L’ai écouté sur FM et ai trouvé l’interprétation ( en français) très insuffisante, en particulier pour les deux rôles principaux , de l’opérette bas de gamme ! Je ne comprends pas que dans la ville la plus germanophone de France on n’ait pas proposé la version originale. La production de Munich avait une toute autre allure ! Une occasion ratée.

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