On commence à bien repérer la manière d’opérer d’Eirik Stubø. Là où d’autres étoffent, déplacent ou racontent une autre histoire sans s’écarter du livret, Stubø fait place nette, installe ses personnages dans une contemporanéité vague (la nôtre ?) et regarde si la pièce tient encore. De Norma à cette Tosca, en passant par Salomé, on retrouve les mêmes enjeux de jalousie, de pouvoir, de sexe et de religion même si cette dernière composante semble être toujours rejetée le plus loin possible, comme un marqueur temporel daté qui ne l’intéresse pas ou dont il veut avoir le moins possible à faire, comme une donnée vide de sens. Sans doute pour toucher à quelque chose d’intemporel et de moins culturellement parlant. Pour autant, alors que la religion était évacuée de Norma, elle reste ici, comme dans Salomé, présente. C’est un élément constituant dont on ne peut faire totalement abstraction. Ainsi, ce qui reste est aussi important que ce qu’il enlève. En somme, ses productions sont presque de la recherche archéologique.
Comme d’habitude, on retrouve un plateau totalement nu, avec ce qui reste du théâtre, les étant donnés du théâtre donc, la passerelle métallique en arrière scène. Des éléments bruts sur Tosca s’impriment en haut : Tosca, Rome 1800, premier acte. Comme des données pures. À prendre ou à laisser, comme un cartel dans un musée.
L’orchestre occupe presque toute la scène, réparti en deux groupes laissant une travée centrale. À cour, un chevalet de peintre : Cavaradossi peintre, on ne peut lui enlever sa fonction d’artiste mais exit l’église. Nous sommes dans un no man’s land, une sorte de bunker qui est aussi – n’est-ce pas la même chose (la boîte noire des mystères)? – une scène de théâtre, donc aussi le lieu d’un rituel. Un rituel auquel on « participe » en regardant, sans interaction, dans une certaine passivité. Pour accentuer l’effet de miroir, une vidéo nous montre le foyer, le hors champ qui s’invite dans le champ, qui se vide de ses retardataires que l’on voit rejoindre les rangs. Ainsi s’installe l’idée de la surveillance, d’une population enregistrée, contrôlée et disciplinée et qui va regarder les horreurs scéniques sans les empêcher. C’est le monde de Scarpia, chef de la police mais aussi le nôtre….
Au monde de la police, supérieur, qui supervise tout, s’oppose le monde des artistes. Et c’est le monde du premier acte, encore agissant, qui occupe tout l’espace (musique, peinture, théâtre, chant, avec le personnage de Tosca et le chœur) et qui va se faire éliminer méthodiquement au fur et à mesure du déroulement des trois actes.

Le sacristain passe, de manière très fonctionnelle, il est même plutôt prêtre (le col) comme un signe quasi vide. D’ailleurs, seul le texte le caractérise encore alors qu’ici il fait plus penser à un fonctionnaire dénué de religion (on pense au prêtre sans foi des Communiants de Bergman). La religion catholique et l’église Sant’ Andrea della Valle ne sont plus que des données sans substance. Idem pour le chœur d’enfants patronnés par des profs qui chaperonnent les petits groupes : chemises ou t‑shirt blancs dépareillés comme on les voit dans les chœurs traditionnels des écoles, pour les célébrations de Sainte Lucie presque complètement désacralisées mais toujours importantes. Un rite dont on a gardé les gestes mais perdu la substance. Une lumière vive un peu factice, un peu spectacle de fin d’année, illumine le Te Deum. Attention aux fausses lumières… Encore un signe d’une société de pantins, dans laquelle on ne se pose pas de questions et dont profitent les Scarpia, imperméable long et noir (imagerie typique du fascisme) et leurs sbires en treillis à poches, ces agents de « sécurité » qui ont envahi l’espace public et dont ils font désormais partie sans plus susciter de rejet. Personne ne bronche, chacun fait ce qu’il a à faire…
Restent les politiques, les vrais, les contestataires (Angelotti), forcément en fuite et en danger, planqués où ils peuvent (derrière une harpe, c’est poétique mais c’est aussi pratique parce que c’est large) et ne devant leur survie qu’à une solidarité familiale et clandestine.
De l’autre côté du spectre, les artistes, au grand cœur, donc dans l’amour : la compassion et l’entraide (Cavaradossi), la jalousie (Tosca), le désir pour tous les deux avec un climax à deux sur la chaise. C’est beaucoup et c’est bien peu. On nous prévient d’un balayage lumineux sur la scène : le couperet tombera bientôt. Il y aura d’ailleurs trois balayages dans tout Tosca : les trois morts qui rappellent le sous-titre de la production : trois façons de mourir.
Deuxième acte
Les données (2e acte, palais Farnèse) passent sur le fond cette fois agrémenté d’une photo en noir et blanc du temple de Saturne. On est bien dans une Rome de carte postale, en ruine, des ruines qui montrent d’ailleurs les vestiges de la république Romaine et d’une autre Rome, celle du catholicisme (on voit une église). Pouvoirs spirituels et temporels de deux époques concomitantes. Tout changer pour que rien ne change… Le temple de Saturne est aussi le lieu des Saturnales, fêtes de décembre où les esclaves étaient libérés de leurs tâches. Pour un temps seulement…

Nous avons basculé dans le monde de Scarpia. Ou plutôt Scarpia s’est approprié le monde. Nous ne sommes pas dans le palais Farnèse mais dans le même espace qu’au premier acte, dans lequel Scarpia débarquait pour s’imposer. Exit l’orchestre qui est désormais sous la scène, sous les grilles. Une prison pour artistes qui n’œuvrent plus que hors scène-monde pour la satisfaction des Scarpia, jouisseurs ou voulant jouir mollement (longue robe de chambre asiatique). Ce Scarpia est relativement mauvais jouisseur. Il occupe un large bureau à jardin (l’opposé du chevalet de Cavaradossi, dont il est le mauvais double, au premier acte) et a, pour tout festin, un gros saucisson dont il veut abuser avec un long couteau. Est-ce que ce Scarpia ne serait pas un peu châtré ? Ne tirerait-il pas son avidité de pouvoir de ce défaut ?

Tosca chante sa cantate hors scène avec un orchestre dans le foyer. Elle occupe le centre de toutes les attentions : elle est filmée, en gros plan, visage dans l’ombre (on ne distingue que ses boucles d’oreilles).
On torture Cavaradossi comme il se doit, hors champ, avec délice du factotum qui sort d’un trou la moitié de son corps pour prévenir de l’avancée des travaux. On pense encore aux ateliers de torture des XXe et XXIe siècles. Ils ne sont pas l’apanage du Moyen Âge…
Les couleurs du peintre deviennent le rouge unique de son sang, mêlé au brun de la poussière, qui fait écho à la robe de cantatrice de Tosca et appelle le sang à verser de Scarpia, avec une scène, en écho parfait, de pré-copulation sur la chaise, comme au premier acte… Tout cela est bien balisé.

Au passage, on nous indique la victoire de Marengo (le livret) mais cela n’a presque aucune incidence sur l’action, si ce n’est, à peine, le rire de Mario, la colère légère de Scarpia. Sommes-nous dans le monde des « séquences », l’une chassant l’autre ? Ce monde dans lequel rien ne change fondamentalement ?
Scarpia s’écroule sous les coups de couteau de Tosca (il fallait tuer le porc du saucisson) mais le monde des Scarpia continue. Spoletta et Sciarrone continueront le boulot…

3e acte
Château Saint Ange ? Les données l’indiquent mais nous sommes au même endroit. Ici, c’est encore un décor de carte postale (on voit les informations de la carte sur un bord) que l’on traite comme une donnée mais non une réalité. On se souvient a contrario de la production Mehta/Andermann en 2016 qui mettait Tosca en scène dans les lieux mêmes de l’action ! On est ici dans ce monde abstrait et contemporain, le nôtre, et l’illusion théâtrale est refusée et inopérante.
Seule note d’espoir, vraie, le chant du pâtre au début de l’acte. Comme une apparition angélique (il est sur la passerelle) et c’est le véritable ange de la pièce. On se rappelle que le mausolée d’Hadrien devient Château Saint Ange suite à l’apparition de l’archange Michel sur son sommet.
Toujours dans une économie de moyens, Stubø limite au maximum ses interventions. Ici, un creux dans la scène qui appelle le vide dans lequel tombera Tosca (tout le monde connaît la fin), là, la fosse dans laquelle finira Mario. Lorsque Tosca explique la combine à Mario, celui-ci bascule d’un pas dans la fosse : on nous aura prévenu, par symbole, de la fin tragique.

Écho du chœur d’enfants qui nous faisait face au premier acte, dans une naïveté plus de saison, un ensemble de vents s’installe frontalement devant nous et face à Mario, comme un peloton d’exécution, tout à fait actuel. Pour plus d’efficacité (trêve de symbole), Spoletta viendra exécuter Mario d’un coup de pistolet sur la tempe. La relève est là, elle se repait de sang.
Reste à Tosca à se suicider après avoir compris l’ultime trahison de Scarpia, qui n’avait jamais été prêt à marchander la vie de son amant. Direction la passerelle qu’elle monte et dont elle enjambe la barrière avant un arrêt sur image et un noir total. Là encore une recherche d’effet sans illusion.
En conclusion, une Tosca noire qui dégraisse le mythe, les décors somptueux, l’histoire avec un grand H pour nous jouer la tragédie du pouvoir et d’une société de contrôle, bien au-delà d’un fascisme pyramidal (et bien plus efficace), dans laquelle les artistes au grand cœur qui se croient au centre d’une possible alternance politique sont voués à la mort dans le trou. Rien de révolutionnaire mais cela tient la route dans le huis clos de Folkoperan.

Les voix, la direction
Paradoxalement, les voix explosent, sortent de leur rôle dans la démesure. Une amie aficionada me confiait après la première : ils chantent comme s’ils étaient au Met ! Et effectivement, si on est habitué à des orchestres qui couvrent les voix, c’est ici tout l’inverse.
Pour autant, encore une fois signe de l’excellence des lieux (et même avec la distribution B ce soir), les voix sont très bonnes, avec une diction impeccable pour tous et en adéquation les unes avec les autres, sans s’écraser mutuellement, même dans la course aux décibels.

Au premier chef, La Tosca de Denise Beck, avec des couleurs chatoyantes, une ductilité, une facilité à monter dans les aigus sans darder et à se lover aussi dans les graves.
Le Mario Caravadossi de Kjetil Stöa est un Mario très engagé physiquement et qui se donne sans compter (peut-être un peu trop). En ce sens, il correspond tout à fait à l’image du Mario de la production. La voix est impériale, puissante, sans jamais crier même si toutes les lumières sont au rouge. Les deux jeunes chanteurs s’imposent aussi par leur jeu très physique de passionnés, d’exaltés prêts à tous les excès.
On a plus de réserve sur le Scarpia de Peter Kajlinger, justement un peu en retrait, trop prude, trop mesuré pour être le méchant attendu, mais il n’est ici que le numéro 2 de la série Le Prisonnier, appelé à être remplacé. Le timbre est beau mais il manque de grave et de profondeur et cela fait défaut pour Tosca, par exemple pour son air du premier acte où il manque un peu de duplicité, même si elle est remplacée par la fatalité et une machine bien huilée.
Une fois encore, on remarque que le Folkoperans talang program (programme Talent de l’opéra) fonctionne à merveille car, après le spectacle, en consultant le programme de salle, on constate que le sacristain Markus Bartoletti, dont le timbre et les graves magnifiques nous ont enchantés, en est issu. Mention spéciale aussi au pâtre de Rebecka Preston, à la voix sûre et cristalline.

Je n’éprouve habituellement pas de problème à entendre chanter en suédois (ou je m’ysuis fait…) : c’est la donnée des productions de Folkoperan. Mais j’ai été cette fois-ci plutôt gêné. Notamment, pour ne prendre qu’un exemple, par le « Va Tosca » de Scarpa transformé en « Fly Tosca », qui, il me semble, pose un problème d’intonation. L’adaptation s’est peut-être trop appuyée sur la traduction de Sven Nybloms qui date de 1904, comme on l’apprend dans le programme de salle. D’habitude, les traductions de Tovalisa Rangström ne heurtent pas l’oreille. On peut y voir un parti pris : ressusciter une vieille tradition de livret. Le problème est peut-être aussi à chercher de mon côté, dans un trop forte imprégnation de Tosca.
En revanche, là où le projet est pleinement ambitieux et parfaitement réalisé, c’est dans les arrangements d’Henrik Schaefer. On apprend dans le programme qu’il n’était évidemment pas envisageable d’adapter Puccini avec les effectifs de l’orchestre de Mozart. D’où cette solution radicale et un peu folle, qui surprend d’emblée et suscite l’enthousiasme dès les premières notes du thème de Scarpia. Des timbres nouveaux[1]mais surtout une ampleur quasi conservée, y compris dans la fin du premier acte où l’orchestre doit se déployer et envelopper l’espace. On est soufflé de voir les astuces pour pallier l’absence des cordes, les ruses de la harpe et de la contrebasse, comme dans la cantate du Palais Farnèse. L’orchestre hors scène est d’ailleurs incroyable, présent et absent comme jamais. C’est le véritable premier personnage de ce Tosca, qui inondait la scène au premier acte et auquel Stubø donne aussi d’ailleurs le rôle de porte-flingues au 3e.
La direction de Daniela Musca est vive, soutenue, toujours claire avec un orchestre sans fausses notes ni scories dans les cuivres mais elle gagnerait à régler le volume du plateau pour en faire ce véritable Puccini de chambre, vraiment inouï et nouveau, presque revivifié.

[1] Le programme de salle est très bien fourni en articles historiques et nous donne à lire une interview d’Henrik Schaefer, dans laquelle il détaille et explique certains de ces choix, dont on ne rapportera ici que quelques exemples : les trémolos aux cordes rendus par une trompette en sourdine, le quatuor de violoncelles du dernier acte transcrit pour cor anglais et trois bassons, l’air Vissi d’arte de Tosca accompagné de deux flûtes et une clarinette, ou le début du 3e acte donné par des cuivres souples et chauds.