Christophe Ghristi offre à cette saison 2021–22 une conclusion déjantée et délirante, avec ce trépidant Barbier de Séville signé du metteur en scène Josef Ernst Köpplinger. Le pari se révèle gagnant car la production réussit à faire chavirer le public sans céder au registre de la facilité. Gagnant également le pari de présenter deux casts de haut niveau, dont la cohérence traduit la pertinence d'un choix orienté vers les valeurs sûres (Florian Sempey), des interprètes peu entendus en France (Petr Nekoranec, Vincenzo Taormina et le chef Attilio Cremonesi) et plusieurs prises de rôles (Kevin Amiel, Eva Zaïcik et Adèle Charvet).
Esthétiquement, ce Barbier nous transporte dans une latinité tous azimuts, vaguement psychédélique, mêlant largement et joyeusement les références à l'Espagne, à l'Italie ou au Mexique. Dun bout à l'autre, les portes claquent au rythme des entrées et des sorties permanentes qui donnent à ce Beaumarchais la vivacité du bouffe et du vaudeville. Cette impression est rehaussée par le décor tournant de Johannes Leiacker dont un côté présente la curieuse façade de la demeure de Bartolo, sur laquelle se déploient les motifs en gros plan d'épines de cactus – avertissement pour les audacieux qui tenteraient de séduire la jeune Rosine prisonnière derrière ce périlleux obstacle. Ce cactus n'éloigne pas tout à fait les imprudents et les impudiques si l'on en croit ce néon annonçant la "prostíbulo" (maison close) située au rez-de-chaussée avec ces trois filles en petite tenue qui débauchent tout ce qui passe le long de cette étroite avant-scène. Le barbon Bartolo protège-t-il sa pupille de ces dangers-là ou bien la réserve-t-il à ses usages propres (et potentiellement à l'usage de ses futurs clients) ? Ne voit-on pas Berta, sa femme de chambre, chanter son aria di sorbetto en "relevant les compteurs" tout en conspuant un amour qu'elle décrit comme un male universale, una smania, un pizzicore… ? Barbon ou proxénète, la question restera en suspens, à moins que tout cela ne soit organisé à son nez… et à sa barbe par le barbier lui-même : Figaro. Il fait son apparition en costume pastel sur son scooter, dans une atmosphère entre Fellini et Almodovar, croisant la troupe des mariachis avinés venus chanter leur sérénade et offrant aux trois prostituées un assortiment de viagra et préservatifs…
Köpplinger convoque dans cet espace réduit une faune haute en couleur, depuis le couple de prêtres en soutanes et chapeaux jusqu'aux ouvriers et divers lazzarone qui fricotent avec les prostituées et se chargent de menus travaux. Pivotant au deuxième tableau, le décor dévoile un intérieur cossu disposé sur deux étages, avec en haut du large escalier la chambre de Rosine tapissée d'immenses fleurs blanches dont la douceur contraste avec les épines du cactus, et l'inévitable Madone entourée de guirlandes électriques qui veille au chevet de la tendre pupille. On trouve dans le bureau de Bartolo situé plus bas, les accessoires du factotum Figaro : squelette de chirurgien et fauteuil de barbier bien au centre de la scène. À noter également, cet acteur qui joue les hommes à tout faire au service de Bartolo dont on peut penser au départ qu'il s'agit de Bartolo lui-même, cultivant ses cactus sur son balcon. Rythmant la soirée d'une ribambelle de gags muets, il joue en quelque sorte le rôle d'un second Figaro et permet de relancer la machine quand les idées ont tendance à stagner et à tourner en rond. Les costumes et déguisements jouent la carte de la référence cinématographique avec Basilio en prêtre en barrette et soutane noires, le chœur de soldats en ces impayables costumes de marins en blanc et violet, tout droit sortis du studio de Pierre et Gilles. L'incongruité percute la mécanique dans la grande confusion du I, avec un tourbillon de gestes, de pauses et de grimaces réglé avec minutie et grande efficacité mais sans vraiment lâcher la bride à une folie qui se disperse un peu dans le vaste espace scénique. L'alternance des scènes principales et en aparté est mieux gérée à l'acte II, malgré un décor qui ne permet pas de jouer au mieux sur l'effet de proximité et de comique. La cohésion et l'engagement des chanteurs contribue pour une large part à la réussite de l'ensemble, avec la direction très pulsée d'Attilio Cremonesi comme point de répère. Le chef italien revient au Théâtre du Capitole après une Clémence de Titus remarquée en 2018. L'Orchestre national du Capitole joue ici en effectif restreint mais parfaitement calibré à l'immédiateté du théâtre de Rossini. Cremonesi s'attache à faire ressortir dès l'introduction les nuances et les dynamiques qui sont le ressort essentiel de l'élément bouffe. Le babil et la précision des cordes font mouche dans l'art de faire démarrer les crescendo dynamiques triple piano. Le hautbois de Louis Seguin dessine avec brio et légèreté les lignes mélodiques dans lesquelles le reste de la petite harmonie et des cuivres trouvent une place de choix. La difficile scène de l'orage et les étagements dynamique dans tout le final trouvent dans cette lecture au cordeau une élégance très maîtrisée et volontaire.
Le plateau vocal regroupe un ensemble de jeunes voix parmi lesquelles le Comte de Petr Nekoranec et la prise de rôle d'Adèle Charvet en Rosina. La cavatine du Largo al factotum, révèle la qualité du Figaro de Vincenzo Taormina, capable de moduler les inflexions par l'abattage et le phrasé et emporter dans une même énergie l'ensemble des protagonistes. Petr Nekoranec campe un Almaviva d'une autorité très adolescente dans la façon de chanter son Ecco ridente in Cielo. Les nuances passent après le brio mais il réussit à dessiner un personnage crédible y compris dans les imitations et les agilités (Ehi, di casa ! Buonagente!). La Rosina d'Adèle Charvet est très prometteuse, avec une surface vocale très homogène dans les changements de registres et les ornements (Una voce poco fa). Plus précautionneuse au moment de négocier le Contro un cor che accende amore, elle montre de belles qualités de timbre et de projection. Le Bartolo de Yuri Kissin pourra paraître par trop neutre et embarrassé dans les cabrioles consonantiques du A un dottor della mia sorte ; il porte un personnage au comique un peu forcé, plus amer que réellement dindon de la farce. Le Basilio de Julien Véronèse se tire avec les honneurs son air de la calomnie, sans réussir à créer les contrastes et les couleurs qui porterait le rôle au-delà du simplement convenable, contrairement à Andrea Soare, capable dans Il vecchiotto cerca moglie de passer la rampe et faire de Berta un second premier rôle par le pur jeu des moyens techniques et expressifs de son instrument.