Un travail qui tue l’horizon d’attente
L’horizon d’attente est un compagnon qui quelquefois peut trahir ou être bousculé… Depuis sa création, Die Frau ohne Schatten (Frosch pour les intimes, ce qui a sa petite importance à la fin de la représentation…) est considéré comme une fable, un conte où sont mêlés merveilleux et orientalisme (voir les productions Lehnhoff à l’Opéra de Paris ou Vincent Huguet à Vienne), avec une touche plus ou moins forte de psychanalyse (voir prod. Claus Guth à la Staatsoper de Berlin et à la Scala). La musique débordante de Richard Strauss tout comme le texte aux reflets mystérieux d’Hugo von Hofmannsthal font le reste et amènent le spectateur à se lover dans la fable, revenant sans toujours le savoir au principe aristotélicien : l’important au théâtre, c’est la fable.
D’autres, comme Krzysztof Warlikowski à Munich, ont réussi à tisser le merveilleux et le réalisme, la psychè et la lutte des classes, dans une mise en scène devenue culte, qui est une vision syncrétique de tout ce que peut évoquer cet univers complexe, fait de niveaux divers, auquel Warlikowski (voir les deux articles de 2013 sur notre blog personnel : celui du 1er décembre et celui du 7 décembre) ajoute le cinéma avec cette ouverture fabuleuse (=qui renvoie à la fable) par quelques images de l’Année dernière à Marienbad. Musicalement (Petrenko) et scéniquement, un sommet avait été atteint. Mais même sans Kirill Petrenko, la reprise munichoise de 2022, triomphale (voir ci-dessous l’article de ce site), a montré que cette mise en scène restait une référence absolue dans l’histoire des productions de l’œuvre et pouvait rester des années au répertoire munichois…
Quand un tel sommet est atteint, il faut non pas redescendre, mais chercher ailleurs, élargir le champ des possibles pour placer cet opéra complexe, un des très grands opéras du XXème siècle, dans une autre perspective qui permette d’en tirer d’autres leçons sans en altérer le sens profond.
Tobias Kratzer a travaillé dans ses deux précédentes productions straussiennes à la Deutsche Oper sur la question du couple dans le siècle… il décide de conclure son travail sur la même question, en traitant d’un aspect non encore abordé dans les autres, mais traité ô combien par l’œuvre qui nous occupe, celle de l’enfant.
Die Frau ohne Schatten est créé à Vienne en 1919, dans un monde nouveau et à reconstruire, au sortir de la première guerre mondiale et dans une Autriche redimensionnée, réduite à un petit état, moins d’un an après l’abdication de Charles 1er, dernier empereur Habsbourg qui avait pendant les derniers mois de guerre cherché à dissocier le destin de l’Autriche de celui de l’Allemagne pour sauver le sauvable. La question de la reconstruction, celle de l’avenir, des « enfants à naître » est existentielle au lendemain du grand charnier mondial que fut la guerre, mais aussi celle de l’union des membres d’une société : que le couple « d’en haut » et celui « d’en bas » chantent ensemble dans la longue scène finale dit aussi la nécessité d’une atténuation des différences de classe, dans la mesure où, vu sous le prisme des enfants, les problèmes des uns et des autres sont les mêmes. Il y a quelque chose d’un destin collectif qui est pris en charge par l’œuvre, même si les personnages pris individuellement ont des problèmes qui donneraient bien du travail au cabinet du Docteur Freud, sis bien évidemment à Vienne (Berggasse 19) frustrations, désirs inassouvis, rôle écrasant du père, rage sociale etc…
Tobias Kratzer va s’intéresser à tous ces problèmes bien vulgaires d’humains en déshérence que d’aucuns çà et là ont trouvé « banals ». Il banaliserait donc une histoire élevée au mythe en s’intéressant à la cuisine des couples, et notamment à la question de la bonne recette de la procréation, une question d’une insigne bassesse que bien entendu, Hofmannsthal ne traite pas…
Or, au contraire, le titre La femme sans ombre indique évidemment une femme sans projection future, sans possibilité de procréer, l’ombre étant évidemment une métaphore poétique, acceptée et bien comprise par tous. Imaginez l’avenir d’un titre aussi rude que « La femme stérile » …
Si la teinturière accepte de donner son ombre c’est-à-dire la possibilité de procréer à l’impératrice, elle le fait métaphoriquement dans l’opéra, dans la fable, dans le conte, mais si on traduit cela en réalité hic et nunc : elle louera son ventre, elle vendra sa grossesse. Aujourd’hui comme hier, il y a eu des bébés abandonnés, récupérés, achetés, avant que la science ne facilite la procréation médicalement assistée, et les mœurs la gestation pour autrui. Et les ventres loués (comme aujourd’hui les reins ou les organes objets de trafic) sont le plus souvent des ventres de pauvres… histoire de classes sociales. Que nous dit la fable ? que la puissante impératrice va chez la pauvre teinturière acheter son ventre… nihil novi sub sole.
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Je ne voudrais pas qu’hypocritement on allègue la fable pour nier la réalité de la tractation dans cette œuvre, qui est exploitation de l’homme par l’homme.
La question des enfants à naître est la projection d’un bonheur collectif, peut-être, sans doute même celui d’une Autriche exsangue qui a besoin d’enfants pour survivre et surmonter les traumas, mais aussi la projection d’un idéal individuel qui dirait que le couple ne se réalise que dans la progéniture, ce qui lui donne un ciment et en même temps donne à la nation un avenir, un lendemain (il y en a qui parlent de réarmement…). C’est aussi l’idéal de la morale bourgeoise et religieuse : une famille n’existe pas sans enfants. En somme des idées enracinées dans le XIXe qui ici structurent au seuil du XXe une nation en germe ou en renaissance, et une famille en construction, avec les idées connexes comme le nom qui se perpétue, ou les héritages etc… Tout cela fait système. La « Sainte Famille » fait système.
C’est sur ce système bien huilé que Kratzer pointe son doigt en montrant qu’il peut exploser, que cette question (qui existe aujourd’hui comme hier) de désir d’enfant ou désir de famille peut se diffracter de diverses manières, et en créant un nouveau rapport peut-être quelquefois plus dramatique, quelquefois plus tendu, quelquefois plus consensuel, avec la musique de Strauss.
Cette diffraction, il va la chercher dans les personnages, dans chaque personnage dont il va très fortement individualiser la psychologie et dans une analyse serrée de ce que peut-être une relation de couple qui se dégrade, par le jeu des désirs contradictoires et des situations qui se tendent, par le jeu des représentations mentales ou sociales et des regards sur l’autre.
Il n’actualise pas, ce serait trop simpliste : il traduit en langage direct et dessillé ce que le livret nous dit en langage métaphorique, en accentuant fortement les exigences des individus et leurs traductions en gestes tendres mais aussi en erreurs et en errances. Soi-même comme un roi, ainsi dirait Elisabeth Roudinesco[1].
Pour saisir ce vertige auquel il nous convie, il suffit de confronter les premières images et la dernière image,
- Les premières : deux couples dans deux espaces antagonistes, un appartement de luxe et une laverie qui ferait penser à My beautiful laundrette pas si beautiful et deux couples perturbés.
- La dernière : un papa (Barak) seul et heureux allant chercher sa fille à la crèche ou à la maternelle, qui lui fait endosser un petit casque en forme de grenouille (Frosch en allemand, qui est aussi abréviation de Frau ohne Schatten), dans une ultime image de bonheur… bonheur solitaire avec enfant… Le bonheur n’est plus du tout dans le pré… plus dans le bonheur familial, mais dans l’exigence pour soi…
Kratzer a l’habileté de laisser les réponses en suspens, de ne rien affirmer, de ne pas asséner le « c’était mieux avant », ou le « bel aujourd’hui ». Il constate, il analyse, il offre à voir, il ne commente jamais, laissant la musique aussi se développer en paradoxe, en commentaire presque sarcastique ou en approbation béate et heureuse d’un bonheur new-look. Au spectateur de choisir sa voie de résolution, ou son chemin de croix.
On peut comprendre la totale indisponibilité de ceux qui font de Die Frau ohne Schatten un opéra iconique de leur monde intérieur, où cette vision sans complaisance détruit tout comme l’éléphant dans le magasin de porcelaine. Plus de rêve, plus de fable, mais des tractations, du commerce, des négociations, des deals (comme dirait l’autre), un monde où l’idéal n’existe plus, un monde du moindre choix, réduit à l’exigence fondamentale qui restera quand tous les rêves se seront écroulés. Non plus un monde du tout ou rien, mais un monde du moindre mal, adieu romantisme, adieu absolu, bonjour le relatif.
Or l’opéra, c’est vrai, est souvent le monde de l’exigence de « l’absolu ou la mort », mais sous ce rapport les leçons de Hofmannsthal sont assez floues. À l’absolu d’Elektra répond la leçon de relativisme de Rosenkavalier, ou la fiction de salon substituée au mythe grec dans Ariadne auf Naxos, qui est aussi un choix de repli en quelque sorte… Alors, avec Die Frau ohne Schatten on reviendrait à un happy-end qui satisfait les cœurs tendres et les rêveurs… Tobias Kratzer ne saurait s’en satisfaire, laissant entrevoir les ambiguïtés, telles qu’au fur et à mesure de l’évolution du monde elles apparaissent.
Les lendemains des guerres sont les périodes bénies pour l’expression de l’idéal à tous niveaux, puisque tout est à reconstruire. L’idéal est toujours : « plus jamais ça ! » mais très vite le mur de l’idéal se fendille, se fissure et s’écoule, c’est la deuxième guerre mondiale hier, au lendemain de laquelle les constructions politiques ou géopolitiques édifiées pour un monde « idéal » se trouvent aujourd’hui au bord du gouffre. Il en va de même pour un idéal de liberté individuelle revendiquée voire explosive qu’on a vu dans les années 1920, vers 1968, et au seuil des années 2000 mais aussi au lendemain de la deuxième guerre mondiale (l’existentialisme…). Et cela fait long feu avec des retours de bâton effrayants. Il en va de même à l’inverse pour l’idéal de la famille harmonieuse avec enfants, un rêve que toutes les idéologies brandissent, et que les évolutions des mœurs battent en brèche, en Europe et ailleurs (en Chine même malgré les incitations récentes on fait moins d’enfants) avec les réactions prévisibles des conservatismes et des religions de tous bords et les tensions sociales qui s’ensuivent…
Encore une fois Kratzer expose le monde et ses contradictions, sans débiter une seule fois un lieu commun, mais exposant avec empathie et distance ce qui reste la seule vérité : les souffrances, qui elles, ne disparaissent jamais. Le monde peut changer, la souffrance demeure.
Le premier caractère de ce travail est de « rompre l’accoutumance » sans jamais aller vraiment contre le livret, en prenant à revers les habitudes, mais en ne disant jamais autre chose que nos contradictions et nos souffrances, nos soumissions et quelquefois nos forces. L’autre caractère est de faire du théâtre, un vrai théâtre complexe et transfiguratif du réel, sans jamais être « réaliste », mais souvent virtuose, détaillé, fin, sous des apparences ironiques ou distanciées, entre livreur amazon, poissons Findus et super babymarket il nous rappelle sans cesse que nous sommes au théâtre avec des changements à vue, des machinistes nombreux, à vue aussi, imposant sous les yeux de tous sans cesse la fiction théâtrale, et le jeu entre fiction et réel : il est clair que ces machinistes font leur travail (réel), mais qu’en étant à vue, ils entrent dans la fiction, dans le récit, dans la « fable » que raconte Kratzer. Et ce faisant il repose la question sempiternelle : qu’est-ce que le théâtre ?
Et le théâtre est lecture du monde, comme toutes les formes d’art. Lecture, pas commentaire. Et ici le constat est clair. Malgré tous ses discours publicitaires sur un monde meilleur où tout serait facile, un monde à la baguette magique qui est monde de fable (les publicités sur ses cuisines qui se nettoient toutes seules par un produit ou un autre ne semblent-t-elles pas issues d’un Magicien d’Oz), nous sommes dans un monde sans fable, sans autre espoir qu’en nous, un monde au futur flou et assez sombre. Une sorte de Monde sans ombre. Voilà le constat implicite de ce spectacle que je sens au total plutôt gris.
Les caractères de la production
Trois actes et trois théâtralités différentes, un premier acte qui présente les deux mondes, et des deux couples, celui d’en haut et celui d’en bas et donc qui sépare les visions, un deuxième acte qui pose les entrelacs des problèmes des uns et des autres, et donc qui entrelace les visions, et un troisième acte résolutif, individu par individu puis couple par couple, l’un qui se refait et l’autre qui se défait.
Le premier acte propose sur le plateau tournant sur une première face l’appartement chic des « Kaiser », un appartement très typé comme on peut en voir dans une série Netflix, divans, cuisine américaine avec cafetière pression de luxe de très bonne qualité, au fond le lit de l’impératrice. Tout est évidemment laïcisé, on est le matin, la maison s’éveille : plus de messager des esprits (Geisterbote) mais un livreur UPS qui livre des colis Amazon, les esprits du temps ne sont-ils pas aujourd’hui « Les Choses », comme disait le titre du roman de Georges Pérec, ces choses qu’on nous livre au quotidien, devenues un mode de vie. Dans le colis, Le Faucon, réduit au statut de peluche. La nourrice est debout et gère les premières heures du matin, l’Empereur, un quelconque Monsieur Kaiser, boit son café rapidement, embrasse Madame Kaiser fugacement qui retourne au lit et lui avec sa sacoche s’en va, comme tout bon cadre supérieur qui se respecte, vivre sa vie de cadre supérieur…
Certes, Kratzer en ce début pose les choses de manière brutale pour un pauvre public habitué à plus « poétique », mais poser avec crudité les nouvelles données, ce n’est pas forcément trahir parce que cela permet de poser de l’autre côté en miroir l’univers des teinturiers en opposition de classe.
On représente toujours l’univers des teinturiers (et c’est le cas par exemple chez Warlikowski) de manière plus réaliste que celui des « Kaiser », et de fait, voir une « beautiful laundrette » en deuxième scène est moins directement choquant pour un public « à horizon d’attente » que des Kaiser devant une machine à café de luxe… toujours ce jeu avec les horizons d’attente, et toujours ce jeu de Kratzer avec les nerfs des spectateurs trop rêveurs, qui les met d’emblée devant le « tout cru », là où ils s’attendent au « tout cuit » de la fable, c’est une captatio benevolentiae à l’envers, une captatio malevolentiae en quelque sorte qui irrite.
Mais en même temps il pose quelque chose de plus subtil à mon avis au-delà des détails qui font sourire ou grincer comme Amazon ou Nespresso. Il réveille dans le spectateur un regard implicite qui en dit long sur nos accoutumances. On a plaisir à voir les « Kaiser » dans un univers lointain et rêvé entre gazelle et tête de faucon, messager venu de nulle part etc… d’un autre côté on n’est pas du tout choqué de voir les « pauvres » dans leur pauvreté. Mais voir transformer les « Kaiser » en couple très bourgeois et affreusement banal, c’est casser le mythe. Nous supportons bien la vue de pauvreté, qui n’est pas la nôtre, on supporte moins les Kaiser, qui sont l’expression de notre rêve… les voir réduits à un couple Netflix nous perturbe dans nos fantasmes profonds, tandis que les Barak n’étant pas nos fantasmes, tout au plus nos œuvres de charité, cela ne nous choque pas de les voir dans la lessive… En procédant ainsi, Kratzer nous met directement devant ce que nous disent les mythes ou les contes, nous sommes des Cendrillons en puissance, et le Prince charmant doit sortir d’un monde enchanté, pas d’un Divan Roche et Bobois ou d’une capsule Nespresso. Mais bien plus, on peut s’identifier facilement aux « Kaiser », moins facilement aux « Barak », du moins en ce début. La Laundrette, je l’ai déjà dit, n’est pas beautiful.
Dans ce premier acte, Tobias Kratzer installe les relations avec les personnages et les individualise fortement. Le réveil de l’impératrice est double, un baiser léger à « Monsieur Kaiser » avant qu’il ne parte, puis elle se recouche pour son réveil « traditionnel » avec la nourrice qui apparaît immédiatement comme la gouvernante, celle qui gère d’une certaine manière le ménage et ses problèmes, une sorte de famille à trois dont la troisième serait une « super nanny » très profilée (Marina Prudenskaja est étonnante dans son incarnation).
Mais l’impression immédiate de cette première scène celle d’un rituel superficiel, qui s’appesantit avec le message final : trouver une ombre en trois jours sinon c’est la pétrification de Monsieur Kaiser. Il y a là une si forte rupture dans la représentation du couple, en tel décalage avec les habitudes, avec la vision d’un monde « au-delà » que les données de la fable soulignent, que le regard sur cette première scène peut conduire à un vrai refus chez le spectateur, où Kratzer accentue l’enracinement dans un quotidien connu et banal (Amazon, Nespresso) détruisant aussi le faucon lointain et mystérieux, le réduisant à une peluche et ainsi cassant toute velléité d’enchantement.
Paradoxalement, ou comme il se doit, la vision du couple Barak est plus « conforme » aux habitudes…Comme il se doit parce que la représentation des classes laborieuses, dites classes d’en bas par ceux qui se croient en haut, est plus uniforme, et excite moins l’imaginaire que celle de l’Empereur et l’Impératrice. Là, point de déception, point de rupture d’imaginaire, le vulgaire est le vulgaire et n’a pas besoin d’imaginaire mellifère.
Ainsi de l’autre côté du plateau tournant, des machines à laver, un comptoir et au fond, deux lits superposés qui font écho au grand lit de l’impératrice, on découvrira plus tard une cuisine ordinaire de famille ordinaire.
Les Barak ne sont pas des « pauvres », ils sont des gens ordinaires d’une normalité parfaitement représentable de petits commerçants qui triment, la classe laborieuse.
Mais Kratzer va pointer le scalpel un peu plus sur ce couple qui, au contraire de l’autre, n’affiche pas les apparences du bien-être et une surface plus lisse, le couple travaille, elle en blouse bleue balaie ou repasse et lui s’occupe des lessives, et ils semblent vivre des vies parallèles avec des désirs contradictoires. Quand il semble que l’ancienne affection peut renaître, la musique ne cesse de nous dire qu’on est au bord de quelque chose qui ressemblerait à un retour affectif entre les deux (par exemple au moment où Barak dit Ich harre/und erwarte/Die Gepriesenen/Die da kommen – j’espère et attends ceux que j’ai célébrés qui vont venir) un client entre et interrompt ce court moment de regards presque tendres pour que la routine du travail reprenne et surtout pour que la femme se reprenne en répondant Es kommen keine in dieses Haus/Il ne viendra personne dans cette maison, allusion aux enfants à venir évidemment. C’est vraiment un moment de théâtre d’une déchirante justesse.
Le teinturier n’a qu’un désir, avoir des enfants et on comprend assez vite que s’il nourrit et supporte ses trois frères insupportables, c’est qu’ils sont pour lui des substituts de ces enfants qu’il attend (Kinder waren sie einmal/autrefois ils furent des enfants). De son côté la teinturière n’en veut pas et là encore les trois frères qui vampirisent la maisonnée projettent en elle ce que serait une famille avec enfants. Si la première scène apparaissait vernissée, policée, ici, tout est plus brut, plus lacérant presque, chacun vit avec sa souffrance et ses frustrations, et le quotidien ne fait pas rêver… même les poissons cuisinés dans l’assiette de Barak que fera apparaître la nourrice ne seront que des bâtonnets Findus. On subit la vie chez les Barak…on la grimpe, elle se tire : Η ζωή τραβάει την ανηφόρα comme dit la merveilleuse chanson de Grigóris Bithikótsis et Míkis Theodorákis
Alors quand Barak disparaît pour trimer et que son épouse reste seule, la nourrice et l’impératrice arrivent un peu comme chez des animaux sympathiques, au zoo des « sans dents ». C’est toujours la relation que Proust a si bien décrite de la rencontre du jeune narrateur, de sa grand-mère et de la Princesse de Luxembourg à Balbec, la distance est si considérable que la Princesse les regarde avec le regard affectueux qu’on adresse à un animal, calculant mal la distance entre les hommes de condition modeste et les animaux… Et Kratzer sait parfaitement gérer ce type d’attitude et de comportement.
Après tout, il ne s’agit pas trop d’aller avoir une femme, mais un ventre, une poule pondeuse en quelque sorte. Et contrairement à l’habitude dans d’autres mises en scène où la nourrice déploie des richesses insignes pour séduire la teinturière, ce qui est lui donner bien de l’importance, on a l’impression qu’on lui apporte un peu de toc clinquant avec au sommet ce jeune homme tout en blanc, mais de ce blanc vulgaire des gigolos pour mémés pas trop regardantes pourvu que ça gigole… une sorte de faux bellâtre de cinéma à trois sous. Un coquelet pour une poule pondeuse, ce n’est pas trop d’effort pour un être qui ne doit pas avoir de grandes prétentions.
Du côté de la teinturière, la richesse n’intéresse pas. Ce qui intéresse, c’est la rupture avec sa vie au quotidien, un autre espace, un autre possible ouvert, sans autre prétention : changer sa vie, juste ce pas de côté qui va lui permettre de s’évader, de dire non, et d’abandonner son sort. Là encore, les ambitions semblent réduites, pourvu que les espoirs se réalisent d’une autre vie, un peu embourgeoisée.
Kratzer dans sa vision contient les rêves et les simplifie. On est riche, on va louer un ventre là où c’est possible, on est pauvre, on a l’ambition qu’on peut. Seul dans ce paysage Barak est dans l’acceptation de sa condition, pourvu qu’à un moment ou un autre son épouse lui donne le fruit qu’il en attend. D’un côté, la stérilité des Kaiser, de l’autre, le refus d’enfants chez les Barak, d’un côté une question de destin, de l’autre une question de (mauvaise) volonté, d’un côté un couple cimenté, et de l’autre un couple déjà délité. Et partout, au-delà de la condition sociale, la souffrance de chacun. Voilà ce qui au premier acte nous est exposé… Pas de quoi vraiment rêver.
Pas de quoi rêver dans un monde déjà sans idéal, où tout se négocie. À ce titre, la nourrice est celle qui fait les arrangements, les basses œuvres : l’impératrice n’y touche pas trop d’un côté, Madame Kaiser laisse faire qui de droit et Barak de l’autre n’entre dans aucune négociation, il attend confiant et conciliant que les choses se débloquent avec madame. Et au deuxième acte, c’est Barak dont l’impératrice inhumaine va rencontrer l’humanité.
Le deuxième acte est justement très différent théâtralement du premier où les deux mondes se confrontaient. Ici ils se mélangent. Kratzer ne veut plus l’aller et retour d’un monde à l’autre. C’est le même monde qui tourne en rond sur ce plateau justement tournant, où chacun à son mode est totalement désorienté.
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Quand on est concentré sur l’un on voit l’autre comme en transparence, sans utiliser forcément la vidéo, mais simplement un plateau où les cloisons sont presque translucides, où tous les personnages sont à vue, et paradoxalement presque plus isolés. D’un côté l’entreprise de captation de la teinturière avance, avec les mêmes artefacts (le jeune homme si vulgaire), elle se termine en vidéo par le passage chez le gynécologue avec l’insémination et la douleur visible sur le visage de la teinturière : la souffrance n’est pas seulement morale, elle est aussi physique, et c’est un des caractères de la féminité que d’enfanter dans une douleur qui n’est jamais absente. Une douleur physique qui est épargnée aux hommes, à qui suffit la noblesse de la douleur morale. La scène en vidéo est très forte et très parlante. D’autant que Catherine Foster qui fut sage-femme dans sa vie d’avant le chant sait ce que la femme vit et souffre dans ces moments. La nourrice est de son côté une sorte de femme affairée, d’insecte arrangeur et sans vrais sentiments (ils viendront au troisième acte) et l’incarnation de Marina Prudenskaja est stupéfiante tant elle affiche une absence totale d’investissement affectif, exclusivement dédiée à son « travail » d’entremetteuse pour bébés à venir.
L’Empereur de son côté affiche le désarroi des hommes à problèmes… Sa femme est stérile, du moins le suppose-t-on, il ne peut avoir d’enfants et son couple est menacé… il est en crise existentielle, y compris face à lui-même. Pour exister face à lui-même, il essaie d’exister auprès d’autres et on le voit s’adonner au plaisir avec d’autres femmes dans des discothèques, ou se masturber fugacement pour sceller définitivement sa propre solitude, promise à la pétrification, c’est-à-dire la chosification. Le plaisir qu’on cherche éperdument dans les discothèques ou dans les bras d’Onan, c’est aussi un plaisir de désespoir.
Au milieu du désastre qui commence à s’afficher partout, l’impératrice comprend intuitivement (et Kratzer le fait parfaitement percevoir) quels désastres son propre désir d’enfant provoque chez autrui et la prise de conscience se fait face à un Barak, éperdument humain.
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Le profil humain de l’impératrice se construit à partir de ce moment. Dans le livret de Hoffmansthal, l’impératrice qui n’est pas humaine saisit et donc commence à partager les souffrances des humains (quand elle voit Barak trimer) et son histoire est un passage progressif à l’humanité. Elle se trouve face à l’autre figure d’humanité qui est celle de Barak, sans autre horizon qu’un bonheur familial simple, sans autre ambition que de procréer, sans ambition sociale. Travail et famille.
La teinturière en revanche est pétrie du désir de sortir de sa condition, d’aller au-delà, de voir et de ressentir autre chose, un au-delà de la frontière de classe, mais elle aussi doit passer par la négociation, le deal, mais aussi la souffrance, nous l’avons vu, et une souffrance physique d’autant plus vive que l’insémination vue en vidéo échoue probablement, puisqu’en fin d’acte elle apparaît avec du sang qui coule sur les jambes. Dans le livret tout le final du deuxième acte est focalisé sur ce sang qui fait reculer l’impératrice : (Blut ! Ich will nicht den Schatten : auf ihm ist Blut/Du sang, je ne veux pas de cette ombre, il y a du sang sur elle) ; De ce sang, Kratzer fait un indice de fausse couche, qui éclaire alors les paroles de la teinturière à son mari Barak ! ich habe es nicht getan./ Je ne l’ai pas fait ! Kratzer ne dit pas si la fausse couche est accidentelle ou si elle a été provoquée par la femme qui dit d’ailleurs noch nicht getan/pas encore fait. Il y a ici une lésion physique qui dépasse la souffrance et touche presque au suicidaire… De tous les personnages, la teinturière est la seule dont le corps est trafiqué, objectivé, et dont elle n’a pas la maîtrise. Reconquérir la maîtrise du corps, c’est aussi reconquérir sa liberté d’individu.
Au total en cette fin de deuxième acte l’horizon est bouché pour chacun, et l’échec est patent. À l’Empereur la pétrification, c’est-à-dire l’existence vide de sens, à l’impératrice l’insinuation du doute, à la teinturière la souffrance morale et physique, c’est la seule qui vit le drame dans sa chair au sens propre, et à Barak la bonté et l’attente qui sont mur de solitude.
À la fin du deuxième acte, les choses sont tendues à l’extrême, et sont sur le point d’exploser (la musique des dernières mesures est en effet explosive), et le troisième acte va être résolutif.
Le troisième acte va nous montrer comment pour chaque couple la prétention à l’absolu se résout dans le choix de moindre mal ou du relatif, de la chute de l’idéal malgré les efforts de tous pour se sortir de la nasse.
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Barak et son épouse se cherchent sans se trouver et finissent selon Kratzer, chez une conseillère (une coach) ou une psychologue des couples, pour régler leur différents, pour apaiser leurs tensions. Dans le livret original ils ne voient pas et sont séparés mais s’entendent, dans une sorte de couloir de la mort, dans le noir absolu des profondeurs. Ici, dans un cabinet anonyme, autour d’une table et face à la psychologue, ils se voient et sont côte à côte mais se parlent et ne s’entendent pas. Kratzer inverse le motif, préparant la suite, et se quittent refermés en eux-mêmes dans leurs destins parallèles.
L’impératrice, dont les certitudes sont fragilisées depuis le deuxième acte, visite avec la nourrice un baby-room, un supermarché de bébés à emporter, la salle est remplie de berceaux où les couples viennent choisir leur progéniture. Des couples de tous ordres en ces temps (encore) très ouverts, un couple d’hommes vient par exemple choisir. D’aucuns diront que Kratzer sacrifie aux modes du temps. En réalité Kratzer est toujours distancié, il montre, il ne juge pas, il n’assène pas de vérité. Il nous dit simplement, quelles que soient les types de couple, le modèle « familial » couple-avec-enfant est toujours le même, soulignant ainsi que le sujet de Die Frau ohne Schatten dépasse de très loin le problème singulier des couples, mais touche à un mode de vie, à un modèle superstructurant des sociétés où d’une manière ou d’une autre l’enfant doit paraître, sinon le monde ne se survit plus, plus d’ombre c’est-à-dire plus de projection vers le futur et plus de monde. Il n’y a rien d’anecdotique là-dedans, il y a au contraire du fondamental.
Et c’est justement là l’un des nœuds de la vision de Tobias Kratzer : les possibles déviances de ce modèle qui structure le monde, les choix non conformes. Autrement dit, l’exercice d’un libre arbitre.
L’impératrice a été secouée par Barak au deuxième acte et tout cela mûrit dans sa tête au moment des choix. Le Baby-market, c’est aussi des mères porteuses, des abandons d’enfants, des souffrances cachées sous l’apparence aseptisée de l’espace, autrement dit le sang sur les jambes de la teinturière. Et peu à peu, la solidarité avec la souffrance, la fraternité toute humaine s’installe dans la psychè de l’impératrice, une sorte de conscience de soi qui se rend compte que son désir n’était que prédétermination sociale. Le désir d’enfant était dicté, par la société, par Keikobad son père, par la nourrice aussi dont le rôle dans le monde est de nourrir les enfants, et ce désir a bouleversé son couple, a éloigné son époux d’elle et elle s’est enfin éloignée d’elle-même. Elle chasse sa nourrice, qui fut l’entremetteuse, la dealeuse, celle qui sans cesse a composé, au nom de la loi du plus riche et du plus fort, au nom de la loi sociale et de l’obéissance à Keikobad dont elle est l’instrument. Se libérant de la nourrice, elle est enfin seule, retournée vers elle-même, au risque du monde.
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Et là Kratzer a une belle idée : la nourrice restée seule et désespérée dans le Baby-market vole un enfant… le vol d’enfant est assez fréquent dans des fictions, signe des temps et donc dans nos sociétés. Elle ne vole pas l’enfant, je pense, pour obéir malgré tout à Keikobad, mais peut-être parce que, nourrice, elle porte en elle ce désir d’enfant structurel qu’un enfant de l’impératrice aurait assouvi, s’en occupant par procuration. Par ce geste, elle redevient en quelque sorte, une flaque d’humanité, après avoir été l’impitoyable négociatrice perverse auprès des pauvres. La dernière parole du messager qui la bannit est « Verzehre dich ! Dir widerfährt nach dem Gesetz ! » (Laisse toi enporter, que la loi s‘applique à toi), alors, selon la vision de Kratzer, elle tombe sous le coup de la loi des hommes, elle finit arrêtée, vulgairement arrêtée, dans les rets d’une société qui a des lois humaines.
Mais Barak et son épouse n’ont pas réussi quant à eux à pactiser, à trouver leur voie de couple pour vivre ensemble, ils se retrouvent donc pour « sterben », c’est-à-dire mourir en tant que couple et divorcer « à l’amiable » devant le juge. Après avoir signé les actes, ils s’étreignent, comme signe d’affection et en même temps d’impossibilité de dialoguer ultérieurement. Chacun va chercher sa voie.
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C’est aussi la volonté de l’impératrice, désormais libre elle aussi, qui se retrouve devant son père, dans une fête organisée pour annoncer le bébé qui vient, une baby-shower comme on dit aujourd’hui, une fête prénatale dont la tradition vient évidemment des États-Unis. Avec pluie de cadeaux pour l’enfant à naître, où le père Keikobad offre la partition de… Die Frau ohne Schatten, qu’elle refuse et jette au loin, tandis que le mari, assis sur le divan reste fixe, comme exclu de la fête. C’est son moment de dire Nein ! Ich will nicht. Elle refuse son destin conformiste de mère voulu par son père et par la norme sociale, elle refuse la fête qui célèbre l’enfant à naître et la mère, mais pas le mari, laissé de côté. Elle refuse le modèle social prémâché que la bonne société lui a pré-confectionné. Elle se libère, elle est elle-même et du même coup libère son mari de sa fixité. Après avoir rêvé d’enfant à naître et de famille sur le modèle prémâché de la famille, elle exerce sa liberté de créer son foyer avec son mari, tout à reconstruire après cette crise, peut-être un choix de repli, mais un choix possible, celui de dire non aux cases préconfectionnées. Kratzer donne par ce choix d’exercice de son libre arbitre un autre rôle à la musique, qui célèbre alors un bonheur individuel et de libre choix face aux modèles imposés : une femme libre, la teinturière, seule plutôt qu’en couple dysfonctionnel, une autre, Madame Kaiser, qui choisit le couple sans enfants, pour être elle-même sans se charger de modèles sociétaux qui de toute manière naissent de souffrances et en l’occurrence de souffrances d’autrui, et Monsieur Kaiser, qui dans cette vision n’a pas de grands désirs, va suivre le mouvement, il était marginalisé, pétrifié (et si d’ailleurs c’était lui qui était stérile ? se demande-t-on un instant dans un opéra où la barque des femmes est particulièrement chargée…) et il revient à la vie « normale », une vie au quotidien sans autre attente.
Alors le quatuor final n’est pas celui de deux couple réunis, mais de quatre individus dont deux retournent l’un à l’autre et deux se séparent, chantant comme pour soi, leur bonheur… la reconquête d’un bonheur individuel.
J’entends alors « et le chœur des enfants à naître ? »
Quel sens prend-il dans cette perspective de débandade générale ? D’abord, si les uns et les autres ici ont pris des décisions individuelles, les femmes surtout qui ne veulent pas d’enfant, chacune pour des raisons différentes, les hommes quant à eux doivent gérer la situation, Kaiser plutôt tranquille, mais sans véritable idéal, et Barak, désormais seul avec son désir d’enfant.
Mais le chœur des enfants à naître vaut toujours comme modèle de société. Même si des individus s’en éloignent, ils ne cassent pas le moule. Et d’autre part, ce chœur vaut pour Barak, le seul pour lequel il a encore du sens, et le seul qui y voit un idéal de vie. Ce chœur prend un sens ici un peu différent que dans la lecture originale, assez conservatrice et conforme aux nécessités de l’Autriche en 1919, parce qu’il devient le représentation d’un désir individuel, plus qu’un souhait de toute une société, ce qui est très différent.
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Ainsi quand la musique sonne les dernières mesures, on voit une crèche ou une école maternelle, avec le mur rempli de petits manteaux suspendus, et Barak arrive pour chercher une petite fille, sa fille, qu’il a eue par des moyens mystérieux mais l’histoire nous en a dit beaucoup là-dessus et après tout peu importe. Il n’est pas en couple, mais seul, il assume sa paternité et son désir : coiffe sa petite fille d’un bonnet en forme de grenouille (Frosch, la grenouille ou l’abréviation de Frau ohne Schatten) c’est gentil, amusant, souriant et apaisant, mais est-on si loin de Keikobad offrant à sa fille la partition de Strauss ? À Barak de marquer l’ombre portée, dans un monde où l’idéal existe encore pour certains, mais a perdu son odeur adorable pour d’autres, un monde sans ombre, sans certitudes, où chacun se risque à son bonheur, avec ou sans enfants, avec ou sans compagnon ou compagne. Et Kratzer laisse tout futur en suspens, où les choix parient de manière assez fragile sur un avenir brumeux. Un avenir sans ombre…
Sans être noire, cette vision laisse tout optimisme béat en dehors, elle pose plus que questions qu’elle ne donne de réponses, laissant à chacun ses choix qui sont tous des choix de repli après « y avoir cru »… laissant à toutes les formes de couple de vie individuelle la possibilité d’avoir son île, sans véritable enthousiasme, mais avec l’assurance d’avoir su dire oui ou non et faire ses choix face aux modèles imposés et à leurs déclinaisons : la baby-shower américaine d’ailleurs a quelque chose de singulier sur les modes qui se transfèrent d’une rive à l’autre de l’Océan, comme d’autres impérialismes culturels, et sonne sarcastique face à ce qui se passe aujourd’hui de l’autre côté de l’Atlantique.
Il y a une seule revendication forte, celle du choix indéfectible de l’individu, mais on sent également les fissures possibles. Alors, peut-être cette vision sonne-t-elle contradictoire avec la musique lumineuse de Strauss, mais cette musique si lumineuse est aussi si répétitive dans une fin qui tout de même s’étire singulièrement. Ne sonne-t-elle pas comme une sorte de méthode Coué pour nous faire croire à un avenir, comme si la musique si insistante de ce final à tiroirs était une manière de se/nous persuader d‘un bonheur à tout prix.
Au terme du parcours, il est clair que cette vision n’a pas entièrement convaincu tant elle semble contredire le livret pour certains, la musique pour d’autres. Il s’agit d’une possibilité de ce que des couples d’aujourd’hui peuvent vivre, du statut de l’enfant, qui reste le même au-delà des formes de couple ou de foyers de tous types. Elle nous fait lire une dilution de valeurs qui semblaient être fondatrices des sociétés, sans que de nouvelles valeurs ne se soient clairement installées, mais qui gardent l’enfant comme élément central. On nous présente une société sans ciments collectifs, avec de fortes revendications individuelles, qui semble être une sorte de caricature de la fin de Candide de Voltaire : dans le meilleur des mondes possibles, ce qui peut n’être pas grand-chose, il faut cultiver son jardin. C’est la fin de l’optimisme de l’idéal, et le début des consciences de nos limites. Chacun en autoentrepreneur de soi… une clé libérale vers le gouffre ?
Les voix
Si l’œuvre de Strauss est aujourd’hui populaire, elle exige de la part des théâtres qui la montent un effort qui n’est pas indifférent : distribution nombreuse, orchestre lourd, voix protagonistes particulièrement exigeantes. Et dans l’exercice, la Deutsche Oper Berlin a cherché à sortir des sentiers tracés ces dernières années par les distributions pour trouver des voix/voies nouvelles. C’est un défi inévitable que le passage de générations, et c’est un défi qui a été globalement relevé.
L’œuvre affiche une série de petits rôles, qui souvent chantent ensemble, comme les voix des gardes de la ville (Stimme der Wächter der Stadt), à qui est confié un des moments musicaux (final de l’acte I) les plus beaux de l’opéra, un de ces moments suspendus qui lors de ma première fois m’avait complètement bouleversé. Ce sont ici des boursiers de différentes fondations de soutien aux jeunes chanteurs qui assurent le trio, Stephen Marsh, Kyle Miller, Geon Kim et ils s’en sortent plutôt bien.
Autre trio plus présent, celui des trois frères de Barak, Der Einäugige, Der Einarmige, Der Buckliger, vigoureux et expressifs, trois voix de caractère portées par des membres de la troupe Philipp Jekal, Padraic Rowan, Thomas Cilluffo également bien engagés scéniquement.
Associées à l’ensemble de la Deutsche Oper Berlin aussi les servantes, aux voix bien timbrées et claires Hye-Young Moon (qui chante excellemment aussi Ein hüter der Schwelle des Tempels – gardien du seuil du temple – au troisième acte), Alexandra Oomens et Arianna Manganello.
On comprend aisément que c’est l’occasion d’employer des jeunes chanteurs, qui alimentent la troupe et qui garantissent un bon niveau d’ensemble par leurs qualités individuelles et leur engagement.
Très correct également le jeune homme de Chance Jonas‑O’Toole, qui lui aussi a rejoint la troupe comme boursier d’une fondation et qui fait partie des jeunes talents soutenus par la politique active en la matière de la Deutsche Oper Berlin, ainsi que l’excellente Stéphanie Wake Edwards, Stimme von oben à la voix de mezzo plutôt avantageuse.
Joli timbre, belle présence, telles nous sont apparues les qualités de la voix du Faucon (Die Stimme des Falkens) interprétée par la jeune russe Nina Solodovnikova formée en Italie que j’avais entendue à Bergamo dans Pietro il grande de Donizetti, dont nous avions noté la fraicheur. La voix a pris du corps mais il reste un petit problème de prononciation des voyelles trop ouvertes.
Énorme succès auprès du public que le Geisterbote/Messager des esprits, ici livreur Amazon de la basse américaine Patrick Guetti, à la voix puissante, expressive, immédiatement notable et particulièrement bien projetée avec une diction impeccable. Sans aucun doute un nom à retenir et à suivre.
Enfin, les cinq protagonistes presque tous neufs ou assez récents dans leurs rôles, dont Marina Prudenskaja, pilier du chant lyrique à Berlin où elle est depuis 2013 dans la troupe de l’autre opéra, la Staatsoper unter den Linden. Elle débute donc dans le rôle de la nourrice et c’est immédiatement une figure, un profil, une incarnation. Prudenskaja est une très grande interprète, très ductile (elle chante tous les répertoires avec un véritable engagement, aussi bien les grands rôles de mezzo italiens que les Wagner ou le répertoire russe.). La nourrice est d’abord un profil (on se souvient de l’inoubliable Deborah Polaski chez Warlikowski), c’est ce qu’elle dessine ici, avec une voix particulièrement expressive et présente avec des reflets de glace, et ce physique de vieille gouvernante-secrétaire-entremetteuse sans vrai sens moral et obéissant aux ordres de Keikobad, méprisantes pour les humains, reine de manigances. Et subitement, au troisième acte, avec ce bébé dans les bras dont elle vient de s’emparer, elle devient pitoyable, – au sens propre (digne de pitié)-, elle émeut, elle transforme complètement le personnage en une autre victime de ces lois de la société qu’elle a voulues bousculer, et alors on découvre la glace qui se liquéfie et nous bouleverse. Une immense interprétation, une artiste grandiose, insuffisamment valorisée, qui obtient ici un triomphe mérité.
Face à elle, sa protégée, l’impératrice de Daniela Köhler, déjà rodée comme impératrice (notamment à Cologne en 2023) La voix est large, (on l’a entendue à Bayreuth dans le périlleux troisième acte de Siegfried), avec une registre central solide, de jolis graves, et un peu de tension dans l’aigu, ce qui pour l’impératrice est un peu délicat (notamment dans la scène du réveil, l’un des moments les plus difficile du rôle, en plus chanté à froid). Elle entre bien dans le personnage progressivement pour trouver son acmé au troisième acte, où elle casse la glace elle aussi, même si grâce au travail avec Kratzer elle a réussi à faire passer des émotions face Barak à l’acte II. Elle n’a pas encore peut-être la force d’autres dans ce rôle où de Rysanek à Behrens en passant par Jones et plus récemment Westbroek ou Nylund les plus grandes voix se sont entendue confrontées mais nul doute que la performance est déjà d’un niveau largement enviable, avec un vrai sens de l’expression et un véritable engagement.
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David Butt-Philip en Kaiser chante deux représentations en alternance avec Clay Hilley entendu à Baden-Baden sans grand enthousiasme et il assure avec efficacité cette dernière représentation. La voix est claire, le timbre homogène, la ligne bien maîtrisée et la diction soignée, ce qui en fait un Empereur plutôt bien campé, très correct mais sans étincelles et évidemment assez loin des exemples encore vifs d’un passé proche (Botha…Gould), il défend le rôle avec cran, mais sans encore avoir toujours d’un côté la puissance (même si son Empereur a une vraie justesse et une certaine force), et de l’autre surtout l’expression. Le texte est clair, mais il manque un peu de couleur et d’affirmation scénique (un peu comme son Boris naguère de Kat’a Kabanova à Salzbourg dans la production Kosky), malgré le suivi scrupuleux des indications de mise en scène. Au total, sans avoir entendu cette année Clay Hilley, il m’a nettement plus convaincu que son collègue ne l’avait fait à Baden-Baden, et bien mieux qu’en Boris à Salzbourg. Nul doute qu’avec la fréquentation du rôle débuté il y a peu à San Francisco il devrait devenir un des Empereurs inévitables.
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Le couple des teinturiers est porté d’abord par Catherine Foster, bien connue des bayreuthiens depuis le temps qu’elle y chante Brünnhilde et désormais Isolde ; Pur soprano dramatique, elle est vraiment très engagée dans le rôle et la mise en scène, où elle campe un personnage qui derrière la brutalité, fait voir des fissures et des fragilités qu’elle exprime avec beaucoup de vérité. Je l’ai rarement aussi investie dans la caractérisation d’un personnage et dans une mise en scène. La voix est d’une solidité d’airain avec des aigus spectaculaires, impressionnants, qui ont toujours un peu cette projection fixe, droite, qui constituent son défaut majeur. Mais elle sait être émouvante et juste, et donc remporte un immense succès auprès du public.
Face à elle, last but not least, le Barak de Jordan Shanahan. Plus nous entendons ce baryton dans divers rôles aussi différents aussi bien dans Les Diables de Loudun que dans Parsifal (Klingsor) ou Rheingold (Donner) alors que son répertoire s’élargit sans cesse. Nous admirons d’abord son timbre, chaud, suave, délicat, qui sied parfaitement au personnage de Barak, et notamment à celui voulu ici par Tobias Kratzer. Il a aussi l’intelligence du chant, avec une diction impeccable, un beau phrasé, et surtout ne forçant jamais la voix jusqu’à ses limites, gardant une ligne impeccable avec une très belle science des couleurs. Nous tenons là sans aucun doute possible le Barak des années futures, le successeur de Wolfgang Koch derrière lequel on entend aussi un Wotan (il a chanté Alberich). C’est lui qui domine très largement la distribution, parce qu’il a aussi cette capacité à communiquer l’émotion par un geste, une démarche timide, un mouvement esquissé conjugués à une voix aux multiples possibilités et inflexions. Triomphe au rideau final, bien évidemment.
Belles performances également des forces chorales de la maison, le chœur dirigé par Jeremy Bines et le chœur d’enfants dirigé par Christian Lindhorst, qui montre que très globalement la performance de l’ensemble de la troupe et des solistes est musicalement sans vrai reproche.
La direction musicale
À l’orchestre officiait en cette dernière non pas Donald Runnicles, qui a dirigé toutes les autres représentations, mais Axel Kober. Il est évident que l’orchestre ayant été préparé par Runnicles, un expert aussi avisé qu’Axel Kober n’allait rien casser du travail effectué. Mais il a reçu avec l’orchestre une véritable ovation dès le début du deuxième acte. Axel Kober est un des chefs les plus solides d’Allemagne, souvent cantonné aux remplacements dans les plus grandes institutions (il l’a souvent fait à Bayreuth), sans jamais faillir, toujours parfaitement en place avec l’orchestre et toujours soucieux de livrer une performance remarquable. C’est le cas ce soir, où l’orchestre, souvent spectaculaire dans Die Frau ohne Schatten n’est cependant jamais tonitruant, jamais bruyant, avec un volume qui ne couvre jamais aucun chanteur. Kober veille à exalter tous les détails avec une lecture claire, suivant parfaitement les mouvements scéniques, et surtout pleine de couleurs, scintillante quand il faut, lyrique à d’autres moments, sombre et dramatique, avec une vraie ligne et sans jamais rien d’excessif ni de débordant, mais rien non plus qui nuirait à l’éclat singulier de cette œuvre parfaitement défendue par un orchestre sans aucun reproche. Kober est un vrai bon chef, jamais pris en défaut et souvent surprenant par l’excellence de ses approches. En ce temps de disette de très bons chefs, c’est un nom à retenir.
Au total, ce ne sera pas Die Frau ohne Schatten du siècle dont le début a été très riche en productions référentielles, et musicales et scéniques, mais c’est une triple pierre miliaire :
- Une production signée Tobias Kratzer d’une grande intelligence et d’une grande sensibilité qui tourne le dos au consensuel et propose une vision neuve et assez crue de la réalité du monde, loin des rêves et des idéaux, donc à discuter passionnément autour de la bière d’après spectacle.
- Une distribution faite de voix plus ou moins neuves pour cette œuvre, sans aucun accroc, qui peut prendre date pour l’avenir, avec une perle qui s’appelle Jordan Shanahan en Barak et une nourrice référentielle en Marina Prudenskaja.
- Un orchestre efficace, brillant, bien mené par Axel Kober, qui confirme ici ses qualités et sa solidité.
Tout cela fait une belle soirée berlinoise, et la confirmation que « Frosch » ne laisse jamais indifférent.
[1] Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, essai sur les dérives identitaires, Seuil, 2021