Vincenzo Bellini (1801–1835)
Norma (1831)
Tragedia lirica in due atti
Livret de Felice Romani d'après la tragédie Norma ou l'infanticide d'Alexandre Soumet (1831)
Créé à la Scala de Milan le 26 décembre 1831

Direction musicale : Andrea Sanguineti
Mise en scène et conception vidéo : Marie-Ève Signeyrole
Décors et costumes : Fabien Teigné
Dramaturgie : Louis Geisler
Lumières : Philippe Berthomé
Vidéo : Artis Dzerve

Karine Deshayes (Norma)
Benedetta Torre (Adalgisa)
Norman Reinhardt (Pollione)
Önay Köse (Oroveso)
Camille Bauer (Clotilde)
Jean Miannay (Flavio)

Chœur de l'Opéra national du Rhin
Chef de Chœur : Hendrik Haas

Orchestre symphonique de Mulhouse

Strasbourg, Opéra National du Rhin, le mardi 11 mai 2024 à 20h

La première scénique de Karine Deshayes et la mise en scène de Marie-Ève Signeyrole font de cette Norma à l'Opéra National du Rhin l'événement de cette fin de saison strasbourgeoise. Les ambitions et les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous mais l'ensemble propose de belles surprises. On retiendra égalemenet l'Adalgisa de Benedetta Torre et l'Oroveso de Önay Köse, avec une direction d'Andrea Sanguineti qui a le mérite de tenter à la tête de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse des options pour tirer l'ouvrage de ses habituelles chausse-trappes.

Karine Deshayes (Norma), Benedetta Torre (Adalgisa)

Si l'opéra littéralement nous "relie", c'est-à-dire qu'il nous englobe et tisse des liens qui donnent au verbe la même étymologie que le terme de "religion", on pourrait dire de Norma de Bellini qu'elle représente l'une des œuvres les plus sacrées – en tous cas sacralisées – de tout le répertoire. Pour des raisons qui parfois passent les frontières du raisonnables, la religion bellinienne porte un nom, un seul – celui de Maria Callas. A la fois idole et grande prêtresse du culte lyrique, la cantatrice a réussi à résumer pour le public ce que Karajan a été pour la musique symphonique grâce à l'industrie du disque – en écho avec ce que Jean Baudrillard détaillait dans Amérique (1986) : "La star n'est pas celle qui a un corps ou un visage, elle est celle qui est pure image. La star, c'est la starification, c'est l'auto-génération de l'image dans un monde saturé d'images. La star est celle qui, dans le monde de l'image, ne renvoie plus à rien d'autre qu'à elle-même."

Dépourvue de son référent réel, l'image de Maria Callas plus une personne ou une réalité, mais devient tout simplement un signe dans un océan d'autres signes. Il faut aller au-delà des photos sur papier glacé, pour retrouver le souvenir (également iconique et "starisé") d'une femme dont la vie sentimentale a été percutée de plein front par les exigences que le public et les programmateurs lui imposaient. L'idole sur son piédestal a été la cible d'attaques personnelles amplifiées à l'envi par une presse avide de sensations. C'est ce récit d'une femme adulée et transportant avec elle la blessure secrète qu'avait ouverte sa relation surmédiatisée avec Onassis… jusqu'à la rupture et le mariage avec Jackie Kennedy. Une telle confusion entre vie privée et vie publique a attiré l'intérêt de Marie-Ève Signeyrole, adaptant ces paramètres dans sa mise en scène de Norma à l'Opéra du Rhin.

Son travail joue sur plusieurs niveaux de lecture qui développent chacun un aspect de la victime offerte en "sacrifice" : Callas l'amoureuse trahie, Callas-Norma et la Norma transposée dans le contexte d'une actualité tragique. Basée sur le principe d'une tournette, la scénographie présente comme on alternerait plusieurs facettes d'une même situation pour mieux l'analyser. Ce décor signé Fabien Teigné comporte des cloisons tantôt opaques, transparentes ou même réfléchissantes, fixes ou mobiles – ce qui donne à l'action une large palette d'effets et de positions. L'œil se prend volontiers à ce jeu où la mobilité est déclinée en pivotements et double rotation, magnifiquement éclairé par les lumières de Philippe Berthomé. Tout est donné à voir par cette façon ultra visuelle de dire et commenter l'action, jusqu'à ces effets de miroir sans tain où apparaissent tour à tour le fantôme de Pollione et Norma, saisis par la caméra d'un opérateur plateau et projetés sur l'immense écran qui descend des cintres par moments et domine la scène. Le vidéaste Artis Dzerve assemble en temps réel les images capturées sur scène et les archives – réelles ou reconstituées – de la Callas. Cette hyper-cinématographie conjugue les interprètes et le personnage de la cantatrice à une grammaire iconique assez attendue, montrant par le biais d'une figurante omniprésente sur une tournette miniature, se maquillant face à son miroir comme dans une loge aux murs invisibles, à la vue de tous. Maria Callas est le témoin muet de cette Norma, assistant à toutes les scènes entre Onassis – Pollione et une Adalgisa – Jackie en jouant de son regard triste en guise de commentaire silencieux.

Önay Köse (Oroveso)

Le second niveau de lecture consiste à faire correspondre cette histoire improbable de druides gaulois et d'envahisseurs romains au récit d'un conflit contemporain dont l'origine n'est pas fixée avec précision, mais qui rappelle la situation de la guerre en Ukraine et le théâtre de Marioupol, détruit par les bombardements russes et lieu emblématique de la résistance à l'occupant. Exeunt les druides, voici le personnel du théâtre, techniciens et petites mains, réunis autour d'une Norma devenue passionaria révolutionnaire. Pollione appartient à ce peuple hostile venu envahir un pays innocent. Norma est cette "casta diva", intouchable vestale dont la virginité est tout à la fois protection et emblème de cette communauté. Impossible dans ces circonstances de révéler au peuple son amour pour le romain Pollione et l'existence de leurs deux enfants. Point culminant de ce qui semble être une cérémonie d'hommage aux victimes dont les cadavres sont allongés devant elle sous des draps ensanglantés, l'air Casta diva est moins à ce moment-là le fameux tube callassien que le chant émouvant et hiératique de la prêtresse bénissant les corps des résistants.

Le jeu des figurants développe une narration parallèle où les occupants, comme ce fut le cas dans ce théâtre ukrainien, se servent de la rénovation des lieux comme arme de propagande auprès de la population. D'où cette scène où Adalgisa chante pour les occupants, dans un mélange d'exhibition et d'humiliation, tandis que les images d'elle sont projetées au même moment sur le grand écran, plaçant Norma en symétrie pour montrer que l'épouse et la prétendante sont réunies dans une situation identique et chantant le même air. Norma a revêtu pour cette dernière scène de révélation et de sacrifice le costume emblématique des productions Zeffirelli, tunique immaculée et fine ceinture écarlate. Réunies pour la première et la dernière fois, l'interprète et la figurante se font face, et le couteau qui plonge dans le cœur de Callas est ce trait d'union qui fait correspondre les deux niveaux de lecture entre l'héroïne de Bellini et la cantatrice – toute deux sacrifiées respectivement sur le bûcher de la fiction et sur le bûcher médiatique. Ce sacrifice libérateur naît de la révélation de Norma et met un terme à son histoire tragique. Parfaitement lisibles dans leur déroulé et leur contenu, ces options s'agencent avec plus ou moins de succès, peinant surtout à se dégager du stéréotype Callas-Norma que tout spectateur porte en lui et cherche généralement à tenir à distance pour ne pas se sentir lui-même trop "envahi" par un cliché, même si la projection des phrases extraites des "Lettres & Mémoires" de Maria Callas n'était pas forcément indispensables mais viennent à la rescousse d'une direction d'acteur un rien embarrassée dans les ensembles et les difficiles duos et trios où l'action se fige et oblige à des solutions scéniques pour éviter l'ennui. Parmi les points intéressants, on citera la question d'une égale brutalité côté résistants et côté occupants avec, à l'appui, des scènes montrant des exécutions sommaires. Côté déception, l'absence de solution pour les enfants de Norma, réduits à une présence encombrante – obstacle majeur d'un livret improbable et difficile.

Karine Deshayes (Norma), Benedetta Torre (Adalgisa)

La première scénique de Karine Deshayes laisse penser qu'elle cherche encore ses marques, après une prise de rôle en version concert au festival d'Aix en 2022 et avant de se lancer dans l'aventure bellinienne la saison prochaine à Marseille, Bordeaux et Toulouse. La voix joue sur des réflexes et un métier qui contourne avec succès certains obstacles trop périlleux quand la voix est à trop exposée dans les ornements et les diminuendos (Dormono entrambi !). Cherchant à compenser l'absence d'un strict atavisme belcantiste par une technique de bon aloi, elle impose par ailleurs un personnage parfaitement crédible dont la véhémence se marie avec le statut ambigu de résistante et d'amoureuse. Les fluctuations de niveaux dans les ensembles (Vanne, si, mi lascia, indegno) trahissent le stress d'une première et la nécessité d'un ajustement, tant dans les changements de registre que dans la régularité des trilles. L'Adalgisa de Benedetta Torre est la bonne surprise de cette soirée ; la jeune mezzo italienne affirme une belle densité de l'instrument et un caractère dans l'émission et la projection, démontrant dans son Sgombra è la sacra selva une palette sensible de tout premier plan. Norman Reinhardt empoigne son Pollione avec moins de soin dans la ligne et le vibrato, risquant à plusieurs reprises la sortie de route côté justesse et poussant vainement dans les trios. Heureusement, Önay Köse impose un Oroveso dont la puissance écrase aux entournures quelques nuances mais révèlent une incarnation très engagée.

La direction d'Andrea Sanguineti butte sur l'écueil de ce que Wagner appelait "l'orchestre mandoline". Le chef tente de jouer sur des effets de surprise, cherchant à brusquer des tempi qui auraient pu laisser s'amoindrir la ligne de chant et au contraire, puisant par moments sur un alanguissement des accents et une intention de souligner le souffle que les cordes de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse peinent à réaliser, créant quelques décalages inévitables dans le Chœur de l'Opéra national du Rhin. Un sentiment de rodage que les prochaines représentations auront à cœur de gommer assurément.

Karine Deshayes (Norma), Norman Reinhardt (Pollione), Önay Köse (Oroveso)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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