Pour célébrer comme il se doit les noces de Louis XIV et de l’Infante d’Espagne, Mazarin alors premier ministre, demande au plus grand compositeur italien de son temps après Monteverdi, Francesco Cavalli, de venir à la cour créer un fastueux opéra. L’artiste se met rapidement au travail et décide d’écrire une tragédie sur le modèle classique alors en vogue en France, avec le librettiste Francesco Buti, qu’il intitule Ercole amante. Sa création est cependant reportée en raison de la construction d’une salle tout spécialement conçue pour l’événement, d’une capacité de 4000 places, promise à s’appeler Salle des machines, située en plein cœur du jardin des Tuileries, à Paris. Cet Ercole amante ne sera finalement présenté qu’en février 1662 sans que Mazarin ait eu le plaisir de savourer ce moment, ce dernier étant décédé un an avant. Cavalli à cette occasion peut absolument tout se permettre du point de vue musical, avec un orchestre extrêmement développé dont il déploie les forces en un prologue, qui fait l’éloge de la France, et cinq actes très animés, au cours desquels il prend un grand nombre de libertés formelles.De cette histoire plutôt alambiquée qui associe mythologie et références historiques, le duo de metteurs en scène Valérie Lesort et Christian Hecq, auteurs d’un Domino noir d’Auber remarqué en 2018 sur cette même scène, a eu la bonne idée de respecter le livret à la lettre et d’imaginer un univers d’une fantaisie et d’une inventivité incroyables. Car il en faut du courage pour passer d’une scène à l’autre sans se fourvoyer, surprendre le spectateur en jouant avec lui des artifices de la scène en lui donnant l’illusion d’assister à un spectacle où la machinerie baroque peut à tout moment se mettre en marche et le transporter dans un véritable tourbillon d’images. Ainsi se passe-t-il continuellement quelque chose sur la scène où alternent en permanence comédie et tragédie : si le décor en amphithéâtre signé Laurent Peduzzi est assez simple, il permet toutes les audaces et les transformations grâce à des trappes d’où sortent des palmiers, des fleurs géantes, des colonnes, des pierres tombales, des bancs de verdure magiques habités par d’étranges créatures aux mains rouges…. Quand ce ne sont pas des danseurs, des contorsionnistes, des acrobates venus des cintres ou quantité de figurants, les personnages apparaissent dans d’étranges machines volantes, comme la colombe-avion de Venere et la montgolfière de Giunone, ou amphibies avec le sous-marin du drolatique Nettuno arborant une barbe verte. Les gags s’enchainent ainsi pour notre plus grand plaisir sur un rythme cartoonesque, les metteurs en scène maniant avec une grâce et une délicatesse infinies les conventions d’un genre que l’on a longtemps considéré comme contraignant. L’emploi de lumières acidulées très travaillées (Christian Pinaud), de maquillages extravagants (celui de Giunone avec sa double rangée d’yeux est épatant) et de costumes élaborés, dont celui inénarrable que porte Deianira avec son interminable traîne (Vanessa Sannino), sans oublier celui du Sommeil ventru à souhait, viennent parachever cet excellent travail scénique qui permet d’animer chaque tableau, d’éblouir et d’enchanter le public, sous le charme de ce spectacle total aussi poétique et que féérique.
Dans le rôle d’Ercole confié à une basse et non comme l’aurait fait Cavalli s’il avait composé ce chef‑d’œuvre en Italie par un castrat, chose inimaginable à la cour de Louis XIV, Nahuel di Pierro est absolument irrésistible : le portrait qu’il brosse non sans humour de ce Dieu puissant (qui entre en scène massue à la main tenant en laisse un énorme monstre), colérique, jaloux et …. amoureux étant à la fois d’une belle complexité dramatique et d’une impeccable épaisseur musicale, sa voix ayant gagné en projection et en caractère. Anna Bonitatibus campe une Giunone pleine d’esprit, sa longue et belle voix ambrée convenant parfaitement à ce personnage insaisissable, capable d’arriver depuis les airs retenue par des filins, ou de chevaucher un paon avec le plus grand naturel.
Contrainte d’obéir aux ordres d’Ercole et de répondre à ses avances, la Iole de la soprano Francesca Aspromonte sait se faire soumise sans que sa voix souple, aérée et très timbrée n’en souffre, tandis que la Deianira ardemment défendue par Giuseppina Bridelli sait se draper dans la colère et se réfugier dans la douleur grâce à un instrument très prenant et expressif. Le ténor Krystian Adam est lui aussi à la fois fringuant et subtil dans le rôle d’Illo, fils d’Ercole, promis à la mort mais sauvé in extremis, tandis que Licco (Dominique Visse) et Il Paggio (Ray Chenez) se montrent tous les deux espiègles au milieu d’un aréopage de rôles secondaires tenus avec beaucoup de justesse : parmi eux Giulia Semenzato (Venere, Bellezza, Cinzia), Luca Tittoto (Nettuno, l’Ombra d’Eutiro) et Eugénie Lefebvre (Pasitea, l’Ombra di Clerica, Grazia, Pianeta).
Raphaël Pichon à la tête du Chœur et de l’Orchestre Pygmalion, par son infaillible instinct musical, son engagement farouche et sa confiance absolue en la partition, transfigure la musique de Cavalli à laquelle il insuffle une fantaisie, une pulsation et raffinement inouïs, qui mettent en évidence l’extrême originalité de cette œuvre foisonnante. Grâce à lui et à ses musiciens, le temps ne pèse pas et la riche orchestration qui accompagne récitatif, arioso, air, madrigal, grand ballet, duo ou trio crépite tel un feu continu, renforcé par de nombreux bruitages qui donnent autant à voir qu’à entendre.
Une magnifique mise en scène !