Avec son port de reine antique, son physique de cinéma et sa voix chaude où couve un envoûtant brasier, Gaëlle Arquez aurait pu, comme Gene Tierney, en son temps, se faire arrêter dans la rue ; non pas pour devenir comédienne - quoique - mais pour embrasser une carrière de cantatrice. D'abord soprano, la jeune femme est devenue en quelques années un mezzo idéalement taillé pour la tragédie (Gluck), après être passée par le baroque français (Rameau) et italien (Haendel), avant de déployer ses ailes et son talent dans l'opéra français (Carmen et Mélisande) et de s'essayer dans le bel canto avec une percée chez Bellini (Adalgisa en 2018). C'est pourtant avec Isolier du Comte Ory de Rossini qu'elle finira l'année, répondant à l'invitation de l'Opéra Comique, une prise de rôle dont elle nous parle, entre autre, dans cet entretien qu'elle a bien voulu nous donner il y a quelques jours dans sa loge.
Bien que née à Saintes d’une mère malgache et d’un père français d’origine espagnole, vous avez vécu en Côte d’Ivoire et sillonné l’Afrique jusqu’à l’âge de dix ans. Quelle place la musique a-t-elle occupé dans ces années d’enfance ?
J'ai découvert la musique classique vers six ou sept ans, lorsque ma mère s'est liée d'amitié avec une professeur de piano qui n'avait pas beaucoup d'élève et qui lui a proposé que je suive ses cours, ce que ma mère a accepté. Je suis venue à l'instrument après l'étude du solfège, des rythmes et des notes. À la maison je crois me souvenir que nous écoutions de la variété.
L’étude du piano a précédée celle du chant, tandis que votre intérêt pour les grandes voix d’hier a succédé à celui que vous aviez tout d’abord pour celles de Maria Carey et Lara Fabian. Peut-on en conclure que cet éclectisme vous a aidé à élargir très vite votre répertoire à la sortie du CNSM de Paris en 2009, où vous aviez été formée en tant que soprano ?
Leurs carrières ont explosé quand j'étais adolescente et j'étais fascinée par ces voix de femmes, par leurs timbres et je m'essayais sans doute à la chanson avec mes copines pendant la récréation. J'ai étudié en tant que soprano, c'est exact et je voulais incarner Traviata ; j'achetais tous les disques de Mado Robin en rêvant d'être colorature, j'aimais le côté irréel de sa voix, mais j'ai vite réalisé que je n'aurais jamais ses capacités. Le fait d'avoir pensé être soprano est assez fréquent pendant l'apprentissage, où l'on se cherche parce que la voix est légère, que l'on a des aigus et en ce qui me concerne, mon timbre de voix a été clair jusqu'à l'obtention de mon prix. Un peu avant, mon professeur de l'époque, m'avait fait part de ses doutes quant à l'évolution de mon instrument qui se corsait et dont le medium s'étoffait, mais j'étais convaincue que je serai soprano et pas mezzo. Il m'a fallu du temps, car au Victoires de la Musique en 2011, j'ai concouru dans la catégorie soprano et ce n'est que progressivement que j'ai amorcé le travail vers le mezzo.
Depuis vos débuts professionnels qui se situent aux alentours de 2011, vous vous êtes illustrée dans le répertoire baroque italien et français, avant de faire vos premières armes chez Mozart et Rossini puis de vous diriger vers l’opéra français. Ces auteurs et ces répertoires faisaient-ils partie de ceux par lesquels vous vouliez passer, où se sont-ils imposés à vous ?
Mozart m'a permis de bifurquer, car mon premier contrat à Avignon était Susana, puis j'ai chanté Zerlina, rôle qui est assez ambigu, à la Bastille. Cela m’arrangeait bien. Puis j'ai découvert le baroque qui m'a permis de garder cette ambiguïté et d'amorcer une transition en douceur. Je devais dire adieu à ces rôles qui m'ont fait aimer l'opéra, Mimi, Violetta, le répertoire italien et je ne m'étais jamais intéressée aux mezzos que certains chefs rencontrés au Festival de Beaune m'ont conseillé d'aborder, via le baroque. Raphaël Pichon a été l'un des premiers à me pousser vers le répertoire baroque français. A Beaune pendant trois ans, j'ai ainsi pu m'attaquer à Rameau, à Haendel et à Rossini, ce qui m'a donné envie d'avancer. Je me suis rapidement approprié ces partitions et quitté peu à peu les rôles « intermédiaires ».
En cette fin d’année vous avez deux actualités : la parution de votre premier album solo chez DG intitulé « Ardente flamme » et votre premier Isolier au Comique dirigé par Louis Langrée et mis en scène par Denis Podalydès. Parlez-nous en premier lieu de votre rencontre avec André Tubeuf et du travail de recherches que vous avez effectué en sa compagnie pour constituer ce programme français.
Je l'ai rencontré lors d'une interview sur France Musique en 2014 où je parlais de La Belle Hélène ; il m'a dit à l'issue de ce moment qu'il aimait ma voix, qu'il voulait m'ouvrir sa discothèque et me faire découvrir quantité d'airs d'opéras français en buvant du thé. Il désirait transmettre ce répertoire oublié, chanté par des interprètes du passé, à partir d'inédits, de pirates, de trésors qu'il a déniché tout au long de sa vie. J'ai donc été chez lui et nous avons écouté de la musique ; il me montrait aussi sa collection de photos. C'est une encyclopédie vivante. Grâce à lui j'ai pu emmagasiner des idées et les choses se sont faites assez naturellement deux ans avant de signer mon contrat avec DG. Chanter en français était important et évident, car un premier album est une carte de visite et j'avais à faire un choix. Je venais d'interpréter Armide de Gluck à Vienne avec Minkowski et j'ai pensé que cet auteur serait une belle transition. J'ai voulu qu'il y ait une empreinte de ce répertoire que j'aime toujours et nous avons décidé du programme tout en anticipant sur ce que sera l'avenir. J'avais envie de challenge, de saveur, pour que l'on sente ma personnalité.
À part quelques exceptions, les grands opéras français du XIXème ont souvent été critiqués en raison de la faiblesse de leur livret, il faut bien dire désuets ou très datés. Vous est-il toujours aisé de transmettre, de raconter une histoire au public et si non quels éléments vous sont alors utiles ?
Je nourris mon imaginaire, suis curieuse de tout, de théâtre, de danse, d'exposition, de photos, d’œuvres contemporaines, autant de choses abstraites qui peuvent m'inspirer et servir les personnages que je dois habiter. Quand le livret est un peu difficile à défendre j'investis mon rôle psychologiquement car je sais où je vais, d'où vient mon personnage, de quoi est composé sa personnalité. Je n'arrive pas sans rien en scène, je peux combler les carences et éviter que le public ne s'ennuie. Certains rôles m'inspirent moins, c'est humain, parfois je ne les comprends pas, alors les discussions avec les metteurs en scène et les chefs sont une aide précieuse. Je n'ai plus qu'à rassembler tout ce que j'ai pu acquérir.
Vous que l’on sent très militante en faveur de l’identité du chant français, n’aimeriez-vous pas vous rapprocher de Palazzetto Bru Zane, institution qui défend avec ardeur ce répertoire oublié ?
J'aimerai beaucoup et il faudrait leur poser la question car je n'ai pas encore été en contact avec eux. C'est dommage, mais cela va peut-être arriver. Cela ne m'appartient pas. J'admire en tout cas leur travail.
Le rôle d’Isolier du Comte Ory est votre 3ème personnage rossinien après Rosina et Angelina : il s’agit cette fois d’un rôle travesti, qui succède à celui du Prince charmant, d'Idamante et de Stefano, avant ce Cherubino qui vous permettra de faire vos débuts au Met en 2019. Généralement que redoutez-vous et qu’aimez-vous lorsque vous êtes confrontée à ces emplois?
Ce que j'aime le plus c'est que ce genre m'oblige à m'immerger complètement, je ne peux pas faire les choses à moité car c'est loin de moi, de mon physique et je travaille intensément ce changement de peau. C'est un défi qui me plait. Le costume ne m'aide pas, mais les chaussures oui, je veux toujours voir mes bottes, car on ne marche jamais pareil avec ce type de chaussures et la manière dont on marche est une aide capitale. Tout vient de la manière dont on se tient et les bottes moi qui suis souvent en talons, ont une assise qui n'est pas la même. Isolier est un Chérubin naïf, qui se rapproche de la comtesse maladroitement et ce que j'aime ici c'est qu'il est un peu plus fort que prévu, il ose aller vers la confrontation avec Ory, qui est un Don Juan, un archétype opposé et j'aime la fragilité de ce jeune garçon, romantique, plein d'idéaux, qui découvre une comtesse à la limite de la folie. Elle a des pulsions inattendues, se jette sur les hommes dont Isolier et pour lui qui idéalise cette femme, il va être en contact avec une créature presque bestiale ; il est également amusant de voir ce qui va réveiller sa sexualité, ses émois et lui donner le goût pour cette brutalité. Son évolution est intéressante car il est au milieu de l'intrigue, même si sa participation musicale demeure modeste.
Vous avez à ce jour pu travailler dans des productions signées Wilson, Haneke, Warlikowski, Holten et Bieito. Ces expériences ont-elles été suffisamment marquantes pour vous permettre aujourd’hui de prendre des risques, d’oser davantage en scène?
Oh oui, je crois que c'est un perpétuel apprentissage et depuis mes débuts, j'ai découvert un milieu passionnant constitué de personnalités qui nous bousculent, cherchent en nous la faille, ou veulent nous faire repousser nos limites : on apprend de cette manière beaucoup de soi. J'ai grandi, me suis découverte, car pour aller au-delà de ses limites il faut se faire confiance, être en paix avec soi-même, prendre des risques et savoir pourquoi. C'est une rencontre avec soi et les personnages : que veut-on dire, quels sont nos points communs ? Cela nous pousse à une introspection constante, parfois plus forte qu'une thérapie.
Avez-vous trouvé que Denis Podalydès, acteur de théâtre, de cinéma et metteur en scène de théâtre et d’opéra avait une façon différente des autres, de travailler à partir d’une partition d’opéra ?
Je l'ai vu dans Les Damnés, quel acteur ! Il n'est pas seul en scène, mais c'est époustouflant. Il cumule les rôles. C'est quelqu'un qui connait la scène, qui est toujours en contact avec elle, qui aime partager, se mettre à notre place, anticiper les obstacles. Il est aussi bienveillant, partage sa passion avec enthousiasme. On a plaisir à venir en répétition, il est ravi de nous diriger car il cherche avec nous, permet et facilite le dialogue. Il est très ouvert à la discussion, pratique avec nous un ping-pong permanent.
Contrairement à certaines cantatrices, vous n’avez pas attendu longtemps pour vous mesurer au rôle de Carmen, abordé en 2016 à Francfort, puis chanté à Bregenz et à Madrid récemment dans la mise en scène de Bieito. Quelles sensations avez-vous ressenties en vous mettant dans les pas de Uria-Monzon, Simeoni, Margaine, Abrahamyan, Rachvelischvili, ou Garanca, des cantatrices qui comme vous ont eu à défendre une conception très forte du personnage, imaginée par Bieito ?
À Madrid nous étions trois casts et pour des questions pratiques on nous a demandé d'assister tous ensemble aux répétitions, mais j'ai fini par dire que cela me gênait, car voir les autres proposer des choses parfois très personnelles, faisait barrage à ma spontanéité. La direction a accepté ce choix car elle a senti que je serai plus libre. Voir des artistes faire des gestes avant vous, sans juger leur travail, c'est quelques chose de frustrant, cela pollue votre recherche. Lorsqu'il s'agit de reprises comme dans ce cas, les metteur en scène ne se déplacent pas et tout le travail d'échange que l'on peut avoir en principe n'existe plus : nos questions restent donc parfois sans réponse et cela limite notre approche, car l'assistant ne peut pas prendre en compte toutes nos propositions.
Malgré les évolutions de nos sociétés, rien ne semble avoir changé dans la vie d’un chanteur dont le métier est toujours fait de contraintes et de sacrifices. Vous déclarez ce mois-ci dans "Elle" que pour vous, la matinée débute avec de la méditation ou du yoga, vous mangez bio, avez peu ou pas de vie sociale, faites du sport plutôt que des after et chantez encore et toujours, même avant de vous endormir. Si l’on ajoute à cela le trac qui vous assaille avant d’entrer en scène, qu’est-ce qui selon vous, concrètement, peut donner envie aux jeunes de s’engager dans cette profession ?
Je crois que l'appel de la scène vous dépasse, vous en avez besoin. J'ai ressenti douloureusement le trac et le gère beaucoup mieux à présent. Mais quand j'y pense, malgré cet aspect paralysant, j'éprouvais un besoin viscéral d'être là. Quand le rideau se baisse, j'ai envie de recommencer et quand je dit au revoir à un personnage, c'est terrible. La passion n'est pas quelque chose de rationnel, malgré les aléas, on n'y résiste pas.
Depuis quelques années le chant français a retrouvé la place qui lui a longtemps échappé, les figures de proue comme Alagna, Dessay, Gens, Petibon, Tézier, Massis, Koch et Naouri pouvant compter sur la relève composée par Deshayes, Crebassa, Margaine, Fuchs, Devieilhe, Dubois, de Barbeyrac, Sempey, Degout, Courjal et vous-même. Y trouvez-vous une saine et féconde émulation, ou ressentez-vous une inévitable concurrence ?
Tant mieux, il faut que le chant français puisse se faire entendre et que notre répertoire s'exporte. L'opéra doit rester un art vivant et c'est formidable. Arrêtons de pleurnicher. C'est une bonne concurrence et la scène actuelle a changé, on s'intéresse davantage aux personnalités des chanteurs, on se demande comment ils vont interpréter leurs personnages ; le physique aussi a son importance, car l'image doit être à la hauteur de ce que l'on entend, même si cette notion est moins forte chez nous qu'à l'étranger. Il faut bien sût éviter les standards, le compartimentage. Mais encore une fois, plus on est et plus l'opéra français vivra.
Après ce Comte Ory, ceux qui voudront vous entendre devront se rendre à Londres ou en Allemagne où vous êtes fréquemment invitée, L'Opéra de Francfort étant un peu devenu votre port d’attache, ville où vous débuterez dans Adalgisa face à la Norma de Elza van den Heever en juin. Pour quelles raisons avez-vous accepté d’inscrire ce rôle à votre répertoire ?
Comme souvent ce sont des propositions de l'intendant de l'opéra de Francfort : la saison dernière j'ai eu la chance d'interpréter trois rôles importants Serse, Carmen et Mélisande, à laquelle je ne croyais pas au départ. J'avais des a priori sur cette œuvre et pourtant ça a été un coup de cœur et je voudrais beaucoup reprendre ce rôle. Adalgisa arrive bientôt, je l'ai acceptée pour me confronter au répertoire italien. Il s'agit d'un nouveau challenge qui me réjouit, car lorsque ma curiosité est piquée j'y vais avec plaisir, d'autant que je me sens en sécurité à Francfort.
Parmi les gloires du passé ou celles encore en activité, quelle est celle dont la carrière vous fait rêver et pourquoi ?
C'est délicat : certaines artistes m'inspirent comme Lorraine Hunt, pour ce qu'elle dégageait sur scène. J'aime la voir en vidéo, car elle me bouleverse, par sa simplicité, son élégance, ses failles. Musicalement j'admire beaucoup de chanteuses, Callas pour son vaste répertoire et sa détermination à imposer sa manière d'interpréter et Régine Crespin, bien sûr, qui reste pour moi une icône pour le répertoire français. Entre les trois je vois l'aura, la grâce, la magie, ce qui permet de faire rêver les gens, ce dont nous avons tous besoin.