Arrivé à Toulouse à 27 ans à l'invitation de Nicolas Joel en tant que dramaturge, Christophe Ghristi travaillera près de deux décennies avec lui. Nous retraçons avec lui les étapes d'une carrière qui le mènera du poste de directeur de la dramaturgie à l'Opéra de Paris à celui de directeur artistique d'un Théâtre du Capitole devenu "Opéra national en région" grâce à une politique de programmation, d'ouverture et d'actions auprès de tous les publics qui se poursuit dans la nouvelle saison 2022-23. Rencontre avec un homme passionné, au service de la culture et de l'élitisme pour tous.
Je crois savoir que vous n'étiez pas prédestiné à travailler dans un milieu musical ?
Non en effet, je ne suis pas né dans un milieu musical ou culturel. La musique s’est emparée de moi à l’adolescence, au point d'en devenir fou. Mais bien sûr je ne connaissais pas les voies d'accès à ce milieu. J'ai passé ma jeunesse à Cannes, et j’étais boulimique de musique, de littérature et de cinéma. Cannes oblige ! J'ai commencé à fréquenter l'opéra de Nice, puis j'ai suivi un cursus littéraire qui m'a mené à l'enseignement à la sortie de l'Ecole Normale Supérieure. Pendant mes études, j'envoyais spontanément des articles à des revues. Mon premier article est paru en 1990 dans le Monde de la Musique, c'était un portrait de Samson François pour les vingt ans de sa mort. J'ai ensuite collaboré à Opéra international, sous la houlette de Sergio Segalini, Diapason et Radio Classique. Deux ou trois ans après la fin de mes études, j'ai rencontré Nicolas Joel.
Vous avez abordé le monde lyrique par la littérature ?
Oui, je crois. Rien dans mon entourage familial ne m'y prédestinait mais j'étais fasciné par le monde germanique et j'avais choisi l'allemand en première langue. Mes premiers chocs musicaux ont été Bach, Mozart, Schubert, Wolf et Wagner. L'opéra italien est venu bien après et ce, malgré mes racines méridionales. J'imagine avec le recul que ce qui était proche de moi me fascinait moins…
Quel souvenir gardez-vous de Nicolas Joel ?
Il a été quelqu'un de très important pour moi. J'ai travaillé 19 ans à ses côtés, en tant que dramaturge au Théâtre du Capitole de 1995 à 2009, puis cinq ans à l'Opéra de Paris. J'ai des milliers de souvenirs bien sûr... J'étais impressionné par sa culture du théâtre, une culture gigantesque. Et puis aussi par sa connaissance de tous les rouages d'une maison. Il avait en lui ce que je peux appeler un "pragmatisme héroïque", un sang-froid formidable. C'est la plus grande leçon que j'ai héritée de lui. Je me souviens qu'il me l'a communiquée un jour en une phrase. C'était un soir de première, on jouait Mignon d'Ambroise Thomas au Théâtre du Capitole. Quelques heures avant le début du spectacle, il n'y avait pas de Mignon (rires). Il m'a dit "Mais calmez-vous, voyons !"… Évidemment quelqu'un est arrivé pour sauver la première, quelqu'un qu'on n'a plus jamais revu après… Depuis ce jour-là, je n'ai plus jamais paniqué (rires).
Considérez-vous que le fait d'avoir travaillé comme dramaturge influence encore aujourd'hui votre fonction de directeur artistique ?
Sans aucun doute. Mais pour mieux vous répondre, il faut préciser ce qu'on entend par "dramaturge". J'ai commencé par écouter en solitaire des milliers de disques puis, j'ai poursuivi mon écoute quand je suis arrivé à 27 ans à Toulouse. J’assistais à tous les spectacles, je connaissais les œuvres par cœur. Pour certaines d'entre elles comme la Tétralogie, je m'occupais du surtitrage – Lire et traduire le livret, c'était la position idéale pour connaître intimement cette œuvre ! Les surtitres, ça renvoie évidemment au livret et donc à la structure littéraire d'une œuvre. Cette approche m'a beaucoup influencé. Je m'aperçois aujourd'hui que je programme surtout des œuvres qui ont un substrat littéraire très fort. Au point que je me demande si une grande œuvre lyrique peut vraiment exister sans ce substrat. Je ne suis pas d'accord avec l'idée qu'un livret d’un grand opéra serait littérairement faible. Goethe, Beaumarchais, Hofmannsthal … on retrouve souvent de grands auteurs dans les chefs-d'œuvre.
L'opéra occupe une place assez paradoxale dans un contexte social et politique souvent très sombre. On a pu observer que le mot "culture" n'avait pas été prononcé durant le débat entre les deux candidats à la présidentielle. J'ai envie de vous demander un peu abruptement si l'opéra a un avenir dans un tel contexte ?
Je suis certain que l’opéra a un avenir, mais il faut lui faire confiance. Il a clairement un impact émotionnel énorme et difficilement égalable. Il déploie une énergie vitale et presque animale qu'on ne retrouve pas dans d'autres domaines artistiques. Je crois qu’il correspond idéalement à un besoin immémorial d'absorber l'énergie et la renvoyer. On mesure mal l'émotion que l'opéra propulse. Je ne sais pas si l'on peut se mettre à la place d'un spectateur vierge qui viendrait pour la première fois à l'opéra mais il semble évident que l'opéra possède en lui une fonction cathartique capable de marquer durablement.
Pour rester pragmatique, et sans vouloir passer pour prétentieux, depuis que nous avons rouvert en mai dernier, la plupart de nos spectacles affichent complet. Avec parfois de belles surprises, comme Wozzeck, Platée et dernièrement Jenufa. Mais ce succès est toujours fragile et je suis vigilant sur tous les aspects de la programmation. Pour l'instant, je ne constate pas ici les problèmes qu'on peut voir ailleurs. Le public nous fait confiance et je fais tout mon possible pour conserver cette confiance. Si c'est possible ici, pourquoi ne serait-ce pas possible ailleurs ?
Comment se porte le Théâtre du Capitole à l'issue de cette crise sanitaire ?
Nous avons subi cette crise comme toutes les autres salles. Nous avons été obligés d'inventer des solutions et faire face à des protocoles qui changeaient chaque jour. Côté lyrique, nous avons annulé huit productions. Certains ballets ont été annulés plusieurs fois d'affilée, comme le Toulouse Lautrec de Kader Belarbi. Le Chœur a été particulièrement mis à l’épreuve. Les choristes ont été contraints de porter le masque sur scène et de changer sans cesse de salles de répétition, les salles habituelles étant trop petites pour respecter le protocole sanitaire. Mais il faut rendre hommage à toute la maison pour son adaptabilité sans failles. Pendant Carmen, nos habilleuses remettaient chaque jour les costumes aux mesures des nouveaux arrivants, la régie d’orchestre se débattait pour que nous conservions un effectif décent… Nous avons eu sept distributions différentes pour huit représentations…
Nous avons prévu des reports jusqu'en juin 2024, dont trois spectacles pour la saison prochaine. Nous avions bouclé la saison 2021 avec Elektra et puis en juillet, nous avons improvisé un festival intitulé "Les Nuits d'été". Ce festival a réactivé la maison et le lien avec le public. Tout cela a remis la maison sur les rails pour relancer la nouvelle saison avec Gioconda à la rentrée 2021. L'opéra est un service métropolitain, tout cela a été rendu possible grâce au soutien de la Mairie et de la Métropole de Toulouse. Par notre statut de régie directe, nous n’avons pas pu bénéficier de certaines aides. Je dois saluer à ce sujet notre administratrice générale Claire Roserot de Melin qui a joué un rôle tout à fait extraordinaire. Le jeu des reports a changé la programmation, et nous nous sommes retrouvés cette saison avec Wozzeck et Jenufa, ce qui est quand même risqué ! Et finalement, le succès toulousain de ces deux ouvrages m’enchante ! Nous avons réussi là une part importante de notre mission.
À la crise sanitaire a succédé un contexte de crise internationale avec la guerre en Ukraine. À titre personnel, comment considérez-vous les mesures prises par certaines institutions qui visaient à limiter les engagements d'artistes russes ?
Mis à part des déclarations d'artistes comme celle, scandaleuse, de Boris Berezovsky la majorité des artistes russes n'a pas exprimé un soutien à cette guerre et ils ne méritent pas qu'on les censure. Fort heureusement, les annulations d'œuvres et compositeurs russes sont restés des cas isolés. La bêtise est insondable. Il est inimaginable de censurer les artistes et les œuvres.
Vous êtes arrivé en 2017. Cette saison est la première sous le label "Opéra national en région", ce qui est le signe fort du soutien de l'État et de l'action menée par la municipalité de Toulouse et la Métropole. Quelles perspectives ouvre ce label pour l’Opéra national du Capitole ?
C'est tout d'abord une immense satisfaction et une récompense pour tout le travail accompli. Déjà du temps de Nicolas Joel, j’entendais parler de cette labellisation mais elle ne s’est pas faite à l’époque. Au niveau de la programmation, ça ne bouleverse pas les conditions qui sont aujourd’hui les nôtres. Dans notre planning, nous n’avons pas un jour libre entre fin août et début juillet, nous sommes déjà au maximum de ce que nous pouvons faire dans la maison, à savoir 7 opéras et 4 ballets, ainsi que quelques concerts qui s’insèrent dans les périodes lyriques et chorégraphiques. Nous avons défendu notre dossier auprès du ministère de la culture. Nous cochions toutes les cases : des ateliers de décors, de costumes et de perruques, un ballet de 35 danseurs, un chœur de 40 chanteurs, de la musique ancienne et de la création, un rayonnement régional et national, des coproductions internationales, des activités pédagogiques.. D’ailleurs, le bien-fondé de ce label n’a pas été discuté un seul instant par la ministre Roselyne Bachelot et le Ministère. C’était plutôt une anomalie à régulariser. L’ambition était déjà là avant et elle est encore plus marquée désormais. Pour le directeur du ballet Kader Belarbi, le label permettra de donner aux tournées une nouvelle dimension.
On peut dire que Toulouse est une place forte en matière de politique culturelle et musicale. Diriez-vous de cette ville qu'elle possède une spécificité ?
Toulouse est clairement une ville de musique. Le rayonnement international de l’orchestre depuis l’époque de Michel Plasson est exceptionnel. La spécificité que je ressens ici, c'est la nécessité de programmer grand, de programmer de grandes œuvres. Le jour de ma nomination, un technicien de la maison est venu me voir et m'a dit « Bon… on va faire du Wagner et du Strauss j’espère ? » Ce très grand répertoire, de Tristan à Elektra et Wozzeck, et de La Force du Destin à Ariane et Barbe Bleue, est devenu assez rare et repose sur le niveau des masses artistiques comme sur celui de notre direction technique. En outre, avec sept ouvrages lyriques par saison, il faut aller à l'essentiel. Je n’ai pas le temps de programmer des curiosités. Les grandes œuvres maintiennent la maison à un haut niveau d'éveil. Quand vous avez ce niveau-là en interne, vous développez une relation particulière avec le public. Mon défi pour l'avenir, ce serait de présenter une seconde fois Wozzeck dans pas trop longtemps et de faire venir encore plus de public. Ce répertoire du XXe siècle me passionne, il faut qu’il devienne évident et quasi banal pour le public.
On voit se produire désormais à Toulouse des artistes comme le chef Frank Beermann et des chanteurs de rang international, dont certains viennent à Toulouse pour des prises de rôle. C'est important pour vous cette fidélité avec ces artistes ?
C'est important et ça permet d'oser et d’avancer ensemble. Les projets se font en quelque sorte en commun et c’est fabuleux. Pour citer un exemple, c’est directement avec Stéphane Degout que nous avons évoqué ses débuts en Onéguine et Wozzeck. Je suis heureux du fait que des chanteurs aient envie d'oser ici de nouveaux rôles, c'est une des grandes joies du métier de directeur artistique. Ils savent qu’ils pourront le faire dans les meilleures conditions, notamment grâce à une équipe musicale de premier ordre. J’ai été très heureux qu’un jeune chef italien me parle de notre directeur des études musicales Robert Gonnella comme d’une institution ! Le théâtre avance en même temps que les artistes qui sont invités ici. À l'issue de Parsifal, nous avons lancé le projet Tristan avec la même équipe musicale : Koch, Schukoff, Goerne, Beermann. Il n’y aura que des prises de rôle dans ce Tristan. Mon travail, c'est de sans cesse réalimenter en énergie cette maison. L'énergie, vous l'avez par les grandes œuvres, par les artistes, ces défis et ces stress de première fois. Se recharger en énergie c'est fondamental, surtout après la période que nous avons traversée.
La primauté des voix c'est une marque très forte de votre travail. Vous rêveriez d'une académie pour former et lancer des carrières ?
Absolument. C'est même un projet rédigé et nous attendons de pouvoir débloquer un budget et trouver des aides pour pouvoir enfin le mettre sur pied. D'un autre côté, engager très régulièrement de jeunes chanteurs, c'est aussi une manière de les former. Il y a également la question des masterclasses. C'est un projet en cours avec le nouveau directeur du conservatoire de Toulouse qui considère qu'avec les artistes qui passent au Capitole, chanteurs, chefs ou chorégraphes, il y a moyen de se coordonner pour former de jeunes élèves.
Vous rêvez d'un système de troupe ?
Une troupe imaginaire me va très bien. Le mieux avec l’esprit de troupe, c'est l'esprit, pas la troupe (rire). C'est comme toutes les familles, il ne faut pas qu’elles soient fermées sur elles-mêmes mais qu’elles soient ouvertes, qu’elles s’oxygènent. Dans la saison prochaine, il n'y a pas un ouvrage où il n'y a pas un chanteur qui fait ses débuts dans la maison.
On parle beaucoup de la voix mais il y a d'autres critères comme la mise en scène. On a parfois l'impression que vous ne placez pas la mise en scène au même niveau que la question des voix. Est-ce le cas ?
En rien, vraiment. J’ai la passion de la mise en scène. Pour moi, tout est au même niveau d'attention. Après, il est normal que le point de vue d'un directeur d'institution soit différent de celui d'un musicologue ou d'un critique. Ce que je privilégie, c'est l'intelligibilité du propos. Pour reprendre l'exemple de Wozzeck, le but était de le partager avec le plus grand nombre et je pense que le spectacle de Michel Fau l’a atteint magnifiquement. Il a fait parler l’œuvre à un large public, qui parfois venait à reculons. Je n'ai absolument aucun a priori sur les esthétiques. Quand ce doit être très beau, il n’y a pas de raison que ce soit laid mais quand ça doit être âpre, il faut que ce soit âpre. Je n’ai pas peur de la beauté et de la grandeur, elles me semblent consubstantielles à l’opéra. C’est mon expérience de dramaturge qui fait que je connais le ton ou la couleur des œuvres. Et j'aime que le résultat final soit dans cette couleur-là. Nous avons un devoir d'initiation, nous sommes un service public. Et je ne suis pas non plus contre le principe de plaisir pour le public. Si le public est heureux en voyant Traviata dans de beaux costumes, je pense qu'il faut lui faire ce cadeau. Je déteste la poussière, il y en a de plusieurs sortes et dans toutes les esthétiques, "traditionnelles" ou "modernes". J'aime l'opéra pour ce qu'il est et dans toutes ses dimensions. Par exemple, l'art du costume me passionne. Renoncer à la réflexion sur le costume pour un metteur en scène, je trouve cela dommage. Le costume, c'est comme le maquillage et la lumière, on peut imaginer des formes, une fantaisie et un univers... et puis les ateliers adorent faire des projets complètement fous et originaux. Ce serait dommage de s'en priver
Les œuvres rares ont le même statut que les œuvres très connues du grand public ?
C'est une question intéressante. Je ne sais pas ce qui est très connu du grand public. Hier soir par exemple, nous avons accueilli un récital de Karine Deshayes qui chantait Gounod, Ravel, Fauré et Duparc. J'entendais derrière moi une dame qui trouvait que c'était une musique difficile, et qu'il fallait bien la connaître pour pouvoir l'apprécier… Évidemment, Carmen et Traviata, ça attire davantage, c'est évident, mais je ne sais pas quand on les donne ici combien de personnes les ont déjà vues et combien les connaissent vraiment bien. Nous faisons un gros travail pédagogique avec notre dramaturge Dorian Astor. Dans les présentations "un livre, un opéra", on traite au même niveau les tubes comme les raretés. Je me dis qu'on ne peut plus compter aujourd'hui sur une culture générale. Elle existait sans doute à une époque et avec un certain type de répertoire. Aujourd'hui, à part un cercle très restreint, qui a dans sa culture générale Jenůfa, La Ville morte, Wozzeck… et même Idomeneo, Tannhäuser ou Werther?
Évoquons à présent de la saison 2022-2023. On commence avec Rusalka, dans une mise en scène de Stefano Poda qu'on avait découvert avec Ariane et Barbe-Bleue de Dukas.
Oui, ce sera l'entrée au répertoire du Capitole de Rusalka, avec Anita Hartig dans le rôle-titre et Béatrice Uria-Monzon en Princesse étrangère. C'est une œuvre que j'adore, à commencer par son côté fantastique et sinistre à la fois. C'est un conte d'une noirceur terrible, d'un pessimisme noir et absolu. Et puis, quelle audace et quelle originalité d'écrire en 1901 une musique où l'héroïne se tait pendant tout un acte. C'est une œuvre géniale, avec une énergie vitale remarquable. Et je suis heureux de retrouver Stefano Poda, qui est un maître de l’image et qui sait utiliser à plein des ressources de tous nos ateliers.
Viendra ensuite Bohème avec une équipe de jeunes chanteurs…
Oui, avec deux Mimi (Vannina Santoni et Anaïs Constant), deux Rodolfo (Kévin Amiel, Azer Zada), deux Musetta (Marie Perbost et Andreea Soare) et deux Marcello (Mikhail Timoshenko, Jérôme Boutillier). L'important pour moi, c'est de donner à de jeunes chanteurs la possibilité de chanter pour la première fois un chef-d’œuvre absolu du répertoire. Je ne suis pas obsédé par le fait d'engager des chanteurs français. C'est très bien pour eux qu'ils puissent chanter le répertoire français, mais c'est encore mieux de pouvoir leur donner la possibilité de leur offrir le répertoire allemand, italien ou tchèque, ils savent très bien le faire à condition d'en avoir l'occasion. On ouvre leur imagination, on les amène sur des chemins auxquels ils n'auraient pas pensé eux-mêmes. On partage cette culture avec le public mais aussi avec les artistes.
Et puis viendront Le Nozze di Figaro avec une première comtesse de Karine Deshayes et un Tristan und Isolde que nous évoquions plus haut.
Les Noces sont un report covid. Je me réjouis d'entendre la magnifique Karine Deshayes dans cette prise de rôle avec également Anaïs Constant en Susanne et Michael Nagy, un baryton allemand très talentueux. Hervé Niquet dirigera pour la première fois notre orchestre et, si étrange que ça puisse paraître, ses premières Noces ! Pour Tristan, c'est l'aboutissement d'un projet né avec Parsifal et pour lequel j'ai souhaité reprendre le même cast, avec Anaïk Morel en Brangäne. J'essaie chaque saison d’avoir un Wagner ou un Strauss.
Deux compositeurs moins fréquentés font également leur entrée au répertoire du Capitole : Britten avec le Viol de Lucrèce et Boito avec Mefistofele.
Ce sont également deux reports. À l’origine, en novembre 2020, j’avais prévu de faire Peter Grimes. C'est pour moi un chef-d'œuvre à montrer et remontrer pour qu'il finisse par rentrer dans le répertoire et qu'on se réjouisse de le voir à l'affiche, plutôt que de s'en plaindre… Pour des questions de disponibilité de l’orchestre, j'avais opté alors pour le Viol de Lucrèce, une œuvre qui me bouleverse. C’est un opéra de chambre et comme avec Ariane à Naxos, on trouve dans cette œuvre le défi de faire gigantesque avec des moyens minimaux : treize instrumentistes, pas de choeur. L’anti-Grimes ! Le sujet est ici d'une puissance maximale, aussi bien par le thème de la guerre que par celui du viol. Il y a une économie de la forme au service d'une thématique insondable. Et j’ai souhaité confier cette production à Anne Delbée, racinienne de légende, qui sait ce qu’est une tragédie. Avec Mefistofele, c'est un peu le contraire avec cette vaste fresque, cette œuvre folle et spectaculaire. C'est parfait pour une fin de saison, avec un chœur pléthorique ! Nicolas Courjal fera lui aussi une prise de rôle, entouré de deux fidèles de la maison, Jean-François Borras et Béatrice Uria-Monzon. Mais nous aurons un nouveau chef, Francesco Angelico, et les débuts d’une jeune et merveilleuse cantatrice italienne, Chiara Isotton.
Une création : Dafne de Wolfgang Mitterer, une pastorale d'après Les Métamorphoses de Heinrich Schütz, une partition perdue. C'est une forme de coup double en direction de l'opéra contemporain et de l'opéra baroque.
Ce sont Geoffroy Jourdain et Aurélien Bory (qui a fondé sa Compagnie 111 à Toulouse et qui a mis en scène Parsifal au Capitole) qui m'ont d’abord parlé de ce projet avec Wolfgang Mitterer. J'attends beaucoup de ce projet qui sera donné au Théâtre Garonne et qui fait référence à une œuvre disparue de Schütz qu'on peut considérer comme le premier opéra allemand. L’opéra est créé à l’Athénée à Paris à la rentrée puis viendra à Toulouse quelques mois plus tard.
Et puis des récitals : Nina Stemme, Stéphane Degout, Violeta Urmana, Matthias Goerne…
Oui… à 20 euros. C'est le résultat du travail entrepris avec notre administratrice générale. Le lied est une forme modeste, je ne veux pas qu'elle puisse être proposée au public avec des tarifs exorbitants. C'est un format pas toujours évident et si en plus, vous mettez un tarif trop haut, ce répertoire se perd. Le fait de programmer tous les ans des récitals de lieder fait que leur public ne cesse de grandir. C'était déjà le cas à l'amphithéâtre Bastille, avec une jauge comparable à Toulouse. Je suis tellement enthousiaste de faire partager ce monde vocal que je ne veux pas voir la difficulté. Mais oui, les œuvres de silence sont plus difficiles à partager que les autres. C'est une belle mission et un beau défi dans une ville du Sud. Matthias Goerne adore faire des récitals ici. Il y a un silence extraordinaire pendant les concerts, et une culture musicale très forte. En insistant, il y a un moment où ça marche. Actuellement, on ne descend jamais en-dessous de 500 personnes.
Finissons avec d'autres projets, d'autres folies ?
Je rêve de monter par exemple le Saint-François D'assise de Messiaen mais on ne peut pas le faire au Capitole, pour des questions d’espace. Voilà un défi que je me pose pour les années futures. Nous avons déjà fait la folie de représenter Elektra ici, alors que la fosse ne peut pas accueillir l’orchestre énorme de Strauss. Eh bien nous avons trouvé la solution ! Avec Michel Fau, nous avons inversé le plateau et l'orchestre. Imaginez le décor dans la fosse et Ricarda Merbeth chantant à deux mètres du public. C'était le premier spectacle donné après la pandémie… un formidable souvenir. J’ai dans les réserves le Ring de Nicolas Joel mais il a été conçu en quatre soirées indépendantes, avec le décorateur Ezio Frigerio. C'est un patrimoine extraordinaire mais difficilement exploitable séparément. J'aurais envie de monter une Tétralogie intégrale mais nous n'avons pas de dégagements et pas de coulisses. À cour et en fond de scène, il y a la rue. Heureusement, le cintre est très performant. Le Théâtre du Capitole a été conçu à l'origine pour des toiles peintes. La porte pour faire entrer les décors est très étroite et tout doit être monté en kit. Le paradoxe ici, c'est qu'on est dans un monument historique avec une enceinte du 18e siècle et que l'adn de la maison est de monter de grosses productions, avec de grands décors. Le travail d'un décorateur est très spécifique ici. Il faut toujours relever un défi, comme Pierre-André Weitz avec Gioconda qui était construite entièrement sur la hauteur des cintres. Olivier Py et Pierre-André Weitz avait pour nous imaginé un spectacle où la verticalité prenait une place déterminante et servait le propos de l’oeuvre, la puissance écrasante du pouvoir sur les individus. Nous sommes là aussi dans un cas de pragmatisme héroïque ! Donc oui, vive la folie pragmatique. C’est un paradoxe fertile. Et c’est elle qui doit conduire la programmation.