Pour cette première entrevue estivale, Thierry Jallet a pu dialoguer avec la comédienne et metteure en scène, Jeanne Lazar. Formée à l’École du Nord, passionnée de littérature, elle a écrit et mis en scène Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste que nous avions vu au Théâtre de Train Bleu lors la précédente édition du festival Off à Avignon. Nous avons beaucoup aimé ce spectacle qui était assurément une de nos belles découvertes de l’été 2019. Il s’agissait là de la première partie d’un diptyque consacré à Guillaume Dustan, personnalité publique morte des suites d'une intoxication médicamenteuse, jugée souvent sulfureuse et dont les écrits restent – à tort sans doute – trop peu connus. La deuxième partie sera consacrée à l’écrivaine québécoise Nelly Arcan, elle aussi jugée scandaleuse. Elle se suicide à Montréal en 2009 à l’âge de trente-six ans et mais restent ses nombreux textes d’une grande richesse À la tête de sa compagnie « Il faut toujours finir ce qu’on a commencé », Jeanne Lazar achève son diptyque qui s’intitule Je ne vieillirai jamais et sera créé au CDN de Rouen à l’automne et travaille à son futur projet. Entretien.
L’an passé vous présentiez avec les autres comédiens de votre compagnie Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste. Quelle suite ce spectacle a-t-il connu au-delà du festival ?

Il a été construit comme un diptyque dès le début. À Avignon, nous avons joué pendant un mois et cela a été une belle opportunité qui nous a permis de produire le diptyque en entier. Nous avons eu deux dates supplémentaires cette année, à Lille. L'année prochaine, nous proposerons le diptyque dans son ensemble et il y aura une tournée au cours de la saison, de novembre à mars. La création aura lieu à Rouen. Puis, nous allons jouer à Lille, à Valenciennes et à Amiens mais aussi au festival "Fragment(s) ”, où nous présenterons particulièrement la deuxième partie sur Nelly Arcan. Notre présence à Avignon a fait connaître la compagnie. Cela a également été l’occasion de plusieurs rencontres professionnelles. Des rencontres artistiques grâce auxquelles par exemple, je peux à la rentrée proposer indépendamment du diptyque, une performance au festival Actoral à Marseille. Avignon a vraiment changé les choses.
Pourquoi cette forte résolution de votre part pour aller vers Guillaume Dustan et Nelly Arcan ?
Cela s'est fait en fait assez simplement. J'ai lu les textes de Guillaume Dustan et cela m'a tout de suite beaucoup impressionnée. Cette lecture a été très émancipatrice pour moi. Elle m'a donné de la liberté, de la force. En tant qu'artiste, elle m'a transformée. Et j'ai eu envie de partager cette liberté toute mêlée de joie et de mélancolie. Il y a en effet quelque chose de très drôle et de très grave à la fois dans les textes de Dustan. Je l'ai découvert ensuite à la télévision et les émissions auxquelles il participait étaient souvent assez rudes pour lui. Il y était mis à l'épreuve, caricaturé, ses propos étaient récupérés. J'ai eu envie de lui faire prendre le pouvoir au sein d’une de ces émissions de télévision. Pour que ce soit la littérature qui l'emporte. J'ai pensé l'émission de télévision sur scène comme un outil faisant passer au plus grand nombre toutes ses obsessions. Des obsessions proches des miennes finalement. Certes, Dustan parle d'homosexualité dans les années 90 mais parmi les choses qu'il exprime, certaines me touchent en tant que femme et artiste aujourd'hui. C’est en lisant Dustan que j'ai découvert à sa suite Nelly Arcan, également par les émissions de télé auxquelles elle a participé. J'ai immédiatement trouvé qu'elle avait des points communs avec Dustan dans la manière dont on la considérait à la télévision, dans les sujets qu'elle y abordait aussi. J'ai lu ses livres et cela m’a aussi beaucoup impressionnée mais d’une autre façon : j'ai ressenti sa grande lucidité mais aussi sa tristesse sans fond. Comme chez Dustan, tout cela se révèle très puissant et très émancipateur. J'ai alors souhaité les placer en parallèle dans un spectacle à double entrée, afin de montrer leurs points communs. Leurs différences sont là cependant : il était énarque, elle était une jeune femme prostituée. La télé ne s'empare pas d'eux de la même manière mais finit par les instrumentaliser l’un comme l’autre. Si je travaille avec la même équipe dans le diptyque, c’est justement parce que cela nous oblige à repenser les choses d’une partie à l’autre. Les acteurs ne réagissent pas de façon semblable. Et c’est vraiment intéressant.
Comment l'adaptation des textes de ces deux personnalités qui n’écrivaient pas pour le théâtre s'est-elle effectuée ?
Je travaille beaucoup en amont. J’ai lu leurs écrits, je suis allée à la BNF écouter les émissions de télévision auxquelles ils ont participé. J’ai aussi lu d'autres choses sur eux, comme par exemple une interview avec Mathieu Riboulet que j’ai utilisée dans la première partie du diptyque. Je rassemble et adapte tous ces éléments en amont afin que le texte soit écrit lorsque le travail avec les comédiens commence. Bien sûr, avec eux, il y a toujours des modifications qui apparaissent au fil des répétitions Mais j'aime particulièrement ce travail préalable sur le texte. Partant d'archives diverses, j'aime surtout transformer la forme romanesque, ce qui ne se révèle pas toujours évident. Au demeurant, dans Je sors ce soir de Guillaume Dustan, il y a d’emblée une unité de lieu, une unité de temps et une unité d'action, ce qui a grandement facilité les choses. La langue de Dustan est de toute façon magnifique. En outre, dire publiquement des choses de l'autofiction à partir de ses textes et ceux de Nelly Arcan me paraissait important bien qu’un peu culotté. Car ce n'est pas fait pour être dit, plutôt pour être lu chez soi. Dans l’intimité. Pour ce qui concerne les textes de Nelly Arcan, ils sont très puissants, très durs. Il est parfois difficile de les entendre. Un vrai travail d'adaptation a été nécessaire pour que nous y parvenions. J'ai surtout utilisé Burqa de chair qui revient quand même sur Putain. Tout en exprimant des choses difficiles, Burqa de chair publié à titre posthume, reste paradoxalement un recueil assez doux. Comme si les choses s’étaient résolues. Nelly Arcan s'est suicidée juste après, et on y perçoit beaucoup moins de colère. Ce qui m'a particulièrement intéressée ici, c'est la façon dont elle fait face malgré son désespoir.
Tous les deux semblent très clairvoyants dans leur façon de se laisser souvent utiliser par la télévision
Parce qu'il était un énarque, du côté du pouvoir, Dustan était naturellement très conscient de tout. Il a marqué la télévision des années 90 et n’y cherchait pas que le scandale. En ce qui concerne Nelly Arcan, elle n'allait pas du tout à la télévision par plaisir. Elle s'est laissé dévorer par sa jeunesse et tout cela la dépassait. Pourtant, tous deux étaient en effet pleinement lucides : ils savaient que le combat contre le pouvoir des ces émissions très consensuelles était vain
Vous travaillez donc avec la même équipe sur les deux projets. Vous jouez avec eux, vous les dirigez : est-ce toujours facile ?

Ça dépend (Rires). L'équipe s’est quand même agrandie puisqu'il y a désormais une actrice supplémentaire qui joue Nelly Arcan. Le travail de direction quand on est à la fois dedans et dehors reste assez compliqué malgré tout. Je pense que par moments cela peut même être désagréable pour les acteurs. Avoir la metteure en scène sur le plateau, est une contrainte. Certes, ils ne me le disent pas tout le temps parce que ce sont de bons camarades (Rires). Pour moi, c'est différent car personne ne m'a dirigé. Je joue un personnage qui peut être simultanément la metteure en scène. Étant celle qui pose des questions, la journaliste se raconte à travers les autres. Par contre, je n'aurais pas pu jouer Nelly Arcan. Je vis bien le fait d’être sur le plateau en général, mais je me fais souvent remplacer par une de mes collaboratrices artistiques pendant les répétitions pour que je puisse voir. Cela reste quand même étrange de ne pas voir les spectacles qu'on fait (Rires). Quoi qu'il en soit il y a une confiance absolue entre nous. Je suis entourée d'une bonne équipe et tout le monde prend cela avec légèreté.
Quel a été votre parcours jusqu'à ce projet de diptyque ?
J'ai fait l'école du Nord à Lille entre 2012 et 2015, avec Christophe Rauck et Stuart Seide. J'ai donc suivi une formation de comédienne. En sortant de l'école, j’ai pu travailler avec différents metteurs en scène comme Laurent Hatat, Lucie Berelowitsch ou encore Guillaume Doucet. Je ne me suis jamais dit que je voulais devenir metteur en scène. C'est en lisant Dustan que je me suis décidée. Avec un camarade de promotion, nous avions créé la compagnie. Nous avions adapté un roman d'Hervé Guibert. Et je m'occupais du texte avec lui. Nous l'avons joué puis j'ai découvert Dustan. Et j'ai voulu monter ce projet parce que cela me tenait très à cœur. Depuis chacun de nous a créé sa propre structure. Nous avons joué Guillaume… à la Loge puis à Avignon. Petit à petit, les choses se sont déroulées de manière très empirique en définitive. C'est aussi mon goût pour la littérature qui m'a conduit à penser que je pouvais faire du théâtre sans jouer. Cette partie me passionne beaucoup. Ce sont des moments solitaires où j'écris, où j'adapte et je me dis que ce serait bien de continuer ainsi.
Justement, au regard de ce printemps confiné que nous avons traversé et qui a entre autres rudement frappé les artistes, quelles sont les conséquences sur vos projets ?
Au niveau professionnel, je jouais un spectacle. Et nous avons seulement dû annuler trois dates. Nous avons terminé avec des spectateurs à 1 m 50 les uns des autres, d'ailleurs. C'était très particulier. Je n'ai pas connu de complications liées à des annulations même si j'étais très inquiète pour la suite bien sûr. J'étais cependant sidérée sur ce qui se passait au-delà du spectacle vivant. Je me suis quand même mise au travail et j'ai essayé d'écrire. Après les premières semaines, c’est devenu plus difficile. J'avais besoin d'extérieur pour avoir du désir. Le confinement était plus un obstacle qu'une résidence d'écriture. Concernant la tournée, nos dates de l'année prochaine semblent maintenues même si je garde au fond de moi la crainte de l'annulation.
Au-delà de ce nouveau projet que vous écrivez, y a-t-il un texte que vous aimeriez travailler, transmettre pour faire suite à ce moment étrange et sidérant que nous avons traversé ?
Ce que je suis en train d'écrire actuellement concerne le braqueur Rédoine Faïd. Le spectacle sera créé en au Phénix, à Valenciennes. Et il y aura une tournée au cours de la saison suivante. Là encore, c'est une pièce que j'adapte à partir du livre qui relate son histoire, et de plusieurs extraits d'émissions de télévision. En ce moment je pense aussi beaucoup à Sylvia Plath. J'aime beaucoup La Cloche de détresse qui est un texte merveilleux. Je pense que j'aurai la possibilité de l'adapter en 2023. En attendant, le projet sur Rédoine Faïd me stimule beaucoup.
2020, une année éprouvante. Pour vous, que sera le théâtre et plus largement le spectacle vivant d'après ?
Il y a peu, Paul B. Preciado disait que « nous étions sur le point de faire la révolution féministe… et puis le virus est arrivé ». La pandémie a contribué à souligner les inégalités sociales mais aussi les inégalités raciales, les inégalités de genres. J'ai l'impression que c'est le moment de se saisir vraiment de cela. Le théâtre d'après, c'est certainement là où on peut changer des choses en le faisant plus divers. Quand on voit la saison du CDN de Rouen par exemple, c'est frappant : sont programmés plus de metteurs en scène noirs, plus de femmes. S'il y a une nouvelle vague, il faut que ce soit celle-là. C’est l’espoir que je garde pour après.
Jamais je ne vieillirai, d’après Guillaume Dustan et Nelly Arcan. Création en novembre 2020 au CDN de Rouen. En tournée à Valenciennes, Villeneuve d’Ascq, Amiens… (Affiche du diptyque - visuel et typographie : Mona Darley)
© Irène Kalicka (Affiche)