Christian van Horn a l’œil vif, les épaules larges et le contact facile. Cet américain à la déjà longue carrière, basse-baryton aussi à l’aise dans le répertoire français que dans celui de Mozart, Donizetti, Verdi ou Puccini est extrêmement fier de pouvoir incarner prochainement sur la scène de l’Opéra Bastille, le rôle emblématique de Don Quichotte de Massenet, succédant ainsi à Chaliapine, Van Dam, Furlanetto et Ramey. Régulièrement invité par la grande institution parisienne depuis 2019 (Narbal dans Les Troyens de Berlioz), il est là pour créer le nouveau spectacle du prolifique metteur en scène italien Damiano Michieletto, production placée sous la direction de Patrick Fournillier où il aura pour partenaires Gaëlle Arquez (Dulcinée) et Etienne Dupuis (Sancho). Nous avons pu le rencontrer quelques jours seulement avant la première de cette prise de rôle attendue.
Il ne s’agit pas de vos débuts sur la scène de l’Opéra Bastille, mais de votre 5ème apparition, après Les Troyens, La Clemenza di Tito, Faust, Don Giovanni et Les Contes d’Hoffmann. Vous êtes donc de retour pour chanter dans une nouvelle production de Don Quichotte de Massenet, votre quatrième ouvrage en français. Y a-t-il un enjeu supplémentaire pour un artiste étranger et donc plus de pression à interpréter une œuvre du pays et dans le pays où elle a été composée ?
Musicalement, non pas du tout, car pour ce qui concerne le style propre au chant français il s’agit pour moi d’une vieille histoire qui me suit depuis plus de vingt ans et qui ne cesse de me poursuivre à commencer par l’étude de la langue. Le français malgré ses difficultés est bien placé pour ma voix ce qui explique pourquoi j’ai tant chanté ce répertoire depuis mes débuts.
Comment faites-vous cependant, alors que vous ne parlez pas le français ?
Je travaille énormément pour être au plus près de cette langue et ne pas la trahir. Quand on m’écoute à Bordeaux ou à Lyon, on sait que je suis étranger mais je me fais comprendre et suis tout à fait capable de communiquer correctement. J’aime cette langue qui possède de si belles couleurs. Mais je sais que je dois travailler toujours plus et ne rien laisser au hasard.
Pourquoi ne pas avoir pris le temps de l’étudier dès lors que l’on aime tant le répertoire qui lui est lié ?
Je crois que cela vient fondamentalement d’un échec de l’enseignement américain, qui a choisi de faire l’impasse sur la langue française. Beaucoup de gens ici et ailleurs dans le monde parlent parfaitement anglais et en Amérique le français n’est plus enseigné et comme chacun le sait, il est préférable d’apprendre une langue dès son plus jeune âge. Je dois vous dire que je passe le plus clair de mon temps à apprendre de la musique. J’ai dans mon sac trois nouvelles partitions que je dois chanter prochainement. Tout mon temps libre est donc consacré à la musique et pas à l’apprentissage ou au perfectionnement d’une nouvelle langue, je le regrette mais c’est comme ça. Pendant le covid j’ai travaillé ici à Paris, mais je n’ai pas vraiment appris à mieux parler la langue française ; je peux avoir une petite conversation mais pas plus et il faut bien avouer que la langue pratiquée entre nous sur un plateau est l’anglais. C’est une faiblesse de notre part que peu d’américains avoueront. La vérité vient également du fait qu’aux États-Unis on apprend l’espagnol. Quand je suis en Italie, je me débrouille sans plus. Si je dois chanter Boris un jour, je serai entouré de gens qui me conseilleront et m’aideront à réussir ce défi. Je devrais travailler dur pour y parvenir, j’en ai conscience, mais écoutez je n’ai pas à me plaindre je chante partout dans le monde depuis plus de vingt ans !
La place de Don Quichotte dans l’opéra du XIXème siècle et dans le corpus de Massenet est particulière : avant de parler d’interprétation, quelles sont les spécificités, les caractéristiques qui définissent le style de cette partition ?
Je parlerais avant tout des couleurs qui sont la grande spécificité du répertoire français et qui le différencie de l’italien. Toutes ces voyelles vous offrent des opportunités introuvables ailleurs. On peut compter sur l’emploi de la technique propre au bel canto tout en pouvant colorer le son de la voix. Le grand opéra a pour particularité de mettre sur un même plan d’égalité l’usage des règles du bel canto et celui de la langue qui est tout aussi important, à la différence de l’italien où domine la ligne de chant. N’étant pas spécialiste de Massenet je ne vais pas m’avancer : je peux seulement vous dire que Werther est connu dans le monde entier, comme Thaïs et que Don Quichotte l’est moins, mais pourtant cette œuvre est admirable.
Le personnage et les aventures inventées par Cervantès sont célèbres dans le monde entier et ont fait l’objet d’une véritable fascination à l’opéra, au ballet, au cinéma, en littérature et en psychologie ? Quelle sont les directions que vous travaillez avec votre metteur en scène Damiano Michieletto et avec quoi êtes-vous personnellement arrivé sur cette production ?
Je crois que tous les hommes voudraient comprendre Don Quichotte, ce qui le motive, ce qui explique les raisons de son comportement. Nombreux sont ceux qui rêvent d’être plus grand pour pouvoir vivre de belles aventures en suivant envers et contre tout un but qui leur permettrait de trouver un sens à leur vie. Don Quichotte aspire à une vie héroïque et se rend compte que rien ne peut être à la hauteur de ses ambitions, ce qui le pousse à créer, à inventer ; s’il vient à croiser une femme, il la rêve, l’idéalise. Seul son célèbre valet Sancho existe chez Cervantes, tout le reste n’étant que le fruit de son imagination. Je le joue dans cette production comme si toute sa vie n’était que mirage. L’idée de Damiano Michieletto est d’évoluer dans un univers moderne et de laisser libre court au rêve et à la folie, car l’homme que j’interprète est au soir de sa vie et revient sur son passé. Peut-être est-ce un alcoolique, peut-être est-ce un fantasque qui se remémore une vie fantasmée qu’il aurait aimé vivre mais qu’il n’a jamais vécu. Qui sait ? Il sera difficile de savoir qu’elle est la dose de réalité et de fiction, car l’action se passe tantôt dans les années 2000, tantôt dans les années 1960. Ce sera très beau car le décor se transforme sans arrêt autour de moi.
Américain comme un autre baryton-basse de renom, Samuel Ramey, que je crois vous admirez énormément, vous devez savoir qu’il y a vingt-quatre ans il interprétait sur la scène de la Bastille cet opéra dans une mise en scène de Gilbert Deflo, dirigée par James Conlon. Qu’est-ce que cela vous procure ?
Peu de chanteurs ont chanté cet opéra à Paris : Van Dam, Furlanetto, Ramey et Chaliapine, seulement quatre avant moi (rires). J’en connais trois sur les quatre mais aurais bien sur aimé rencontrer Chaliapine. Pour tout vous dire c’est pour moi un honneur de leur succéder dans cette œuvre et dans la capitale de la France ; c’est sans doute le plus grand honneur de toute ma carrière, l’équivalent de Boris au Bolchoï ou de Don Giovanni à Vienne, c’est du même calibre.
Comme Ramey et comme beaucoup d’autres (Siepi, Pinza, Christof, Ghiaurov..) votre voix se définit comme celle d’une basse-baryton, ce qui vous permet de chanter aussi bien Don Giovanni, que Méphistophélès, Nick Shadow, Figaro, Enrico VII ou Oroveso. Mais y a t-il tout de même des partitions plus confortables que d’autres pour votre tessiture, car Escamillo n’est pas Zaccaria ?
Je me suis qualifié dès le départ de basse-baryton pour une raison très simple : si vous débutez la carrière en disant que vous êtes une basse, vous limitez votre éventail, surtout à vingt ans. Si vous le faites, vous ne pourrez aborder que Zarastro ou Osmin ! J’avais ces notes profondes mais étais capable d’atteindre celles qui étaient plus élevées et tout comme Ramey je me suis présenté comme basse avec une extension vers le baryton. J’ai pu ainsi chanter Fiesco, Silva et Escamillo ; j’ai d’ailleurs signé pour cinq productions dans les mois et années à venir, vous voyez, je continue d’alterner les rôles lourds de Verdi et ceux qui flirtent avec la tessiture de baryton. Bien sûr je dois faire attention à mon planning et éviter de les chanter de façon trop rapprochée. Il serait stupide de ne pas faire de transition entre un Escamillo et un Zaccaria, ce ne serait pas sans incidence. Après Don Quichotte je me rendrai au Japon pour une série de Barbe Bleue par exemple.
Justement il y a quelques années vous disiez que le rôle dont vous rêviez était celui de Philippe II, personnage dans lequel vous êtes annoncé la saison prochaine à Paris dans la version originale en français ? Qu’aimez-vous en particulier dans cet opéra ?
La plus belle version… Je crois que pour chanter correctement Philippe II il faut avoir vécu. J’ai rencontré René Pape à mes débuts et il m’a donné quelques conseils. Lui, avait abordé ce rôle à 22 ans et regrettait de ne pas connaitre suffisamment la vie à cette époque ; il avait les notes mais selon lui, rien d’autre. Je partage totalement cette idée, ce rôle sera peut-être celui de ma vie car aujourd’hui j’ai vécu de nombreuses expériences qui m’ont apporté et donné la force, car ce personnage est puissant tout en étant très complexe, meurtri et nous devons faire ressentir tout cela au public. C’est ce qui va le rendre riche et intéressant. La musique est d’une beauté folle et la psychologie va très loin dans les sentiments. On est dans l’insécurité lorsqu’on l’aborde, nous avons beaucoup de gens autour de nous, mais une fois seul face au public il faut être entraîné pour ne pas avoir peur de montrer ses failles.
Vous avez partagé entre autres à Paris les univers scéniques de Tcherniakov, Decker, Kratzer, Von Hove, Carsen et Michieletto. L’an prochain vous ferez partie de la reprise du Don Carlos signé Warlikowski. Apprenez-vous davantage d’un personnage auprès d’un metteur en scène ou d’un chef d’orchestre ?
Vaste question ! J’ai appris plus sur les personnages par les discussions que j’ai pu avoir avec les metteurs en scène. On apprend beaucoup avec les chefs d’orchestre, mais d’abord par la musique et donc la partition ; avec Antonio Pappano par exemple, j’ai beaucoup avancé, mais d’un point de vue technique, ce qui diffère du temps passé en amont avec le metteur en scène, ce temps qui précède celui des répétitions où le travail est très ouvert, comme c’est le cas avec Damiano, dont les réflexions sont vraiment essentielles car on part de loin pour créer une vision ensemble. Parfois le metteur en scène n’est pas présent lors d’une reprise mais avec Carsen sur Les Contes d’Hoffmann, il était là et nous avons pu échanger. Parfois un assistant doit pouvoir le remplacer ; certains savent tout et c’est très facile, mais ce n’est pas toujours le cas. En Allemagne où l’on ne répète pratiquement pas, nous devons apprendre la mise en scène avec les vidéos. Vous savez Paris est apprécié par tous les chanteurs, car on peut y répéter énormément, cinq à six semaines, ce qui est un luxe. Sur Les Troyens nous avons répété sept semaines. Il y a peu d’endroits au monde où l’on pratique encore cela. C’est important surtout quand on débute un nouveau rôle.
Quelle est votre relation au costume et au maquillage et à tout ce qui vous permet de vous métamorphoser physiquement ? Est-ce une chose sans laquelle votre interprétation et votre voix a besoin pour accéder à une vérité théâtrale, je pense au Mephistofele de Boito et à celui du Faust de Gounod ici à Paris dans la mise en scène de Kratzer.
Très intéressante question ! Je n’ai pas de problème avec ce que je dois porter, j’accepte en principe toutes les propositions qui me sont faites. Je peux trouver à redire si mes chaussures sont trop petites ou si un accessoire me fait mal en bougeant, mais c’est tout. Je laisse faire, je vois comment je suis et souvent cela m’aide bien sûr énormément car il suffit d’avoir une perruque et d’être maquillé pour sentir encore mieux le personnage. Pour Faust par exemple, les cheveux longs m’ont aidé à entrer dans la vision du metteur en scène. Ma voix aussi s’adapte probablement plus facilement. Si je suis ridicule, c’est un bon défi, je me regarde dans le miroir et si ce que je vois n’est pas ce que je veux être, je dois tout faire pour y parvenir. Il faut savoir s’adapter cela fait partie du travail. Je me souviens avoir chanté Enrico VIII avec tant de costumes que j’avais l’impression de ressembler davantage à Falstaff et jouer la séduction avec tant d’épaisseurs n’était pas évident, mais j’ai trouvé les moyens de passer ce stade pour éviter le ridicule de la situation.
Le comédien Harvey Keitel a dit : « Les choix que nous faisons dans une carrière, c’est ce qui nous définit ». Qu’en pensez-vous ? Lorsque l’on parlera de vous dans soixante ans, le seul fait d’étudier la liste de vos rôles permettra-il de définir votre parcours ?
Harvey Keitel a été célèbre très tôt dès ses premiers films, ce qui n’est pas souvent le cas pour un chateur qui doit progresser de rôle en rôle et ne peut pas toujours faire les choix qu’il souhaiterait. Si vous regardez ma carrière vous voyez que j’ai fait preuve de patience pour parvenir aux partitions et aux grands rôles dont je rêvais. Wotan fait partie de ceux qui me tentent et j’espère pouvoir le chanter un jour, mais j’aime le répertoire français, Verdi et c’est là que je me sens le mieux ! Wotan arrivera peut-être, je n’en sais rien à l’heure où je vous parle, je devrais sans doute atteindre la soixantaine pour y parvenir, tout est une question de temps, de maturité et de rencontres. Cela n’a rien à voir avec une carrière de comédien. Des rôles comme Don Quichotte, Don Giovanni ou Mephistophélès sont essentiels à ma vie et le tout est de les faire au bon moment. J’espère que ma voix suivra car c’est vrai que lorsqu’on est jeune on peut tout chanter, ce qui n’est plus toujours le cas à quarante, cinquante ou soixante ans. Il faut pour cela éviter que certaines propositions n’arrivent trop tard. Je voudrais chanter Don Giovanni longtemps car musique et texte ne parlent que de ses succès passés, le présent ne le faisant que trébucher, c’est pourquoi il est, à mon avis, à la fin de son parcours et ne lui reste que l’Enfer. Il est vieux selon moi et pas le jeune homme auquel on pense immédiatement. Je me souviens avoir vu Elvis à la fin de sa vie, le costume était toujours là, mais il était boudiné dedans ce qui montrait qu’il ne voulait rien lâcher, mais curieusement sa voix elle, était encore là.
© Dario Acosta