Matthieu Rietzler s'est fait connaître comme secrétaire général à l’Opéra de Lille, puis de la Maison de la danse à Lyon avant d'être nommé directeur de l'Opéra de Rennes à 38 ans. Il a succédé à Alain Surrans qui a pris la direction d’Angers Nantes Opéra et avec qui il construit depuis une dynamique à travers des spectacles en coproductions. Dans le même esprit consistant à faire de l'opéra un lieu fédérateur, il participe au projet de la co[opera]tive réunissant les opéras de Dunkerque, Compiègne, Quimper et Besançon. Animé par le fait de penser la production différemment, il a développé auprès de personnalités comme Caroline Sonrier et Dominique Hervieu le souci de programmer des actions et des spectacles en lien étroit avec le territoire. Amoureux de l'excellence et du lien social, Matthieu Rietzler revient avec nous sur son parcours et les enjeux actuels de l'opéra.
Comment s'est dessiné pour vous le projet de devenir directeur de l'opéra ?
J'ai étudié le piano mais je n'ai jamais eu ni l'envie ni les moyens techniques d'en faire mon métier. Ce qui était déjà plus évident pour moi, c'était le plaisir que j'avais d'organiser des rencontres et des concerts avec des amis qui poursuivaient leur parcours au conservatoire de Nancy. Je me suis orienté pour ma formation universitaire vers une école de management et de gestion, en la complétant d'un master de management public. J'ai senti la nécessité de me spécialiser en effectuant des stages dans le secteur de la musique et en particulier à l'Opéra National de Lorraine. J'ai d'abord travaillé aux côtés de Jean-Marie Blanchard sur le développement des projets hors les murs pour l'orchestre. Je devais le rendre visible dans l'ensemble de la région et notamment mener des projets d'action culturelle, en milieu hospitalier, en ruralité et auprès des scolaires et jeunes publics. L'aventure s'est poursuivie avec Laurent Spielmann, qui lui a succédé à la direction de l'Opéra. Et comme je terminais ma formation et que je traînais dans les couloirs de l'opéra… il m'a proposé à ce moment-là d'y traîner un peu plus souvent ! Sous sa direction, j'ai vraiment fait beaucoup de métiers, y compris de la régie plateau. Laurent Spielmann s'est dit que j'avais sûrement quelque chose à faire dans ce métier et m'a aidé à mieux le comprendre de l'intérieur. J'assume être un pur produit de l'éducation populaire. Ma mère avait créé une école de musique en milieu rural, c'était vraiment une initiative qui défendait les valeurs de partage. Pour Vacances pour tous, j'ai dirigé chaque été pendant une dizaine d'années des centres de vacances musicaux, qui permettaient de penser la musique comme un levier d'émancipation, de vivre ensemble. Ça m'a beaucoup marqué. La plupart des jeunes qui étaient là pratiquaient déjà la musique, mais il y avait aussi une dimension d'inclusion pour des enfants en difficulté sociale. L'ensemble de l'équipe d'animation était constituée de jeunes musiciens issus des conservatoires, entre dix-huit et vingt-cinq ans. Moi, j'étais là pour coordonner l'ensemble de ces séjours et c'est très clair que ça a été un point important dans mon parcours.
A l'issue de ma formation, j'ai voulu prolonger mon goût pour la transmission à Strasbourg, à l'Opéra national du Rhin grâce à Isabelle Masset et son directeur Nicholas Snowman qui m'a nommé responsable du jeune public et de l'action culturelle. Tous deux m'ont laissé carte blanche pour développer le projet jeune public à Strasbourg, Colmar et Mulhouse. Nicholas voulait importer la culture anglo-saxonne des services éducatifs d'opéras. Sous sa houlette, on a monté plusieurs opéras par et pour les enfants, avec le conservatoire de Strasbourg notamment et j'ai présidé RESEO, le réseau européen de sensibilisation à l'Opéra. C'est aussi le moment où j'ai découvert la danse durant cinq ans avec le Ballet du Rhin. En matière de répertoire, c'est l'époque où s'est monté à Strasbourg le cycle Berlioz, Le Couronnement de Poppée et le Ring par David McVicar. Aujourd'hui encore, je me rends compte à quel point ces années-là m'ont vraiment marqué. Je me souviens du Theodora de Peter Sellars, c'était un choc incroyable. Ces saisons ont été très fortes pour moi. Ensuite, j'ai rejoint Caroline Sonrier, Directrice de l'Opéra de Lille en tant que secrétaire général. Pour les enjeux de liens entre l'opéra et le territoire, j'étais vraiment son bras droit. C'était formidable de travailler avec elle et voir la manière dont elle pensait l'Opéra de Lille comme un opéra qui passait du XXe au XXIe siècle. Elle a développé et renouvelé la relation aux artistes, le rapport à la musique contemporaine, a invité deux ensembles en résidence (le Concert d'Astrée d'Emmanuelle Haïm et ICTUS) et plusieurs metteurs en scène de théâtre qui faisaient leurs premiers pas à l'opéra comme Jean-François Sivadier ou David Lescot. C'étaient vraiment des années incroyables.
Elle a été un modèle pour vous ?
Très clairement, oui. C'est quelqu'un qui m'inspire beaucoup. Sans chercher à trop se comparer ou faire d'amalgame, il est certain qu'il y a des choses de l'Opéra de Rennes aujourd'hui qui sont héritées de l'Opéra de Lille… même si la jauge et le budget lillois sont supérieurs aux nôtres, avec une métropole à Lille elle aussi plus grande que celle de Rennes. Nous avons, nous aussi, deux ensembles en résidence, Le Banquet Céleste, ainsi que le Chœur de chambre Mélisme(s). Parmi les points communs, il y a le fait de se demander comment faire en sorte qu'un opéra résonne avec son environnement ? C'est quelque chose que j'ai appris avec Caroline. Les territoires et les histoires lillois et rennais ne sont pas les mêmes, ce qui explique que nos projets soient très différents. En revanche, il y a clairement un ADN en commun.
Après cinq ans à Lille, je me suis dit qu'il était important que je sorte un peu de l'opéra. C'est le moment où Dominique Hervieu est arrivée à la Maison de la danse à Lyon, et j'ai eu très envie de l'accompagner dans cette aventure. C'était vraiment génial de vivre cette expérience et comprendre ce que sont les enjeux de diffusion dans un lieu où il y a une activité extrêmement intense, avec 150 000 spectateurs par an, près de 60% d'autofinancement et une grande salle de plus de 1200 places à remplir. Le lien aux habitants était important aussi, dans un arrondissement sensible lyonnais pour un art comme la danse qui représente avec le cinéma et l'opéra, un véritable marqueur culturel pour la ville. J'ai beaucoup appris avec Dominique sur la façon dont on fait en sorte que des projets artistiques deviennent des leviers de politique publique. L'influence de ces deux directrices qui ont marqué mon parcours n'est sans doute pas étrangère à l'engagement qui est celui de l'Opéra de Rennes pour l'égalité femmes-hommes. Après ces deux fonctions de secrétaire général dans deux maisons très différentes, je me sentais mûr pour prendre la direction d'un établissement.
Vous avez l'impression d'appartenir à une nouvelle génération qui voit l'opéra différemment ?
Avec, par exemple, Loïc Lachenal à Rouen et Matthieu Dussouillez à Nancy, nous avons été nommés presque en même temps, à quelques mois près, donc oui, je le pense. Bien que nos projets soient très différents, je crois qu'on a tous les trois le désir fortement ancré en nous que nos maisons soient en lien étroit avec leur ville respective et leur territoire tout en s'inscrivant dans des dynamiques nationales et internationales. Je me réjouis de sentir qu'il y a d'autres personnes de cette génération-là qui vont aussi prendre des responsabilités dans les années à venir. Mais tout n'est pas qu'une question de génération. Laurent Bayle dans tout son parcours et à la tête de la Philharmonie de Paris a su relever le défi d'articuler la double vocation de la musique, à la fois source d’épanouissement et de recherche de l’émotion profonde qui appelle l'excellence des interprètes, et l’indispensable élargissement du public et la nécessité de répondre à ses besoins et ses attentes.
L'Opéra est un service public culturel et à ce titre ne peut fonctionner qu'avec le soutien de subventions publiques. Or les enjeux de politique publique d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'il y a vingt ans, quand j'ai débuté. Il s'agit donc de penser des projets qui s'inscrivent dans la société d'aujourd'hui, tout en étant extrêmement solides sur leur base artistique. Nous sommes là pour défendre – encore que je n'aime pas le verbe "défendre" parce qu'il implique une situation défensive face à une attaque – donc disons plutôt partager cinq siècles de répertoire. L'une de mes principales missions est de rendre le projet de l'Opéra de Rennes désiré et désirable. J'aime cette idée de penser un projet d'opéra à partager avec les personnes qui habitent un territoire.
Quelle est la particularité de faire de l'opéra à Rennes ?
J'ai candidaté à Rennes sur un projet qui mettait au centre des enjeux la question du partage de l'outil culturel que constitue l'opéra. Si l'on veut que l'ambition de notre projet soit à la hauteur d'une métropole aussi innovante et dynamique que celle de Rennes, il faut penser la production différemment, compte tenu de nos moyens un peu serrés et du foisonnement de la vie culturelle. Rennes est une ville jeune, une métropole universitaire très vivante. C'est une ville où il y a une vraie circulation entre les lieux culturels. Une partie des personnes qui viennent à l'Opéra fréquente aussi les Trans musicales ou le Théâtre National de Bretagne. C'est une ville où il y a quasiment toutes les semaines un festival. C'est très intéressant de chercher à capter cette énergie pour l'opéra. Mes prédécesseurs Daniel Bizeray et Alain Surrans ont vraiment posé l'Opéra de Rennes comme une maison d'opéra, une maison généreuse où les artistes se sentent bien. J'essaie de poursuivre cette dynamique en positionnant l'Opéra de Rennes comme une maison qui accompagne les artistes aux étapes clés de leur carrière, en confiant aux chanteurs et chanteuses d'importantes prises de rôles, mais aussi en offrant des premiers engagements pour la direction musicale, la mise en scène ou la composition.
La phase suivante a été de chercher à capter l'énergie de la ville pour l'insuffler au cœur de la maison. Parfois, dans d'autres métropoles, l'opéra est la structure culturelle prédominante, ce qui n'est pas le cas à Rennes. Cette taille intermédiaire nous donne une capacité à travailler très facilement avec tous les acteurs locaux parce qu'on n'est pas dans une position hégémonique. Je suis très heureux de ça parce que ça nous pousse à ouvrir en grand les portes et les fenêtres de notre maison.
On essaie de faire de cette taille un atout en terme de souplesse et d'agilité et ça fonctionne plutôt bien. Nous sommes relativement préservés par rapport à pas mal d'autres maisons aujourd'hui dans la période de crises que traverse le secteur lyrique. Le budget de l'Opéra, c'est à peu près 7,2 Millions euros par an, en incluant la mise à disposition de l'Orchestre National de Bretagne pour une vingtaine de levers de rideau par an.
Il y a une particularité en terme de mutualisation ?
Nous mutualisons avec Angers Nantes Opéra et avec la co[opera]tive. Ce sont vraiment deux piliers de notre projet, mais qui sont très différents l'un de l'autre. Quand je suis arrivé, mon prédécesseur Alain Surrans venait d'être nommé à Angers Nantes Opéra sur un cahier des charges qui était de penser un projet pour travailler avec Rennes, deux métropoles distantes de cent kilomètres l'une de l'autre. Nous avons décidé de travailler autour d'un socle de trois à quatre projets pensés en commun par saison. Sur ces quatre projets, il y en a deux où Rennes est en position de leader en tant que producteur délégué et Angers Nantes Opéra coproducteur et pour les deux autres, c'est l'inverse. Ce modèle est très différent de ce qui se pratique par ailleurs. On fait certes de la coproduction, mais on va bien plus loin puisqu'on diffuse les projets dans l'autre région dans la foulée. Par exemple, on va bientôt commencer à répéter La Chauve-Souris à Rennes. On fera les cinq premières représentations à Rennes et à l'issue, on ira directement jouer cinq fois à Nantes et deux fois à Angers. C'est possible parce qu'on ne change ni de cast ni de chœur ou d'orchestre. C'est vraiment le projet qui se déplace pour un total de 12 représentations. À part l'Opéra du Rhin, il n'y a pas beaucoup de maisons en France qui proposent ce genre de dispositif. Ce modèle nous permet de faire des projets plus ambitieux et d'attirer également des artistes en leur proposant de longues séries de représentations. Le projet a gagné en ambition et nous collaborons désormais avec d'autres coproducteurs (Festival d'Aix récemment, ou par exemple l'Opéra-Comique, le Théâtre des Champs-Élysées ou l'Opéra national de Montpellier prochainement). On a obtenu deux ans de suite le prix du syndicat de la critique et nos projets sont repris ailleurs aussi : par exemple La Clémence de Titus dans la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau va partir à Athènes l'année prochaine, Hamlet sera repris à Massy et nous coproduisons L'Élixir d'amour avec l'Opéra national de Lorraine. Cependant, même avec ce socle commun, les territoires ligériens et rennais sont différents par leurs enjeux et même avec une partie de la programmation en commun, l'identité des maisons reste très différente. Cette collaboration a permis d'élargir très significativement l'offre lyrique à Rennes.
L'autre pilier de notre projet, c'est la co[opera]tive, un projet que j'ai amené à l'Opéra de Rennes. La co[opera]tive, c'est d'abord une histoire imaginée par Loïc Boissier qui a impulsé une collaboration au départ de quatre scènes nationales et lyriques : Dunkerque, Quimper, Besançon et Compiègne. L'idée partait du constat que dans ces scènes, il y avait une fosse d'orchestre d'un format intéressant mais qui était trop peu utilisée. D'où le projet de regrouper ces salles et de produire un spectacle itinérant tous les ans. Je suis arrivé à Rennes il y a cinq ans, exactement au même moment que François-Xavier Roth et Enrique Thérain à l'Atelier lyrique de Tourcoing. Ensemble, on a rejoint la bande de la co[opéra]tive. Tous les ans, un spectacle tourne pour 25 dates environ dans un cercle plus large que celui traditionnel des maisons d'opéra, y compris à l'international. Nous prenons donc toutes les décisions à six, ce qui n'est pas toujours simple mais très stimulant. Nous sommes trois avec une dominante lyrique (Tourcoing, Compiègne et Rennes), et trois scènes pluridisciplinaires (Dunkerque, Quimper, Besançon). On a monté des projets très divers : Rinaldo de Haendel mis en scène par Claire Dancoisne, La Petite Messe solennelle de Rossini par Jos Houben & Emily Wilson, La Dame blanche de Boieldieu par Louise Vignaud, Les Enfants terribles de Philip Glass par Phia Ménard et cette saison Les Ailes du désir du compositeur Othman Louati mis en scène par Grégory Voillemet. L'an prochain, ce sera Le Carnaval de Venise de Campra… Dans ce réseau de six partenaires, on est tous différents mais chacun apporte son expertise. À Rennes par exemple, on a un atelier décors et costumes que nous mettons à contribution, de même que je m'investis particulièrement dans la question des distributions. On se fait confiance tous les six, associés à notre secrétaire général et notre directrice de production, et ça oblige à penser son rôle de direction sous une forme partagée et peut-être un tout petit peu moins égocentrée. Et même si pour être honnête, cette volonté de mutualiser visait initialement de mieux produire et de mieux diffuser en partageant les coût de production et en faisant en sorte que ce soit les œuvres qui se déplacent plutôt que le public, elle prend désormais une dimension encore plus essentielle avec les enjeux de transition environnementale.
Comment abordez-vous la question du renouvellement du public et de ses habitudes ?
Tout d'abord, je suis assez convaincu qu'une programmation qui serait monolithique va accueillir et s'adresser à une communauté de personnes qui ont un peu les mêmes attentes. La diversité d'approche des œuvres et la diversité des répertoires sont donc absolument essentielles. Les collaborations dont on vient de parler, élargissent donc le spectre de la programmation puisque j'en partage les décisions. Plus globalement, je pense que les personnes qui ne viennent pas, ressentent en général une sorte d'accumulations de barrières. Notre métier consiste à lever ces obstacles les uns après les autres, un peu comme une série passages à niveau qu'il faut franchir. L'une des premières barrières, celle qu'on travaille traditionnellement, c'est la politique tarifaire, qu'il faut tenter de penser la plus adaptée possible, en tout cas la plus large possible, pour qu'elle permette de s'adresser à chacun tout en répondant à nos enjeux de remplissage. Mais il y a aussi d'autres freins à lever. Nous nous intéressons à la question des horaires des représentations. Très souvent, le samedi à 18h, est pris d'assaut, mais également le dimanche à 16h. Pour le public qui vient à ces créneaux-là, il y a un rapport à l'opéra qui est plus simple, ne serait-ce que par le fait qu'on peut aller manger et poursuivre sa soirée, sans les contingences de temps très contraintes de la semaine.
Une autre mesure qui marche très bien, c'est le fait de jouer pendant les vacances scolaires. Il y a quelques jours pour la Toussaint, on a donné une série de danse autour des Nuits d'été de Berlioz. La salle était archi-comble. Je trouve ça paradoxal que les maisons d'opéra ne jouent pas quand les gens ont du temps, c'est à dire pendant les vacances… J'estime qu'il faut tenter de questionner ces rapports au temps. Ça me semble très important parce que nos maisons ont été structurées pour un temps de la vie qui était celui du début du XXe siècle, voire même avant… et aujourd'hui ce temps de la vie a complètement changé. On a aussi travaillé sur les abonnements et les modalités d'accès juste après le COVID. Il était impossible à cette période de proposer des abonnements sans même savoir si nous allions pouvoir jouer en raison de la crise sanitaire. On a préféré arrêter les abonnements et on s'est rendu compte très vite qu'on obtenait une plus grande diversification du public. Finalement, les anciens abonnés continuent à venir et le dynamisme de Rennes conjugué au travail des équipes fait le reste. Nous avons une jauge de 650 places qui se remplit avec des personnes qui peuvent avoir envie de réserver un peu plus tardivement ou pour lesquelles la venue à l'opéra peut devenir un peu plus spontanée tandis que d'autres préfèrent venir de façon plus organisée. Pour moi, c'est un vrai levier si on veut s'adresser à des personnes qui décident au dernier moment d'aller à l'Opéra. Je pense que toutes ces profondes mutations vont modifier critères de réussite. La question ne sera plus forcément de savoir combien de billets ont été vendues, mais combien de personnes physiques ont fréquenté l'institution. Si 50 000 billets édités en une saison ne profitent qu'à 5000 personnes qui viennent 10 fois, ce n'est pas aussi satisfaisant que si 25 000 à 30 000 personnes viennent 1 à 2 fois dans la saison. Dans ce second cas, l'impact est plus fort et le fait d'arrêter les abonnements, ouvre cette possibilité. Mais ce changement de paradigme sous-entend un énorme travail de programmation en amont pour une offre lyrique qui soit tout aussi ambitieuse artistiquement mais plus diversifiée pour une adresse plus large, et puis de communication.
A Rennes aujourd'hui, je ne pense pas qu'on puisse dire qu'on a un public uniforme mais bien des personnes différentes qui assistent à nos spectacles. On commence Béatrice et Bénédict de Berlioz ; je suis certain qu'on aura un public très différent du Couronnement de Poppée, une coproduction avec le Festival d'Aix-en-Provence qu'on donnait il y a quelques semaines. C'est d'ailleurs vérifié par nos outils de gestion de la relation aux spectateurs, on le voit dans le nombre de nouvelles adresses mails de personnes qui achètent des billets. On a eu avec Monteverdi un tiers de personnes qui n'étaient encore jamais venues, en tout cas autant d'acheteurs dont nous n'avions pas encore l'adresse mail dans notre base, avec une moyenne d'âge de 48 ans. Je m'inscris donc totalement faux avec l'idée qu'il y aurait un problème de vieillissement du public puisque la moyenne d'âge de la population en France est entre 42 et 43 ans, soit à 5 ans près la moyenne d'âge des acheteurs. Je ne voudrais pas cependant minorer les problèmes structurels du secteur lyrique actuellement, mais impossible également de tomber dans la caricature qui est faite actuellement d'un opéra où il y aurait une raréfaction du public.
Et enfin, le dernier volet puissant d'action que nous menons relève de l'éducation artistique et culturelle (EAC), en collaboration étroite avec les acteurs du monde éducatif. L’EAC tout au long du parcours scolaire est une priorité nationale et, en Bretagne, les partenaires publics se sont donnés pour objectif que 100 % des jeunes bénéficient d’un parcours d’éducation artistique et culturelle cohérent et exigeant durant le temps de leur scolarité. Chaque année, l'Opéra de Rennes accueille plus de 5 000 élèves (écoles élémentaires, collèges, lycées mais aussi des étudiants) pour des représentations scolaires ou tout public. Enfin à l'initiative de la DRAC Bretagne et du Rectorat de l’Académie de Rennes, l'Opéra de Rennes s'est vu confier la création et la coordination du programme Objectif Chœurs ! Il s'agit d'accompagner, de fédérer, de renforcer et de valoriser les nombreux acteurs bretons œuvrant dans le domaine de l’art vocal et du chant et qui s'adressent à un double public : Tout d'abord les professionnels, enseignants de l'Éducation nationale et de l'enseignement spécialisé (conservatoires, écoles de musique…) avec des stages de formation et la création d'un Chœur régional dirigé par Gildas Pungier, du Chœur de chambre Mélisme(s) et Maude Hamon-Loisance, directrice artistique et pédagogique de la Maîtrise de Bretagne. Il offre aux professionnels un espace de pratique artistique et un travail sur de nouveaux répertoires. Ensuite, les enfants et adolescents : 8 chœurs pilotes d'enfants (écoles élémentaires) et d'adolescents (collège) provenant des 4 départements bretons sont sélectionnés (les établissements scolaires en zone blanche et en réseau d'éducation prioritaire sont privilégiés) et bénéficient d'un accompagnement renforcé leur permettant en fin d'année de participer à un festival qui aura lieu à l'Opéra.
En juin dernier, le député Sébastien Chenu du Rassemblement national, a porté à l'Assemblée nationale une question visant à défendre l'Opéra et les artistes. Il a également relayé son message auprès du réseau des directeurs d'Opéras en France. Comment ressentez-vous à votre niveau cette emprise des politiques dans le secteur culturel ?
En tant qu'agent public d'une collectivité, je suis soumis à un devoir de réserve. Néanmoins, je peux répondre qu'à Rennes, où la culture est vraiment pensée comme quelque chose qui unit et se partage, où la question des droits culturels est extrêmement présente. J'ai le sentiment aujourd'hui que l'opéra est un bel outil de politique musicale et lyrique qui fait écho aux enjeux de société. Une grande chance qu'on a aujourd'hui en Bretagne, c'est qu'il y ait sur ce point un alignement qui va plus loin qu'un simple alignement partisan en matière politique. Je ne reçois pas d'injonctions contradictoires, contrairement à ce que peuvent vivre certains collègues qui peuvent se sentir en porte-à-faux entre des lignes politiques divergentes. Ici, il y a un consensus autour de l'intérêt collectif. Il y a une étude qui vient d'être commandée par la DRAC sur les musiques de patrimoine et de création en Bretagne – une étude confiée à Nathalie Moine qui est pour l'anecdote, une ancienne de l'Opéra de Lyon et qui connaît très bien le secteur de l'opéra. Elle a fait un travail de recherche en réunissant l'ensemble des acteurs qui font la filière musicale de patrimoine et de création en Bretagne. L'étude est disponible et on se rend compte qu'il y a dans ce territoire un enjeu très fort de co-construction. Il y a beaucoup d'exemples. Je parlais de Quimper et Rennes avec la Co[opéra]tive, mais on travaille par exemple avec Brest en ce moment sur une création de Francesco Filidei et je crois que ce sera un très beau projet. On travaille beaucoup avec Saint-Malo également, ce qui permet de proposer aux artistes qui viennent en production à l'Opéra de Rennes de faire des récitals au festival "Classique au large". On travaille bien avec d'autres communes comme Fougères ou Vitré… dans ces dynamiques, je pense que l'Opéra peut vraiment être un outil très puissant grâce notamment aux artistes qui sont avec nous en production sur des temps longs.
J'irais même plus loin en disant que, dans une société toujours plus individualisée, digitalisée et ultra rapide, c'est quand même rassurant de se dire qu'il existe un endroit où on peut se retrouver pendant trois heures, à côté de personnes qu'on ne connait pas et en compagnie desquelles on lâche prise pour vivre une émotion, avec des artistes qui sont en face de nous et qui chantent pour nous. Ce rituel, dans ce qu'il a d'archaïque, est essentiel aujourd'hui et je pense qu'il va l'être encore plus demain. Je suis très confiant sur ce besoin de communion totalement laïque et totalement nécessaire, et donc confiant quant à l'avenir de l'Opéra. Quel bel endroit pour vivre des émotions, et même parfois être contrarié par ce qui se déroule devant nous sur la scène, mais ce n'est pas grave. L'opéra est aussi un lieu de débat et heureusement, un miroir de la société. Je me rends compte par rapport au travail qu'on fait à Rennes qu'il y a plein de personnes qui viennent pour la première fois, qui sortent totalement emballées. C'est la raison pour laquelle je suis profondément optimiste.
Vous pensez à votre avenir ?
C'est encore un peu tôt mais ce qui est sûr, c'est que je me sens en ce moment vraiment aligné dans le sens d'être au bon endroit, au bon moment. C'est une vraie chance dans un parcours professionnel. Je suis en place depuis cinq ans, c'est un peu le moment où tout ce qu'on a mis en place avec l'équipe et les artistes est en train de prendre forme. Notre statut est tel à l'Opéra de Rennes que je ne suis pas soumis à une durée limitée par un mandat. Mais un engagement d'une dizaine d'année au service d'une maison me semble idéal pour aller au fond des choses tout en permettant à la structure de renouveler ensuite son imaginaire. Notre rôle de directeur ou directrice, c'est de donner du souffle. Vraiment, je crois beaucoup à cette idée de souffle. Et puis à un moment, il faut que le souffle soit amené par d'autres. J'ai encore le temps…
© Bastien Capela
© Laurent Guizard
Belle synthèse des potentiels de l’opéra !