Si l’exposition du musée Jacquemart-André avait lieu non en France mais en Angleterre, ce n’est pas Füssli, mais Fuseli qu’elle mettrait en exergue : en effet, né à Zurich, le peintre fit l’essentiel de sa carrière en Grande-Bretagne, où son patronyme – « petit pied » en suisse allemand – fut nécessairement anglicisé (c’est d’ailleurs à « Henry Fuseli » que rend hommage l’exposition qui ouvrira en octobre à l’Institut Courtauld, consacrée à l’image de la femme dans son œuvre, avec le sous-titre « Mode, fantasmes et fétichisme »…). Certes, c’est encore dans son pays natal que l’artiste fait le plus souvent l’objet de rétrospectives : Zurich, en 2005–2006, et Bâle, en 2018–19, lui ont consacré d’ambitieuses manifestations. A Paris, le Petit Palais avait proposé une exposition Füssli en 1975, mais depuis, plus rien. Ici et là, le peintre avait été ponctuellement à l’honneur, dans des expositions plus générales : en 2012, l’exposition « L’Europe des esprits », à Strasbourg, avait son Puck en couverture, tandis qu’en 2010, « l’Antiquité rêvée » au Louvre ornait son catalogue d’une reproduction du Cauchemar. Car si méconnu que son nom puisse être dans nos contrées, Fuseli n’en est pas moins l’auteur d’images mémorables, dont plusieurs figurent désormais au cœur même de la culture occidentale. Il aura pour cela fallu une traversée du désert qui dura tout le XIXe siècle (après sa mort en 1825), jusqu’à sa redécouverte à l’époque des Surréalistes, forcément fascinés par l’intérêt du peintre pour le monde onirique et fantastique. Comme Füssli le disait lui-même, renvoyant les amateurs de nature à ses confrères spécialisés dans le paysage : « En revanche, si vous voulez des représentations de ce qui n’a jamais existé et n’existera jamais, venez à moi ! »

Ce que montre bien l’exposition parisienne, c’est à quel point Fuseli fut un peintre littéraire. Après avoir un temps hésité entre la plume et le pinceau, il opta finalement pour les beaux-arts, mais décida qu’il lui fallait pour cela quitter sa Suisse natale, d’abord pour l’Allemagne, puis pour l’Angleterre. Choix curieux, car il n’existait pas vraiment à Londres un marché pour le type de peinture qu’il entendait pratiquer : c’est seulement en 1768 que Joshua Reynolds avait créé la Royal Academy pour encourager le genre jusque-là le plus négligé par les artistes britanniques, autrement dit la peinture d’histoire, le genre le plus noble, inspiré par des sources littéraires et religieuses, dans lequel devaient prospérer alors l’Irlandais James Barry et surtout l’Américain Benjamin West, futur président de la Royal Academy. Arrivé à Londres vers le milieu des années 1760, Füssli suivit le conseil de Reynolds et partit bientôt pour l’Italie, où il passerait près d’une décennie.
A son retour en Angleterre, en 1779, la situation n’a que peu évolué : dans les expositions annuelles de la Royal Academy, la peinture d’histoire n’occupe guère plus d’un cinquième de l’espace. Fuseli comprend qu’il faut frapper un grand coup pour se faire remarquer, et que tous les moyens sont bons pour retenir l’attention du public. Une solution simple est d’utiliser un très grand format, afin que la toile, même accrochée en mauvaise place, soit visible de tous. C’est ce qu’il fait dès sa première participation, en 1780. Autre moyen de ne pas passer inaperçu : créer la polémique, comme il le fit dès 1781. Ayant appris que Reynolds travaillait à une grande Mort de Didon, Fuseli soumet une Didon sur le bûcher – c’est l’une des premières toiles qui accueillent le public au musée Jacquemart-André -, sûr que la proximité des deux sujets fera jaser. Là où le fondateur et président de la Royal Academy choisit un format horizontal, où la reine de Carthage trépasse gracieusement allongée, le Suisse opte pour un format vertical où l’héroïne prend des allures de Christ en croix, l’épée sanguinolente avec laquelle elle vient de suicider pointant encore vers son flanc. L’année suivante, nouveau coup d’éclat. Dès 1780, Fuseli avait inventé un sujet faussement littéraire, avec Ezzelin Bracciaferro méditant sur le corps de Meduna, anecdote inventée de toutes pièces (à son retour des Croisades, un seigneur italien tue sa femme infidèle). En 1782, sans aucune source textuelle connue, Le Cauchemar concentre tous les regards et s’inscrit durablement dans l’inconscient occidental, au point de devenir au XXe siècle l’emblème du roman gothique anglais, né à la même époque. Il est dommage que l’exposition parisienne n’ait pu obtenir le prêt ni du Cauchemar de 1782, actuellement conservé à Detroit, ni la superbe version postérieure appartenant au musée Goethe de Francfort. Non dépourvues d’intérêt, les variantes présentées n’évitent pas ce qui constitue l’un des écueils dans la production abondante de Fuseli : autodidacte, le Suisse n’avait pas toujours exactement les moyens de ses ambitions, et certaines de ses toiles laissent apparaître des lacunes techniques (la Reine Mab de Schaffhausen ne compte pas non plus au nombre de ses œuvres les plus réussies, par exemple).

Rien de tel, heureusement, avec la majorité des scènes inspirées par Shakespeare : on connaît bien la Lady Macbeth somnambule du Louvre, seul Fuseli figurant dans les collections publiques françaises, mais les autres tableaux réunis ici devraient séduire le visiteur, notamment le splendide Hamlet détenu par la Fondazione Magnani-Rocca, à Parme, commandé en 1793 pour la Shakespeare Gallery ouverte à Dublin par Woodmason, en imitation de la Shakespeare Gallery de Boydell à Londres, pour laquelle Fuseli avait également proposé plusieurs toiles. Macbeth a même droit à sa propre salle, où l’on peut comparer le Fuseli de 1768, dont le dessin propose un écho fidèle d’un spectacle où le rôle-titre était tenu par Garrick, en habit à la française, sa partenaire Mrs Pritchard portant robe à panier, et le Fuseli halluciné de 1812, qui réduit la même scène à une grisaille où le couple de meurtrier surgit des ténèbres avec une violence étonnante. Dommage que Le Songe d’une nuit d’été ne soit pas aussi bien traité dans l’exposition : Zurich n’a pas prêté son stupéfiant Titania et Bottom, ni Londres ni Winterthur n’ont cédé leur Titania caresse la tête d’âne ou leur Réveil de Titania, hélas. De ce fait, la place du féerique chez Fuseli est un peu moins évidente, encore qu’il soit excellemment représenté par Le Rêve de la reine Catherine, autre toile shakespearienne qui s’orne d’un envol de fées dénudées, d’une grâce néoclassique rarement atteinte. L’exposition se termine sur un autre cortège d’esprits, celui qui survole le berger évoqué dans Le Paradis perdu, Milton étant l’une des nombreuses sources littéraires sur lesquelles le musée Jacquemart-André s’attarde à juste titre : Adam et Eve sont les protagonistes de plusieurs toiles exposées, mais Fuseli fut aussi inspiré par l’Oberon de Wieland, poème paru en 1780 et future source de l’opéra de Weber, ou par l’épopée homérique.

Quand il ne les dépeignait pas en sorcières occupées à des rituels horrifiques ou en victimes de terrifiants cauchemars, Fuseli aimait à représenter les femmes en dominatrices – incroyable Brunhilde contemple Gunther suspendu au plafond – ou en créatures fatales au sourire carnassier et à la poitrine écrasante, à la chevelure tarabiscotées et à la robe envahissante, sans oublier de magnifiques nus qui rappellent combien il avait regardé Michel-Ange et la statuaire antique lors de son séjour en Italie. Les dessins présentés au musée Jacquemart-André permettent d’en juger, et de mesurer toute la diversité des talents de ce grand artiste aux petits pieds.
Catalogue : Fonds Mercator, 24 x 28 cm, 208 pages, 32 euros