Füssli, entre rêve et fantastique.
Musée Jacquemart-André, Paris, du 16 septembre 2022 au 23 janvier 2023

Commissariat :
Christopher Baker, Directeur des départements d’art européens et écossais et des portraits aux National Galleries d’Ecosse ;
Andreas Beyer, professeur d’histoire de l’art des débuts de la période moderne à l’Université de Bäle ;
Pierre Curie, conservateur du musée Jacquemart-André

Scénographie : Hubert le Gall

Catalogue : Fonds Mercator, 24 x 28 cm, 208 pages, 32 euros

Exposition visitée le jeudi 15 septembre à 9h30, vernissage presse

Né suisse, mort anglais, Johann Heinrich Füssli/Henry Fuseli (1741–1825) est un de ces peintres qui ont connu un regain de popularité au XXe siècle après avoir été longtemps délaissés, Le Cauchemar étant aujourd’hui une icône incontournable. Le musée Jacquemart-André rend à cet artiste fantasque un hommage attendu, la dernière exposition lui ayant été consacrée en France remontant à il y a près de cinquante ans.

Si l’exposition du musée Jacquemart-André avait lieu non en France mais en Angleterre, ce n’est pas Füssli, mais Fuseli qu’elle mettrait en exergue : en effet, né à Zurich, le peintre fit l’essentiel de sa carrière en Grande-Bretagne, où son patronyme – « petit pied » en suisse allemand – fut nécessairement anglicisé (c’est d’ailleurs à « Henry Fuseli » que rend hommage l’exposition qui ouvrira en octobre à l’Institut Courtauld, consacrée à l’image de la femme dans son œuvre, avec le sous-titre « Mode, fantasmes et fétichisme »…). Certes, c’est encore dans son pays natal que l’artiste fait le plus souvent l’objet de rétrospectives : Zurich, en 2005–2006, et Bâle, en 2018–19, lui ont consacré d’ambitieuses manifestations. A Paris, le Petit Palais avait proposé une exposition Füssli en 1975, mais depuis, plus rien. Ici et là, le peintre avait été ponctuellement à l’honneur, dans des expositions plus générales : en 2012, l’exposition « L’Europe des esprits », à Strasbourg, avait son Puck en couverture, tandis qu’en 2010, « l’Antiquité rêvée » au Louvre ornait son catalogue d’une reproduction du Cauchemar. Car si méconnu que son nom puisse être dans nos contrées, Fuseli n’en est pas moins l’auteur d’images mémorables, dont plusieurs figurent désormais au cœur même de la culture occidentale. Il aura pour cela fallu une traversée du désert qui dura tout le XIXe siècle (après sa mort en 1825), jusqu’à sa redécouverte à l’époque des Surréalistes, forcément fascinés par l’intérêt du peintre pour le monde onirique et fantastique. Comme Füssli le disait lui-même, renvoyant les amateurs de nature à ses confrères spécialisés dans le paysage : « En revanche, si vous voulez des représentations de ce qui n’a jamais existé et n’existera jamais, venez à moi ! »

ILL.1. Johann Heinrich Füssli, La mort de Didon, 1781, huile sur toile, 244,3 x 183,4 cm, Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection, New Haven. Crédit : © CC0 1.0

Ce que montre bien l’exposition parisienne, c’est à quel point Fuseli fut un peintre littéraire. Après avoir un temps hésité entre la plume et le pinceau, il opta finalement pour les beaux-arts, mais décida qu’il lui fallait pour cela quitter sa Suisse natale, d’abord pour l’Allemagne, puis pour l’Angleterre. Choix curieux, car il n’existait pas vraiment à Londres un marché pour le type de peinture qu’il entendait pratiquer : c’est seulement en 1768 que Joshua Reynolds avait créé la Royal Academy pour encourager le genre jusque-là le plus négligé par les artistes britanniques, autrement dit la peinture d’histoire, le genre le plus noble, inspiré par des sources littéraires et religieuses, dans lequel devaient prospérer alors l’Irlandais James Barry et surtout l’Américain Benjamin West, futur président de la Royal Academy. Arrivé à Londres vers le milieu des années 1760, Füssli suivit le conseil de Reynolds et partit bientôt pour l’Italie, où il passerait près d’une décennie.

A son retour en Angleterre, en 1779, la situation n’a que peu évolué : dans les expositions annuelles de la Royal Academy, la peinture d’histoire n’occupe guère plus d’un cinquième de l’espace. Fuseli comprend qu’il faut frapper un grand coup pour se faire remarquer, et que tous les moyens sont bons pour retenir l’attention du public. Une solution simple est d’utiliser un très grand format, afin que la toile, même accrochée en mauvaise place, soit visible de tous. C’est ce qu’il fait dès sa première participation, en 1780. Autre moyen de ne pas passer inaperçu : créer la polémique, comme il le fit dès 1781. Ayant appris que Reynolds travaillait à une grande Mort de Didon, Fuseli soumet une Didon sur le bûcher – c’est l’une des premières toiles qui accueillent le public au musée Jacquemart-André -, sûr que la proximité des deux sujets fera jaser. Là où le fondateur et président de la Royal Academy choisit un format horizontal, où la reine de Carthage trépasse gracieusement allongée, le Suisse opte pour un format vertical où l’héroïne prend des allures de Christ en croix, l’épée sanguinolente avec laquelle elle vient de suicider pointant encore vers son flanc. L’année suivante, nouveau coup d’éclat. Dès 1780, Fuseli avait inventé un sujet faussement littéraire, avec Ezzelin Bracciaferro méditant sur le corps de Meduna, anecdote inventée de toutes pièces (à son retour des Croisades, un seigneur italien tue sa femme infidèle). En 1782, sans aucune source textuelle connue, Le Cauchemar concentre tous les regards et s’inscrit durablement dans l’inconscient occidental, au point de devenir au XXe siècle l’emblème du roman gothique anglais, né à la même époque. Il est dommage que l’exposition parisienne n’ait pu obtenir le prêt ni du Cauchemar de 1782, actuellement conservé à Detroit, ni la superbe version postérieure appartenant au musée Goethe de Francfort. Non dépourvues d’intérêt, les variantes présentées n’évitent pas ce qui constitue l’un des écueils dans la production abondante de Fuseli : autodidacte, le Suisse n’avait pas toujours exactement les moyens de ses ambitions, et certaines de ses toiles laissent apparaître des lacunes techniques (la Reine Mab de Schaffhausen ne compte pas non plus au nombre de ses œuvres les plus réussies, par exemple).

ILL.2. Johann Heinrich Füssli, Lady Macbeth saisissant les poignards, 1812, huile sur toile, 101,6 x 127 cm, Tate Britain, Londres, ©Tate

Rien de tel, heureusement, avec la majorité des scènes inspirées par Shakespeare : on connaît bien la Lady Macbeth somnambule du Louvre, seul Fuseli figurant dans les collections publiques françaises, mais les autres tableaux réunis ici devraient séduire le visiteur, notamment le splendide Hamlet détenu par la Fondazione Magnani-Rocca, à Parme, commandé en 1793 pour la Shakespeare Gallery ouverte à Dublin par Woodmason, en imitation de la Shakespeare Gallery de Boydell à Londres, pour laquelle Fuseli avait également proposé plusieurs toiles. Macbeth a même droit à sa propre salle, où l’on peut comparer le Fuseli de 1768, dont le dessin propose un écho fidèle d’un spectacle où le rôle-titre était tenu par Garrick, en habit à la française, sa partenaire Mrs Pritchard portant robe à panier, et le Fuseli halluciné de 1812, qui réduit la même scène à une grisaille où le couple de meurtrier surgit des ténèbres avec une violence étonnante. Dommage que Le Songe d’une nuit d’été ne soit pas aussi  bien traité dans l’exposition : Zurich n’a pas prêté son stupéfiant Titania et Bottom, ni Londres ni Winterthur n’ont cédé leur Titania caresse la tête d’âne ou leur Réveil de Titania, hélas. De ce fait, la place du féerique chez Fuseli est un peu moins évidente, encore qu’il soit excellemment représenté par Le Rêve de la reine Catherine, autre toile shakespearienne qui s’orne d’un envol de fées dénudées, d’une grâce néoclassique rarement atteinte. L’exposition se termine sur un autre cortège d’esprits, celui qui survole le berger évoqué dans Le Paradis perdu, Milton étant l’une des nombreuses sources littéraires sur lesquelles le musée Jacquemart-André s’attarde à juste titre : Adam et Eve sont les protagonistes de plusieurs toiles exposées, mais Fuseli fut aussi inspiré par l’Oberon de Wieland, poème paru en 1780 et future source de l’opéra de Weber, ou par l’épopée homérique.

ILL 3. Johann Heinrich Füssli, Le songe du berger, 1793, huile sur toile, 154,3 x 215, 3 cm, Tate Britain, Londres, © Tate

Quand il ne les dépeignait pas en sorcières occupées à des rituels horrifiques ou en victimes de terrifiants cauchemars, Fuseli aimait à représenter les femmes en dominatrices – incroyable Brunhilde contemple Gunther suspendu au plafond – ou en créatures fatales au sourire carnassier et à la poitrine écrasante, à la chevelure tarabiscotées et à la robe envahissante, sans oublier de magnifiques nus qui rappellent combien il avait regardé Michel-Ange et la statuaire antique lors de son séjour en Italie. Les dessins présentés au musée Jacquemart-André permettent d’en juger, et de mesurer toute la diversité des talents de ce grand artiste aux petits pieds.

Catalogue : Fonds Mercator, 24 x 28 cm, 208 pages, 32 euros

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © CC0 1.0 (ILL.1)
© Tate (ILL.2 & 3)

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