La Juive aujourd’hui
À chaque fois qu’un « Grand-Opéra » est représenté, on se demande la raison de l’ostracisme qui a frappé le genre après la deuxième guerre mondiale, au point qu’il est difficile aujourd’hui d’en retrouver le style, et que peu de chefs s’y frottent. De fait, les mélomanes de ma génération n’ont pratiquement jamais pu écouter (sinon au disque, notamment pour Meyerbeer) les œuvres maîtresses de la période. Le fil de la tradition lyrique du XIXe passait par Rossini, puis le belcanto, puis Verdi et Puccini et le vérisme d’un côté, Wagner et Strauss de l’autre. Toute la période des années 1970 au années 1990 vit disparaître outre le Grand-Opéra, les opéras de Massenet (Werther et Manon mis à part) et d’autres. Et à vrai dire, je ne connaissais moi-même La Juive qu’à travers Rachel quand du seigneur, non pas l’air, mais le surnom que Marcel Proust donne dans La Recherche à un de ses personnages, une prostituée.
C’est à la fin des années 1990, en 1999 exactement, que La Juive revient au-devant de la scène dans une production à l’Opéra de Vienne où le ténor Neil Shicoff fit revivre Éléazar dans une interprétation culte. Depuis, de loin en loin, on a vu de nouvelles productions à Paris en 2007 et Amsterdam en 2009 dans la même vision de Pierre Audi, Lyon en 2016 par Olivier Py, Anvers et Gand (2015 et 2019) par Peter Konwitschny, Munich en juin 2016 pour l’ouverture du Festival avec Alagna et Kurzak dans une production de Calixto Bieito.
On peut se demander la raison de ce silence de plus d’un demi-siècle. Les uns parlent d’un déclin du chant français, mais en même temps les opéras de Meyerbeer étaient enregistrés aux USA avec les grandes vedettes d’alors (Horne, Scotto, Sutherland) sans jamais être représentés. La Juive a fait l’objet d’un enregistrement d’Antonio de Almeida avec l’Orchestre Philharmonia (Varady, Anderson Carreras) qui n’a donné à personne l’idée de le reprendre à la scène. Certes, d’une part ces opéras coûtent cher (énormes machineries avec chœurs et figurants nombreux, distributions faites de grandes vedettes) d’autre part il n’est pas sûr que le public les goûte, à une époque où c’est en France notamment mais pas seulement le baroque qui triomphe, avec moins de chanteurs, moins de musiciens, et des productions plus légères.
Sans doute Halévy et Meyerbeer représentaient une forme d’opéra qui avait épuisé le répertoire (tant de fois La Juive, tant de fois Les Huguenots à Paris) et incarnaient « l’avant-guerre », il fallait passer à autre chose quitte à les qualifier de médiocres ce qui circulait dans les années 1970 lorsque je commençais à fréquenter les salles.
Enfin, je ne peux m’empêcher cependant de penser qu’Halévy et Meyerbeer ont été aussi victimes indirectes de l’ostracisme nazi et des compositeurs « dégénérés », les compositeurs visés étaient pour les nazis des contemporains, mais Halévy et Meyerbeer étaient très joués, et juifs, et on peut noter que l’ostracisme nazi a perduré jusqu’à nos jours pour les Korngold ou Schreker, c’est un peu le même parcours qui a été par raccroc celui de Halévy et Meyerbeer.
Et il en va à peu près de même pour Scribe, qui a écrit autant de livrets d’opéras que les poils de la fourrure de ma grand-mère, mais qui a été l’objet d’un mépris sur lequel on n’est d’ailleurs pas encore revenu, il suffit de lire les observations sur le livret de La Juive, mal fichu, incohérent etc…
Ce qui me rend Scribe sympathique, au moins dans les livrets des opéras célèbres qu’il a signés La Juive, Les Huguenots, Le Prophète, L’Africaine un peu moins peut-être Les Vêpres siciliennes, c’est que tous dénoncent la violence, tous sont marqués par les Lumières, et s’élèvent contre le fanatisme religieux et la haine de l’autre. Un livret comme celui de L’Africaine est assez audacieux pour l’époque, et celui du Prophète reste aujourd’hui très actuel comme l’a montré la production de Tobias Kratzer à Karlsruhe. Alors on peut fustiger une dramaturgie hasardeuse, des incohérences, une psychologie un peu brute de décoffrage, mais il reste de vrais messages d’humanité, des messages dont le monde d’aujourd’hui se moque et aurait bien besoin.
La Juive et ses racines
Pour toutes ces raisons, une présentation de La Juive est une initiative à saluer, d’autant que, faute de représentations nombreuses, on a aussi un peu perdu la tradition de l’interprétation musicale de ces œuvres qui firent pourtant les beaux soirs d’un Paris qui alors était la capitale musicale du monde. Comme ce sont des œuvres à grand spectacle, on pense que l’orchestre est aussi à grand spectacle, un peu comme l’idée reçue que Wagner ne serait que cors et trompettes ou que Mozart serait un compositeur pour pâtisseries viennoises… un Wagner qui entre parenthèses, admirait La Juive.
Comme je l’ai maintes fois souligné, on a tendance aujourd’hui à regarder les œuvres de ces années-là (1828–1850) comme des œuvres pré-verdiennes, et comme on a tendance à chanter Verdi comme Puccini et le vérisme, tout aboutit à un son un peu uniforme, un peu gras, des voix sans subtilité et une totale absence de style ou de ligne.
Or c’est non à l’aune de la fin du XIXe qu’il faut considérer ces œuvres mais bien au contraire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe. Gluck est une référence pour tous les compositeurs de la période, Rossini compris (qui admirait aussi Haydn et Mozart, et bien entendu Beethoven, lui qu’on appelait Il Tedeschino – le petit allemand). On le sait bien de Berlioz, on le sait moins de Wagner, et encore moins de Halévy. Pourtant, Halévy, élève de Cherubini, connaît parfaitement cette période et cette écriture. Cherubini est encore au moment de La Juive directeur du conservatoire de Paris, il faudrait d’ailleurs aussi citer dans cette lignée Gaspare Spontini adoré de Napoléon.
L’importance du texte et du phrasé est un des principes de la réforme gluckiste, Cherubini est un modèle qui va bien au-delà de l’opéra français puisque Beethoven l’admire et va l’imiter (son Fidelio lui doit beaucoup) et que Brahms se fera enterrer avec la partition de Lodoiska sous sa tête. Si Halévy puise ses leçons d’orchestration chez Cherubini, Meyerbeer quant à lui est un admirateur éperdu de Rossini et ses premières œuvres italiennes sont un effort désespéré pour imiter le maître.
Si l’on n’a pas tout cela en tête, impossible de considérer cette musique à sa juste valeur.
On est seulement impressionné par la machine « Grand-Opéra », avec des spectacles monstrueux et des centaines de figurants (on parle de 700 pour La Juive) et le Palais Garnier lui-même est un Hymne architectural au Grand-Opéra. D’ailleurs, c’est le modèle avoué du Grand Théâtre de Genève, qui est Grand comme le Grand-Opéra évidemment… Mais on oublie que derrière, il y a une musique, il y a une écriture, il y a des raffinements vocaux, et ce n’est pas un hasard si les grands chanteurs de Belcanto étaient aussi les grands chanteurs du Rossini tardif et du Grand Opéra… même combat stylistique, même intelligence du mot, même défis.
La production genevoise : la direction musicale
Si les défis vocaux sont décisifs, l’orchestre n’est pas en reste, car rien dans cette musique n’est vulgaire, et il faut pour la diriger des chefs qui savent ce qu’est le style, et le grand style classique.
C’est pourquoi on pouvait se réjouir de voir en fosse Marc Minkowski, qui non seulement vient du baroque, mais qui a déclaré depuis longtemps son amour de ce répertoire : on se souvient de ses Huguenots à Bruxelles qui furent unanimement applaudis et restent encore dans les mémoires. Il abordait à Genève La Juive pour la première fois (un opéra que Meyerbeer redoutait, parce qu’ayant conquis Paris depuis Robert de Diable, il n’avait pas trop envie de voir un rival s’installer pour lequel l’Opéra de Paris dépensait des mille et des cent) et sa présence apparaissait comme une garantie.
Et c’est malheureusement une déception.
Certes, il y a de beaux moments, incontestables et le final du premier acte montre une dynamique impressionnante de l’orchestre et une magnifique réussite d’ensemble de ce « concertato alla Rossini », d’autre moments sensibles où la richesse d’instrumentation et les couleurs sont valorisées (le début du deuxième acte, certains moments du troisième comme l’air initial d’Eudoxie Assez longtemps la crainte et la tristesse, qui laisse l‘orchestre respirer avec un bel accompagnement aux bois. Enfin il faut rendre grande justice à Minkowski d’offrir une version certes amputée du ballet, mais largement complète par ailleurs.
Mais à d’autres moments, plus nombreux, la direction ne rend pas justice à la qualité de l’écriture. La ligne reste assez monotone, sans les couleurs si importantes dans la partition (et pas seulement parce que le cor anglais accompagne l’air Rachel quand du seigneur), cela manque un peu d’élégance. Or, c’est une musique qui a cette élégance qui plonge ses racines dans le passé, c’est une musique qui n’ignore rien des mouvements de tout le début du siècle, car Halévy, avant d’être compositeur, est un technicien, un maître du solfège qu’il enseigne. Il a voyagé à Vienne, a connu Beethoven, il admirait aussi Mozart. C’est là toute une épaisseur qu’on n’entend pas. Certes Halévy est l’homme d’un seul opéra (même s’il a beaucoup composé) mais que cet opéra ait fait cette carrière-là ne peut être le fait du hasard…
Ensuite, l’orchestre n’était pas tout à fait au point à la Première. On a perçu des erreurs, des attaques imprécises, des « couacs » et un son sans chatoyance. On a entendu l’année dernière l’Orchestre de la Suisse Romande bien plus au point, bien plus précis, bien plus inspiré et dans des œuvres aussi inconnues de lui que La Juive. On n‘entend pas en fosse une « joie » de jouer, on n‘entend pas l’orchestre derrière son chef, on a l’impression que chacun joue dans son ordre, sans vraie communication.
Ensuite d’autres questions techniques viennent s’ajouter comme des décalages avec le chœur, lui aussi – pourtant essentiel- pas vraiment au mieux de sa forme alors qu’il est habituellement excellent.
Le résultat est l’impression d’une partition banalisée, dont il émerge certes des contrastes de la fosse, mais pas de vrai relief, pas de vraie chair, et avec une sorte d’ennui qui s’installe, ce qui est un comble quand on entend les voix qui s’épanouissent. Même le suivi du plateau m’est en effet apparu un peu lâche, avec des changements brutaux de tempo ou de volume, sans véritable homogénéité. Il est possible que les choses s’harmonisent et s’arrangent pendant la série de représentations, et que l’inévitable stress de la Première, avec une œuvre peu connue, se dissipe peu à peu. C’est à espérer.
La production genevoise : la distribution
Impression totalement opposée du côté des solistes. Aviel Cahn a réuni là un plateau proche de l’idéal. Un des caractères de l’œuvre, contrairement aux opéras de Meyerbeer ou de Berlioz, est un nombre assez réduit de solistes, où presque tous abordaient leur rôle pour la première fois et où presque tous s’en sont sortis avec tous les honneurs. Les petits rôles d’abord, peu nombreux, Sebastia Peris (en troupe à Lucerne) et Igor Gnidii (hommes du peuple). Le seul baryton de la compagnie est Leon Košavić qui chante Albert et Ruggiero (comme à l’Opéra des Flandres en 2019) avec un phrasé clair, une diction impeccable, un timbre chaud et une vraie présence vocale. Le rôle n’est pas très développé, mais il est parfaitement défendu.
Le jeune ténor roumain Ioan Hotea était Léopold. Un rapide coup d’œil sur ce qu’il chante, Il Duca di Mantova (Rigoletto), Die lustige Witwe de Lehár et Rinuccio de Gianni Schicchi confirme ce que nous pensions en l’entendant : nous n’y sommes pas. Léopold est un des exemples de voix de ténor de Grand-Opéra français qui d’Arnold à Raoul, demande une assise plus proche de Rossini que de Puccini. Il faut rondeur et homogénéité, il faut un phrasé particulier, et un sens de la tenue de la note sur le souffle, d’atténuation des volumes, de transitions et de passages impeccables à l’aigu. La voix est bien trop droite, sans vraie souplesse, sans le style requis, qui est spécifique. Tous les ténors ne peuvent pas chanter ça.
On peut chanter Léopold et ensuite les Verdi ou même les Puccini, mais l’inverse n’est pas vrai, simplement parce que les ténors qui chantent d’abord le répertoire belcantiste savent phraser, savent respirer, savent ouvrir progressivement la voix et savent contrôler à tous les instants. Des chanteurs comme Francesco Meli, Juan Diego Flórez viennent de ce répertoire. Enea Scala fut à Anvers et à Lyon un Léopold exceptionnel. Last but not least, John Osborn fut LE Léopold des dernières années avant d’aborder ce soir Éléazar. C’est à dire des voix dont les caractéristiques sont phrasé, technique et style. Ioan Hotea a un timbre assez clair et une diction française satisfaisante, mais manque de velours, de liant, la voix bouge un peu et ne convient pas au personnage, avec des aigus légèrement forcés et donc désagréables à la limite de la justesse quelquefois, même si d’autres sont mieux tenus (son deuxième acte est meilleur). Il n’est évidemment pas facile de trouver un Léopold, mais on doit d’abord chercher un technicien éprouvé. Ioan Hotea est un jeune ténor qui mérite sans doute de se confronter au répertoire, mais pas celui-là et le Grand Théâtre ne lui a pas rendu service en l’engageant pour ce rôle, et lui en l’acceptant ne s’est pas fait bonne publicité.
Dmitry Ulyanov en Brogni est une vraie surprise. On ne l’attendait guère dans ce répertoire, lui qui à Genève ouvrait la saison dernière en Koutousov de Guerre et Paix ou qui chantait à Lyon et Aix un magnifique tsar Dodon du Coq d’or.
Il est donc Brogni, le personnage peut-être le plus humain de la galerie des personnages de La Juive, qui pardonne dès le début de l’Opéra et qui, bien qu’il condamne Eléazar, Rachel et Léopold à la fin de l’acte III, cherche néanmoins désespérément à leur éviter le supplice. Personnage de père brisé, il fait miroir à celui d’Eléazar dont il a tué les enfants, alors qu’Eléazar a sauvé sa fille du massacre. Deux pères qui se retrouvent après des années, dans une situation un peu voisine de Fiesco et Simon de Simon Boccanegra, mais qui n’arrivent pas au pardon. Assez bon phrasé, français très compréhensible notamment au début, voix puissante, ouverte, aux aigus marqués, il est bouleversant à la fin de l’opéra dans les scènes qui l’opposent à Rachel et à Eléazar, des scènes construites sur des vérités jamais dites, toujours esquissées, à demi-dévoilées, car les personnages étrangement vont rarement au bout de leurs sentiments et réussissent rarement à les exprimer. Ulyanov est un très grand chanteur, dont la voix de basse couvre un spectre très large (avec peut-être un grave quelquefois un peu moins timbré), qui n’a peut-être pas le timbre d’airain d’un Scandiuzzi pour ce rôle, mais qui sait en exprimer les doutes et l’humanité.
S’il y a deux ténors dans l’œuvre, un ténor plus mur et une voix plus jeune, plus claire, il y a deux voix de soprano, qui expriment deux profils différents qui d’une certaine manière finissent par se rejoindre
Magnifique Elena Tsallagova en Princesse Eudoxie. A priori le personnage d’Eudoxie apparaît dès le deuxième acte comme plus léger, dans sa visite à Eléazar, et surtout au début du troisième acte, où les premières scènes décrivent clairement le réveil de la jeune femme satisfaite de sa nuit auprès de son époux Léopold. Il y a quelque-chose d’un personnage léger que Tsallagova interprète avec beaucoup de brio et une belle technique, un contrôle sur la voix qui est particulièrement homogène du grave à l’aigu. Il est clair que Halévy a voulu différencier une voix légère de jeune femme comblée et celle plus assise d’une héroïne plus romantique, élevée dans une foi rigide, et déchirée entre son amour et sa foi. Leur duo initial du troisième acte Tristes présage, sombre nuage (bien accompagné à l’orchestre et par ailleurs assez « rossinien ») donne parfaitement l’idée des deux couleurs vocales qui fusionnent ici de manière très réussie.
Mais tout l’art du chant consiste aussi selon les moments, à montrer des changements de couleur dans la voix, à passer du léger au dramatique et le duo du quatrième acte avec Rachel est d’une très grande intensité où la Princesse Eudoxie, si légère et insouciante au début de l’acte III, montre à la fois un grand sens dramatique et un véritable engagement vocal à l’acte IV dans un duo où elle demande à Rachel de se sacrifier par amour, demande d’ailleurs à la fois amoureuse et cynique, dans la mesure où elle présuppose que de toute manière la jeune femme est condamnée et que son geste envers Léopold renforce du même coup sa propre culpabilité. Cette demande de « sacrifice consenti » fait penser dans un autre ordre d’idées au duo Germont-Traviata. D’aileurs bien des situations de La Juive en sont pas si éloignées des drames verdiens, que ce soit Nabucco (Zaccaria vs Éléazar), Il Trovatore (Azucena vs Éléazar et Luna vs Brogni), Simon Boccanegra avec son opposition Fiesco/Simon avec enfant perdu à la clé qui évoque Brogni/Éléazar). Cela fait beaucoup pour un livret soi-disant médiocre.
Ainsi donc Elena Tsallagova, sans jamais rien abdiquer d’une technique affirmée, d’un contrôle vocal impeccable, montre une interprétation variée, de la femme légère à l’héroïne engagée et vibrante, avec une voix large et bien posée, où dominent sens de la couleur, et utilisation de facettes vocales plurielles qui rendent son Eudoxie l’une des plus accomplies qu’on ait pu voir depuis Annick Massis.
Ruzan Mantashyan et John Osborn en Rachel et Éléazar forment un authentique couple d’opéra. C’est d’abord ce qui frappe dans la manière dont chacun affronte son rôle, que chacun aborde pour la première fois. Les deux voix fonctionnent très bien ensemble, avec une chaleur, un sens dramatique et une urgence qui répondent aux exigences du drame et du livret. Les voix s’unissent et se fondent parfaitement, avec une très belle respiration commune.
Ruzan Mantashyan, qui était Natasha Rostova dans Guerre et Paix la saison dernière sur cette scène, est ici une Rachel à la voix pleine, à la sensibilité tragique, qui sait porter dans la voix sans cesse la couleur du drame, ce qui n’est pas fréquent. Même dans les rares moments de bonheur (essentiellement dans les deux premiers actes), elle sait porter en même temps dans son chant la présence du drame. Le livret dès le départ, installe d’ailleurs chez elle des interrogations sur son amoureux Samuel, il est obéi des soldats et d’un geste libère Éléazar et Rachel condamnés, et durant la Pâque juive il jette le pain azyme sans le manger. Rachel n’est pas une héroïne écervelée et aveuglée par l’amour : chaque geste de Samuel est observé, et elle est consciente que le personnage a une large part d’ombre, d’où le ton douloureux avec lequel elle chante il va venir au deuxième acte. Aussi quand elle se donne à « Samuel » (Léopold), elle le fait en toute connaissance de cause et de tout son être. Elle a aussi le sens du pardon. Il est possible d’ailleurs que Scribe ait ainsi subrepticement glissé qu’étant en réalité chrétienne et fille de Brogni, elle ait le sens du pardon et du sacrifice, face à un Éléazar plus rigide et plus vengeur. Ainsi la voix de Ruzan Mantashyan, lyrique, au timbre charnu et légèrement sombre (le rôle à la création était tenu par Cornélie Falcon, à la voix très large aux frontières entre soprano et mezzo) bien projetée, porte ces écartèlements, ces déchirures, ce qui rend son chant non seulement toujours expressif, mais aussi d’autant plus bouleversant qu’il est parfaitement maîtrisé, sans aucune faille technique, avec un phrasé impeccable et une diction modèle en français.
Face à elle, John Osborn « entre » en Éléazar.
Il fut tant de fois Léopold, Arnold ou Raoul, assimilé tant de fois à ces ténors « impossibles » du Grand-Opéra français qu’on est étonné de le voir passer de la génération des fils à celle des pères. En fait, Éléazar fut créé par Adolphe Nourrit qui fut tous ces rôles, car après avoir créé Eléazar, il créa Raoul des Huguenots un an après. John Osborn est donc dans cette lignée. La voix s’est élargie encore, avec toujours les mêmes qualités de style, de contrôle et toujours cette diction impeccable, comme la plupart des chanteurs d’outre-Atlantique.
Le rôle est d’une très grande difficulté, car il est très long, présent pratiquement dans toutes les scènes, dans tous les grands ensembles et son grand air qui vient après le duo avec Brogni clôt le quatrième acte, qui comprend (si on ne le coupe pas) l’air Rachel quand du Seigneur… et la redoutable cabalette avec sa reprise (c’est à dire en fait deux fois la cabalette) et les aigus qui vont avec. Très peu de ténor peuvent aujourd’hui chanter pareil rôle qui requiert les qualités de style du ténor du grand opéra français, phrasé, contrôle des aigus avec une assise vocale large, qu’on verra de plus en plus dans les ténors verdiens.
Il est évident que John Osborn, avec son passé et son répertoire n’a aucun problème de style : son chant est d’une très grande élégance, sans jamais aucune vulgarité. Il joue toujours « carte sur table » en affrontant sans jamais truquer. Mais il ajoute cette fois une force dramatique particulière qu’il affiche dès le deuxième acte, dans son air « Si trahison ou perfidie osait se glisser parmi nous », où il allie un chant au style de prière, avec une imperceptible couleur de menace (évidemment, on sait ce que ce chant prépare puisque Léopold/Samuel assiste à cette fête de Pâque clandestine aux allures de cérémonie secrète). C’est bien là une qualité des chanteurs exceptionnels, savoir aller au-delà du mot, savoir par la modulation, par un accent indiquer une couleur, indiquer ce qu’il y a entre les lignes et entre les notes.
Les échanges avec Brogni (Dmitry Ulyanov) ne manquent ni de force, ni de tension, la couleur sombre et résignée de Brogni s’allie au timbre clair et à la rage d’Eléazar. C’est aussi une réussite chorale, car les voix de Ulyanov, Mantashyan et Osborn fonctionnent très bien ensemble. Enfin, l’acte IV concentre bonne part de la force dramatique du rôle et son extrême difficulté, et l’acte V toute la force émotionnelle. Au-delà du chant, voire de la mise en scène, Osborn construit un personnage, avec sa raideur, ses faiblesses ses ambiguïtés avec un engagement théâtral qu’il faut saluer.
C’est une prise de rôle qui on l’espère va induire quelques directeurs d’opéra à reprendre ou à produire La Juive, car on tient là l’Eléazar des prochaines années, à n’en pas douter.
Ainsi, la distribution dans son ensemble, indépendamment des réserves exprimées fonctionne, et dans un genre qui a construit son succès sur le grand spectacle et les voix exceptionnelles, une partie du chemin est faite.
La production genevoise : la mise en scène
Une partie seulement car la mise en scène de David Alden n’est pas convaincante, bien que le metteur en scène américain soit assez familier de ce type de répertoire.
Elle n’est pas satisfaisante car simpliste face à un livret plus complexe qu’il n’apparaît à première vue.Le livret de Scribe mêle évidemment les aventures individuelles et celle de Léopold par qui arrive le drame, et le contexte historique. Le concile de Constance de 1414, la défaite du soulèvement des Hussites et la répression qui s’en est suivie, évoquent aussi les luttes passées de la chrétienté (Brogni qui a perdu sa famille, Eléazar ses fils) puisque on est en pleine période du Grand schisme (il y aura jusqu’à trois papes) . Dans l’Histoire c’est de Brogny (avec y) qu’il s’agit, lui qui préside au Concile de Constance qui va aboutir à l’élection de Martin V et qui est originaire d’Annecy-le-vieux, assez lié aussi d’ailleurs à la Genève du Moyen-âge. Tout cela sur fond de luttes politiques entre le Saint Empire et la papauté, après que la France eut perdu son influence à travers les papes d’Avignon.
Un concile à Constance, en terre d’Empire, montre évidemment de quel côté penche la balance à l’époque.
Par ailleurs, les juifs ne sont pas réprimés par la papauté, mais tolérés voire protégés (ils prêtaient sur gage, il étaient aussi des médecins réputés) par les papes d’Avignon, et à Rome où ils vivent depuis 2000 ans et forment sans doute la première communauté autochtone de la ville en continu, ils seront bientôt (au XVIe) forcés de vivre depuis dans le Ghetto situé au bord du Tibre et pas très loin du Palais Farnese.
Enfin Constance de son côté est une ville où de nombreuses familles juives sont établies depuis le Moyen âge, et elles en seront chassées en 1537.
Il n’y a donc aucune contradiction historique à ce qu’un juif venant de Rome se soit installé à Constance.
Le livret nous l’avons souligné, contient des figures obligées de l’opéra, comme la jeune fille amoureuse en cachette de son père, comme le prince déguisé qui s’entiche d’une jeune fille pauvre ; c’est le thème de Rigoletto de Verdi inspiré du Roi s‘amuse de Hugo qui date de 1832) ou l’histoire de la vengeance, comme l’Azucena du Trouvère qui attend l’exécution de son fils adoptif pour révéler à Luna que c’était son frère. Azucena est une gitane, c’est à dire qu’elle appartient elle aussi à un peuple errant et rejeté (d’ailleurs les nazis envoyèrent juifs et tziganes dans les camps et les massacrèrent tout autant…).
Nous avons évoqué aussi plus haut Simon Boccanegra, qui cependant se termine par un pardon. Le livret de La Juive contient des motifs qui vont alimenter les opéras plus tardifs, dans un contexte historique que nous avons vu troublé, où le politique et le religieux se mêlent, et où les haines religieuses ont structuré l’histoire. À Constance par exemple, trois cents juifs avaient été suppliciés (brûlés) à la suite d’une peste en 1349 quelques dizaines d’années avant 1414…
Ce qui caractérise ce livret, c’est évidemment tout ce contexte, les haines interreligieuses, l’intolérance (plusieurs scènes sont à deux doigts de finir par un lynchage d’Éléazar au début de l’opéra), et Halévy lui-même provenait d’une famille juive bavaroise (de Fürth, près de Nuremberg) qui avait émigré en France suite à l’émancipation des juifs sous la révolution. La question de l’interreligieux, des échanges entre les religions est une question sensible chez lui et dans sa famille.
Le livret de La Juive est intéressant par ses ambiguïtés : Léopold, prince indigne et menteur, mais protégé et finalement sauvé, par qui tout le drame arrive, Rachel, « La Juive » qui justement ne l’est pas, elle l’est par éducation et non par « nature » puisqu’elle est fille de Brogni. Scribe montre à la fois le trouble des sentiments filiaux qu’on sent sans pouvoir les définir, mais aussi le sens du sacrifice d’une jeune femme qui en quelque sorte, meurt en martyr chrétien, se sacrifiant pour sauver un autre. Elle refuse la conversion finale qui lui est offerte et qui la sauverait.
Ambiguïté chez Brogni qui tout au long de l’opéra et dès le départ cherche à apaiser et pardonner (sauf au moment de la « trahison » de Léopold) et qui cherche à obtenir d’Éléazar la révélation d’un secret qui probablement sauverait et Rachel et son père adoptif.
Éléazar en effet, tout comme Azucena, est guidé par l’idée de la vengeance, depuis le début de l’opéra où reconnaissant Brogni, il veut s’opposer à lui qui a massacré ses fils. On comprend le geste très humain de sauver la jeune enfant de Brogni, transformé aussitôt en lente vengeance puisqu’il l’éduque dans la religion juive, elle, la fille d’un massacreur de juifs. Il est intéressant de constater qu’au long de l’opéra, le salut est possible pour tous, mais qu’Éléazar par vengeance et Rachel par amour (elle dit à la fin pourquoi ? pour aimer ? et souffrir ?) le refusent et l’écartent. Rachel se donne à Dieu ne pouvant se donner à celui qu’elle aime et pour qui elle meurt, c’est un martyre peut-être mais aussi un suicide par amour (et donc presque une sorte de blasphème…)
Tous ces ressorts auraient pu être un peu fouillés par la mise en scène de David Alden : dans son travail, il aurait pu s’intéresser aux nœuds de ce livret, aux ambiguïtés des personnages, aux psychologies, mais rien de tout cela n’émerge. J’ai voulu montrer un peu la complexité des possibles d’un livret injustement méprisé au nom de la prétendue médiocrité de Scribe, un vrai « scribouillard » face à une vision sans grand intérêt et pesante.
Alden livre en effet un travail linéaire et désordonné. Linéaire parce qu’il suit la trame sans autre forme de procès, permettant certes au peuple de Genève de la comprendre sans trop de torturer les méninges, mais sans véritable cohérence, on baigne tantôt dans une cité abstraite en noir et gris, avec de grandes ombres portées comme dans des films muets (éclairages de D.M.Wood) expressionnistes des années 1920, dans une ambiance lourde et vaguement totalitaire (soldats, traques), où Brogni arrive sur une sorte de calèche tirée par un esclave, les fêtes ressemblent à des fêtes macabres voire des messes noires où le chœur arbore des bouteilles de vins et boit autour d’une croix devenue table, des personnages portent des masques de mort avec l'apparition fugace au premier et troisième acte d'un Empereur sculptural muet et lointain en habit de lumière…
La scène de la Pâque juive devient une sorte de cérémonie secrète où la petite communauté se rassemble autour d’un Éléazar qui semble en être le chef : dans un autre contexte on parlerait de complotisme. Quant à Léopold recroquevillé sur une chaise dans l'ombre, il a bien du mérite de n'être pas reconnu par son épouse.
L’acte III se déroule au palais avec un décor de scène de théâtre (théâtre dans le théâtre) sur lequel trône le lit où dort Léopold, dans une scène intime entre Eudoxie et Léopold où cette dernière lui envoie des coussins à la tête pour le réveiller. Le personnage d’Eudoxie apparaît apprêté et léger, sans grande profondeur, scène d’intimité théâtrale digne de théâtre de boulevard, avec ce palais rempli de femmes de ménage, ces enfants qui laissent supposer qu’Eudoxie est mariée à Léopold depuis longtemps. Elle n’a pas une psychologie fouillée, elle est amoureuse, et elle sera ensuite désespérée. Cela ne va pas plus loin.
Léopold n’est pas mieux traité, il affiche ses regrets, il affiche sa culpabilité, mais on le sent très bien aussi dans le lit princier et dans des draps de satin. Toute cette scène Léopold/Eudoxie, volontairement décalée comme le sont au fond les deux personnages, assez médiocres, n’est d’ailleurs pas si mal vue, avec distance et ironie, mais pourquoi ces chorégraphies de femmes de ménage qui se tortillent, comme d’ailleurs les mouvements chorégraphiques du premier acte aussi ridicules qu’inutiles (mouvements de Maxine Braham) ?
La mise en scène se calme au quatrième et au cinquième acte, c’est à dire qu’elle est encore plus vide et que les rares idées quittent la scène, laissant les personnages en autonomie sans les guider, adieu palais, rideau rouge de théâtre, miroir, et adieu expressionnisme, le décor de prison dans l’obscurité suffit et les chanteurs se débrouillent comme ils peuvent (pas si mal d’ailleurs). On sent qu’il n’y a derrière aucune direction scénique parce qu’on ne voit aucune autre intention que de suivre la trame et de laisser filer. Visiblement on fatigue.
D’ailleurs, si la direction d’acteurs est approximative sinon inexistante, le placement du chœur garantit au chef un confort sans égal (le chœur étant toujours pratiquement de face), sans aucun travail sur les mouvements des foules non plus, sagement mises en rang d’oignon, dans un opéra réputé pour l’abondance de ses masses chorales et de figurants : de ce côté cela reste d’ailleurs assez pauvre : on est assez loin du Grand-Opéra-Grand-Spectacle mais on n’est même pas dans l’épure non plus. On nage entre deux eaux.
La dernière scène se déroule devant une sorte de four fumant vu de côté où vont les juifs condamnés les uns après les autres (décor de Gideon Davey), avec une allusion assez lourde à d’autres fours qu’il n’était pas nécessaire de souligner puisque le public peut comprendre sans que les choses soient ainsi pointées au marqueur. D’ailleurs si on suit le livret, le supplice prévu est d’être ébouillanté dans un bain d’eau bouillante.
Mais une des idées (excusez du peu !) de la mise en scène était de mélanger les époques, du médiéval à la deuxième guerre mondiale notamment par les costumes (de Jon Morrell) . Une modernité âgée de plusieurs décennies (ça commence au théâtre dans les années 1960) qu’on ne peut évidemment que saluer et donc cette allusion aux meurtres de masse des juifs dans les camps se comprend : l’opéra devenant une sorte de symbole d’une même tragédie qui traverse le temps. Quelle profondeur…
David Alden n’est pas un metteur en scène connu pour être un novateur, mais même sa mise en scène de Semiramide à Munich avait plus de tenue que celle-ci qui n’a pas vraiment d’armature.
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Malgré les réserves exprimées, il faut aller voir ce spectacle pour écouter cette musique ou la découvrir, et surtout pour entendre de très belle voix défendre ce répertoire : John Osborn et Ruzan Mantashyan sont magnifiques, tout comme Elena Tsallagova et Dmitry Ulyanov qui défendent leur rôle et leur personnage avec cran. Mais du point de vue de la production il eût sans doute été préférable de reprendre la production Konwitschny d’Anvers, cela aurait coûté moins cher et suscité plus de passion (éventuellement en retravaillant les parties coupées, plus importantes à Anvers) mais inexplicablement Aviel Cahn « ménage » le confort d’un public genevois qui mériterait d’être un peu plus réveillé et titillé.