En 1969, même si les « événements de mai » venaient déjà d’ébranler la société, célébrer le bicentenaire de la naissance de Napoléon devait relativement aller de soi. En 2021, commémorer le bicentenaire de sa mort est devenu une affaire bien plus délicate. Bien entendu, la France ne pouvait faire l’impasse, et les librairies croulent depuis plusieurs mois sous les publications qui exploitent le filon napoléonien. Voici donc, à peine les lieux culturels rouverts, l’exposition attendue que présente la Réunion des musées nationaux à la Grande Halle de La Villette.
Chanter les louanges de Napoléon, qui a rétabli en 1802 l’esclavage aboli par la Révolution, même s’il interdit en 1815 la traite pendant les Cent-Jours ? Vanter les mérites de Napoléon, dont le Code Civil réduit les femmes au statut d’épouses et de mères ? On comprend que cette troisième décennie du XXIe siècle n’est peut-être pas la période la plus propice pour se pencher sur une personnalité dont les guerres firent des milliers de victimes. Mais comme l’annoncent les commissaires de l’exposition de La Villette, le mythe n’en est pas moins là, le but étant « d’ouvrir des débats, pour mieux comprendre l’homme mais aussi cette époque ».
Les buts sont donc multiples, sinon contradictoires. Comme le dit l’équipe chargée de la scénographie, « La présentation des objets, la médiation et les installations audiovisuelles sont pensées pour le public attendu », formule délicieusement absconse qui semble signifier qu’on a cherché à s’adresser à une population très diverse, des plus jeunes (avec parcours-jeu et espace ludo-pédagogique « Mon p’tit bivouac » pour les familles avec enfants jusqu’à 6 ans) aux plus âgés, des plus profanes aux plus instruits. Le tout sur une surface généreuse – 1800 m² – avec une hauteur sous plafond non moins impressionnante et propice à une certaine théâtralisation.
On craint d’abord le pire avec l’inévitable vidéo initiale, où le visiteur est accueilli par une chanson du groupe pop-rock français Phoenix, « Napoleon says », qui répète « I would be your Bonaparte ». Le film introductif présente « Le monde avant Napoléon » en partant pratiquement du Moyen Age pour arriver à la Révolution, puis évoque brièvement le parcours du jeune Corse né en 1769. Après quoi l’exposition proprement dite peut commencer.
Les sept commissaires – dont les deux directeurs du catalogue, Bernard et Arthur Chevallier – ont élaboré un cheminement chronologique, qui découpe la trajectoire de Napoléon en neuf parties, de la jeunesse jusqu’à la mort de l’Empereur, « du personnage historique à l’homme intime, sa vie sous toutes ses facettes ». Les facettes sont en effet diverses, depuis les menus objets personnels – vêtements comme la coquette écharpe tricolore bordée de motifs cachemire arborée pendant la campagne d’Egypte, le fameux bicorne et la non moins fameuse redingote grise, les brassière, bonnet, soldat de plomb et jeu de loto du roi de Rome… – jusqu’aux pièces les plus encombrantes, comme la berline utilisée lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, le caisson à munitions de campagne, ou le véhicule qui servit de corbillard à Sainte-Hélène. Les documents d’archives, authentiques ou en fac-similé, voisinent avec les peintures évoquant les principaux événements de manière réaliste (on pense aux nombreuses scènes de bataille) ou allégorique, comme Bonaparte rendant la religion à la France.
Si le célébrissime Bonaparte, Premier consul, franchissant le Grand-Saint-Bernard a été prêté par Versailles, le Sacre également peint par David n’est là qu’à travers une projection vidéo grandeur réelle, ce qui permet cependant une animation pédagogique identifiant chacun des personnages représentés.
De manière générale, on appréciera le soin apporté à ces schémas qui parsèment l’exposition, parfois imprimés sur les murs, comme cette généalogie de Napoléon qui se prolonge jusqu’à un certain « Jean-Christophe Bonaparte, prince Napoléon (Né en 1986), chef de la maison impériale » –, le plus souvent animés sur écran, ce qui permet notamment de retracer les mouvements des corps d’armée lors des principales batailles, les amateurs de stratégie militaire seront comblés.
On remarque aussi les interventions filmées d’historiens spécialistes de l’homme et de la période, comme Thierry Lentz ou Jacques-Olivier Boudon. Bienvenue aussi, ces films pédagogiques fournis par le Musée de l’Armée, ou ces emprunts à des longs-métrages de fiction, comme Le Colonel Chabert d’Yves Angelo (1994) : pas de Gérard Depardieu en vue dans le rôle-titre, mais de belles images de l’armée napoléonienne dans un paysage neigeux. On reste plus dubitatif devant les quelques minutes où Lou Doillon déambule dans le Grand Palais pour lire un bref extrait de lettres d’amour de Napoléon à Joséphine.
Le parcours offre aussi une certaine diversité dans le type même de présentation, où les salles plus sobrement muséales alternent avec des period rooms consacrées aux arts décoratifs : égyptomanie qui fait fureur dans l’ameublement ou les arts de la table, évocation d’une salle du trône, résumé du style Empire, première chambre de Napoléon à Fontainebleau ou tente sous laquelle il dormait en campagne.
Les aspects plus sombres de l’épopée napoléonienne ne sont pas gommés, et cette cuirasse d’officier nettement découpée par le boulet de canon qui l’a transpercée à la bataille de Wagram en dit plus long que bien des discours. Il y aurait une exposition entière à consacrer à l’image posthume de Napoléon, mais le parcours se conclut de façon frappante sans basculer dans la grandiloquence avec la statue due au sculpteur suisse-italien Vincenzo Vela, Les derniers moments de Napoléon à Sainte-Hélène, réalisée 1866 et donc en plein Second Empire.
La boutique de l’exposition se révèle assez édifiante en matière de napoléomanie actuelle, et l’on serait curieux de savoir quels produits seront plébiscités par les visiteurs. On l’a dit, l’offre en matière de livres est actuellement pléthorique, mais bien d’autres objets sont proposés au chaland. Là aussi, il y en a pour toutes les bourses, de quelques euros à plusieurs centaines d’euros, et pour tous les goûts : si l’image de la main dans le gilet se décline en cahiers ou en plateaux à thé, l’uniforme de grognard est relooké en sweat à capuche, sans oublier les casquettes et tee-shirts. Et si, non content de vous habiller en Napoléon, vous souhaitez également manger Napoléon et vous parfumer Napoléon, c’est également possible, à condition d’être prêt à y mettre le prix.
Catalogue
272 pages, 200 illustrations, 25 euros, éditions de la RMN – Grand Palais.