« Dans l’appartement de Léonce Rosenberg : De Chirico, Ernst, Léger, Picabia… »
Musée Picasso Paris, du 30 janvier eu 19 mai 2024

Commissariat : Juliette Pozzo, chargée d’études documentaires principale au Musée Picasso ; Giovanni Casini, historien de l’art et commissaire indépendant

Catalogue à paraître le 14/02/2024,; 208 pages – 180 x 252 mm, relié

Exposition visitée le 29 janvier 2024 (Vernissage)

Ce fut un rassemblement d’œuvres commandées à de grands noms de l’art moderne, mais qui ne dura que trois ans à peine : entre 1929 et 1932, l’appartement de Léonce Rosenberg fut rempli d’ensembles décoratifs conçus par les peintres que le marchand défendait en parallèle dans sa galerie, des cubistes mais aussi des figuratifs, des abstraits et des surréalistes. Au prix d’une enquête minutieuse, le Musée Picasso fait revivre les fastes de cet incroyable exemple de mécénat digne des potentats de la Renaissance.

Il se voulait le Laurent de Médicis de la modernité, mais la protection qu’il accorda aux artistes ne dura hélas que bien peu de temps : le marchand d’art parisien Léonce Rosenberg (1879–1947) profita pendant seulement trois ans, et guère plus, du somptueux décor qu’il avait commandé à une douzaine d’artistes au printemps 1928. En effet, si elle n’atteignit l’Europe qu’avec un peu de retard, la crise de 1929 n’en frappa pas moins durement le vieux continent, et Rosenberg dut se dessaisir peu à peu de la petite centaine d’œuvres qu’il avait accumulées au 75, rue de Longchamp, dans le 16e arrondissement. Implacablement dispersé pour subvenir à ses besoins, cet incroyable ensemble est aujourd’hui éclaté entre toutes sortes de collections privées ou publiques, et c’est au prix d’une enquête minutieuse qu’il a été possible d’en réunir une partie (une quarantaine de toiles), le fruit de cette recherche étant maintenant présenté dans une exposition au musée Picasso.

Entre Rosenberg et Picasso, tout avait plutôt bien commencé. Dès 1915, le marchand achète au peintre un superbe Arlequin, qui appartient désormais au MoMA de New York. Après s’être initié au cubisme en fréquentant les galeries de messieurs Vollard, Uhde et Kahnweiler, Léon Rosenberg ouvre en mars 1918 sa propre galerie, « L’Effort moderne ». Les choses se gâtent en 1921, quand il est nommé expert et orchestre donc les ventes Uhde et Kahnweiler, un millier d’œuvres appartenant à ces confrères allemands établis à Paris ayant été mises sous séquestre par les autorités françaises. Picasso s’indigne de voir bradées ses toiles et ceux de ses confrères : c’est la rupture avec Rosenberg, du moins avec Léonce, car le Catalan prend alors pour marchand attitré Paul Rosenberg, le frère du précédent.

De sorte qu’au printemps 1928, quand Léonce Rosenberg conçoit son grand projet de décoration pour son nouvel appartement, rue de Longchamp, Picasso ne fait évidemment pas partie des artistes sollicités. L’exposition s’ouvre néanmoins sur une salle Picasso, avec des œuvres qui reflètent bien la double orientation de Rosenberg dans les commandes qu’il passe alors, double orientation que résume bien le Portrait de Léonce Rosenberg en uniforme dessiné par Picasso : si le modèle est représenté dans le style ingresque adopté après la Première Guerre mondiale, il se tient devant l’Arlequin tout à fait cubiste acheté quelques années auparavant. En effet, les œuvres par lesquelles Rosenberg entend décorer son intérieur illustrent à la fois le renouveau figuratif lié au « retour à l’ordre » de l’après-guerre, mais aussi le cubisme tardif, aux couleurs vives et formes souples, par opposition aux teintes sourdes et à la stricte géométrie des premiers essais de Braque et Picasso.

Grâce aux photographies publiées dans la presse, y compris dans un magazine comme Vogue – c’est dire la dimension mondaine qu’eut l’inauguration, le 15 juin 1929 – on dispose d’un certain nombre d’informations sur la manière dont été accrochées les œuvres que Léonce Rosenberg avait commandées à partir de mai 1928. La correspondance conservée entre le mécène et les artistes aide aussi à mieux connaître cet immense chantier privé, dont on trouve peu d’équivalents au XXe siècle. Situé dans un immeuble moderne, l’appartement était vaste – 360 m2 – mais visiblement assez bas de plafond : des œuvres étaient présentes dans onze des pièces, dont trois grands espaces de réception en enfilade, une entrée, un fumoir, boudoir et chambre de madame, chambre de monsieur, et une chambre pour chacun des trois enfants.

 

ILL. 1 : Fernand Léger, Le Printemps – L’Eté – L’Automne – L’Hiver, 1929 © Adagp, Paris, 2024

 

Pour allécher le visiteur, le sous-titre de l’exposition énumère quelques-uns des artistes ayant reçu commande : « De Chirico, Ernst, Léger, Picabia… ». Cette liste partielle ne reflète pourtant pas la hiérarchie existant dans l’esprit de Léonce Rosenberg, du moins si l’on s’appuie sur l’opposition entre les pièces destinées à être vues par les visiteurs, et celles où les œuvres étaient réservées à la contemplation des habitants. L’exposition du musée Picasso n’a pas tenté une reconstitution à l’identique, pour plusieurs raisons : d’une part, toutes les œuvres n’ont pu être retrouvées, ou empruntées à leur propriétaire, d’où d’inévitables lacunes ; d’autre part, il aurait fallu fabriquer des pièces dans les salles de l’hôtel Salé, qui ne s’y seraient pas vraiment prêtées. En revanche, la disposition des toiles a été imitée chaque fois que c’était possible, des meubles dessinés sur le mur évoquant l’aménagement choisi par les Rosenberg (la presse de l’époque avait notamment souligné le choix d’associer l’art le plus contemporain avec du mobilier Empire, seule la salle à manger présentant des buffets et consoles Art Déco).

L’entrée de l’appartement s’ornait de quatre grandes toiles de Fernand Léger évoquant les saisons, mêlant formes abstraites et objets reconnaissables (on les découvre à la toute fin de l’exposition), et de sculptures d’Ervand Kotchar, artiste arménien aujourd’hui bien oublié, mais dont on voit au musée Picasso une œuvre n’ayant pas appartenu à Rosenberg, mais du même esprit que l’exemple visible dans le reportage de Vogue mentionné plus haut).

Le « Hall », la plus grande pièce de l’appartement, et principale pièce de réception, avait été confié à Giorgio de Chirico. De l’ensemble de onze toiles sur le thème de gladiateurs qui en couvraient les murs, l’exposition montre un grand format et deux dessus de porte, mais l’on comprend que le peintre italien n’avait pas choisi d’exalter la violence des combats des arènes, puisque les corps dénudés sont entassés dans un chaos prêtant à sourire, mélangés aux animaux.

ILL. 2 : Giorgio de Chirico, Combat, 1929 © Adagp, Paris

De part et d’autre, les deux vastes pièces sur lesquelles s’ouvrait le Hall étaient en revanche confiées à des peintres qui, aujourd’hui, ne jouissent pas de la même gloire que Chirico : Georges Valmier pour la salle à manger, Georges Valmier ; pour le Grand Salon, Jean Metzinger. Ce dernier n’est pas tout à fait un inconnu, car il cosigna en 1912 Du cubisme avec Albert Gleizes (une exposition l’avait rappelé en 2012, au Musée de la Poste) ; pour autant, l’histoire de l’art l’a un peu relégué en deuxième, voire en troisième position. Une seule œuvre évoque sa décoration du Grand Salon, qui accueillait en 1929 une série de compositions allégoriques associant figures empruntées à la mythologie et éléments du décor urbain moderne, dans un style proche de celui de Léger. Georges Valmier a plus de chance, avec deux grandes toiles et deux dessus de porte, à la palette raffinée, et à mi-chemin entre l’abstraction et la figuration (on devine des natures mortes sur les dessus de porte, mais les autres toiles se prêtent moins facilement à ce genre de déchiffrage). La salle à manger accueillait aussi des sculptures de Joseph Csaky.

Le fumoir avait été confié à Auguste Herbin (qui se verra très prochainement honoré par une rétrospective au musée de Montmartre). Avant les formes géométriques qui ont fait sa célébrité à partir des années 1930, Herbin pratiquait une abstraction lumineuse et souple, aux couleurs déjà très vives. Ce fumoir donnait directement sur le Boudoir de Madame, décoré par un artiste suisse bien oublié : Jean Viollier, dont l’adhésion à la figuration se traduit par des scènes à sujet mythologique où, au milieu des nus abondants, se glissent des détails cocasses.

ILL. 3 : Georges Valmier, Le Marin, 1929, huile sur toile, 160 × 141,5 cm © Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Le décor de la Chambre de Madame est celui qui est le plus largement reconstitué par l’exposition, avec sept des « Transparences » imaginées par Picabia, fascinant ensemble où se superposent les motifs empruntés à la peinture pompéienne, les motifs végétaux et les visages ou les mains : on entre ici dans le surréalisme, ce que confirme l’intervention de Max Ernst dans la chambre de Madeleine, l’une des trois filles du couple Rosenberg, avec des toiles proches des Fleurs de coquillages du Musée Georges Pompidou. Lucienne, elle, avait droit à des « Cités transparentes » conçues par Alberto Savinio, le frère de Giorgio de Chirico, et Jacqueline à un décor commencé par Gino Severini (des figures de la Commedia dell’Arte dans des ruines antiques) mais vite remplacé par les abstractions colorées de Gleizes. La Chambre de Monsieur, enfin, incluait des œuvres d’un Amédée Ozenfant revenu du purisme pour se livrer à la représentation des planètes, et de nus du peintre équatorien Manuel Rendón Seminario.

Après avoir d’abord vendu ses meubles et objets décoratifs, Léonce Rosenberg brada peu à peu les toiles de son appartement. S’il échappa miraculeusement à la déportation, il vécut caché pendant l’occupation et mourut peu après. Cette exposition, qui laisse rêveur face à l’accumulation de splendeur qu’il avait su réunir, permettra peut-être de retrouver certaines peintures disparues.

Catalogue
Collectif
Dans l'appartement de Léonce Rosenberg, 75 rue de Longchamp
Francis Picabia, Fernand Léger, Giorgio De Chirico, Max Ernst…
Musée Picasso Paris / Flammario

Catalogue d'exposition, musée – Musée Picasso
À paraître le 14/02/2024
208 pages – 180 x 252 mm
Relié
EAN : 9782080440341
ISBN : 9782080440341

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Adagp, Paris
© Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
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