Programme

Dmitri Chostakovitch (1906–1975)
Symphonie n° 8 en ut mineur op. 65

Berliner Philharmoniker
Direction : Kirill Petrenko

Berlin Philharmonie, 13 novembre 2020

Dans une Philharmonie de Berlin désertée en raison des consignes sanitaires, Kirill Petrenko fait de la Huitième Symphonie de Chostakovitch l'invité surprise et l'emblème d'une saison qui ne ressemble décidément à aucune autre. Le Chostakovitch de Petrenko n'est pas sans évoquer les fulgurances d'une avant-garde esthétique qui tient autant de l'art de la sculpture sonore que du modelé de teintes. Débarrassée des bistres et le plomb du soviétisme musical, la palette se concentre volontiers sur une éblouissante démonstration de demi-teintes et de détails. Sous la baguette de leur directeur musical, les Berliner Philharmoniker conjuguent au présent immédiat cette forme de dramaturgie et de l'émotion. 

Lien vers le trailer de Digital Concert Hall (accès au concert moyennant un droit d'accès):
https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/54006

La Huitième Symphonie de Chostakovitch compose avec la Septième ce qu'on a coutume d'appeler les symphonies "de guerre", nées au moment où la progression de la Wehrmacht à l'été 1941 menaça la ville de Leningrad, qui donna son nom à la première de ce diptyque. La propagande diffusa largement la Septième Symphonie qui connut rapidement une renommée internationale, associée aux photos somme toute assez burlesques du compositeur en tenue de pompier volontaire dans le groupe de défense antiaérienne.

Plus élaborée et plus ambitieuse que la précédente, cette Huitième symphonie n'eut pas le même succès. Composée de cinq mouvements, dont les trois derniers sont joués sans interruption, elle adopte un modèle que Chostakovitch reprit dans la Neuvième, ainsi que dans le quintette avec piano et les 3e et 8e quatuors. Cette symphonie fut écrite deux ans plus tard, durant l'exil de Chostakovitch à Kouïbychev, là même où la Septième fut créée.

Le projet de sous-titrer "Stalingrad" la Symphonie n°8 détourne en partie la volonté du compositeur de faire de cette œuvre une dénonciation générale de toute forme de tyrannie et de guerre. Son caractère à la fois sombre et désabusé s'accordait mal à la possibilité de servir de vitrine à la victoire politique et militaire que souhaitait proclamer Staline à la face du monde. Le si peu rutilant final pianissimo suffit à lui seul à exprimer cette incompatibilité entre la vision propagandiste et l'expression intime du compositeur. Cette amertume fait songer au récit monumental de Vassili Grossman qui évoque Stalingrad dans Vie et destin ((Vassili Grossman, Vie et destin, Livre de poche : un des grands livres du XXe siècle ))

Sur cette partition plane inévitablement l'ombre tutélaire de son premier interprète, le chef Evgueni Mravinsky, qui en donna la création dès novembre 1943 et dont le live avec le Philharmonique de Leningrad et paru chez Philips en 1982 creuse le (micro)sillon d'une lecture invariablement solennelle et austère. Avec le temps, s'est construite une concurrence entre lectures "russes" et "occidentales" qui ont permis de revitaliser l'approche de cette musique en sortant Chostakovitch du soviétiquement correct et des raccourcis d'une certaine avant-garde sérielle qui lui a longtemps contesté le droit de figurer parmi les  valeurs sûres du répertoire du XXe.

Deux semaines après un concert présentant une étonnante Neuvième Symphonie, Kirill Petrenko revient à Chostakovitch en programmant au débotté cette Huitième dans une Philharmonie vidée de son public  par décision gouvernementale. Dans ces circonstances si particulières, la vidéo que diffuse en streaming la chaîne Digital Concert Hall, témoigne d'un art de la direction dont l'intention première est d'inscrire le geste musical dans une actualité pour mieux l'éclairer et la transfigurer. L'auditeur est happé par la densité et l'urgence d'une interprétation qui refuse les effets et la facilité .

L'adagio initial est nimbé d'un ut mineur qui semble regarder vers des désinences empruntées au dernier Sibelius – une lumière d'outre-tombe qui exprime le repli sur soi d'un mouvement lent avec la mise en page d'un dessin de sonate. À l'impulsion des archets mordant les cordes, répond l'abstraction d'un contrechant qui laisse admirer un étonnant travail du son par jeux de surfaces, tantôt brillantes, opaques ou réfléchissantes. Petrenko évite l'obstacle que constitue traditionnellement un système musical fait d'engrenages et de systoles-diastoles mécaniques. On revient sans cesse ici à cette eau noire où alternent la  tension de ces fanfares glacées avec l'extrême mélancolie d'un thème au cor anglais, transfiguré par Dominik Wollenweber. Il faut entendre avec quelle intensité Petrenko réussit à rendre dans les ultimes mesures cette respiration des cordes qui précède la modulation harmonique au solo de trompette.

Les pépiements et les rictus de l'allegretto en ré bémol se reflètent dans la longue phrase du piccolo solo de Egor Egorkin qui sert de pivot à un développement fait d'une danse grotesque, joyeux remue-ménage zébré d'interventions qui circulent de la petite harmonie, à la carrure épaisse des cuivres. Sans se contenter de marquer du talon le rythme moteur de l'impitoyable Allegro en mi mineur, Petrenko attire l'attention sur les dialogues en miroir entre la chair sombre des cordes et l'éclat métallique des vents (admirable trompette solo de Guillaume Jehl). Dans la lente et irrépressible montée qui éclate avec la déflagration et la longue tenue à la caisse claire, la transparence des pupitres n'est jamais prise en défaut, comme si la question des équilibres passait avant l'impression – fugitive – des affects.

Le largo épuise en l'effeuillant, le thème lancinant qui fluctue au ralenti, tel un arrière-fond de lignes vagues et mouvantes. La longue descente du piccolo se stabilise en Flatterzunge ((Le Flatterzunge, mot allemand composé de Zunge (langue) et Flattern (voltiger), désigne, dans le jeu des instruments à vent, un coup de langue répété à une cadence très rapide, une sorte de roulement lingual qui produit un effet de trémolo (Définition de Wikipedia).)) , tandis que les cordes parviennent à un pianissimo d'une qualité et d'une ténuité exceptionnelles –moment de pure grâce où la supériorité technique des cordes des Berliner Philharmoniker fait corps avec une qualité d'écoute mutuelle absolument subjuguante.

Kirill Petrenko et face à lui le violoncelle solo Ludwig Quandt

L'allegretto conclusif se déploie sur un simple dessin du basson, auquel s'agrègent des variations picorées de pizzicatos et de cordes alanguies autant qu'élégantes. L'expression se fait volontiers narrative, passant en un tournemain après l'irrésistible montée et climax, à des instruments solistes qui se transforment en personnages d'une scène de conte pour (grands) enfants. Le violon dégingandé de Noah Bendix-Balgley prélude avec l'élégiaque violoncelle de Ludwig Quandt. Sans atermoiement ni fabrication, l'émotion puise ici dans des teintes nettes qui vont se développant jusqu'aux quatre notes répétées en pointillées, au firmament du silence et de la nuit. Du très grand art…

Lien vers le trailer de Digital Concert Hall (accès au concert moyennant un droit d'accès):
https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/54006

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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