Programme

Jour 1 :

Kurt Wiggen, archive EMS
Daniel M Karlsson
Lionel Marchetti
Bernard Parmeggiani, archive GRM
Beatrice Dillon
Okkuyng Lee, Teum (the Silvery Slit)
-
Jour 2 :

John Mc Cowen
Pär Lindgren, archive EMS
Jesssica Ekomane, Manifolds
Philippe Carson, archive GRM
Amina Hocine, création commande du Festival
Kevin Drumm
-

Jour 3 :

Roberta Settels, archive EMS

Marja Ahti
Flora Yin Wong
Arnaud Rivière
François Bayle, archive GRM, 3 chants d’oiseaux
Stephen O’Malley

 

 

,Stockholm, Eric Ericssson Hallen, 22–25 février 2024

Après une édition (V) consacrée à Eliane Radigue et à une résidence de 5 jours de la formation free Ahmed, une VIe, grand écart entre maître du dhrupad, intonation juste et un concert de shô de CC Hennix, La VIIe et dernière édition du Festival for Other Music est centrée sur le GRM (Groupe de Recherche Musicale) et son acousmonium (système de diffusion à partir d’un orchestre d’enceintes). Point focal d’attention mais comme le rappellera son directeur, François Bonnet, lors du séminaire d’ouverture, le plus important est la musique diffusée par le système, qui, de fait, entoure le public, voire fait corps avec lui, pour se mettre au service des artistes sonores. Pièces d’archives, créations d’ici et d’ailleurs, récit d’une plongée en apnée dans une série de concerts les moins spectaculaires qui soit (quoique), d’un public qui, pour une fois, fait bien de fermer les yeux.

D’abord un bref aparté personnel pour évoquer mon lien avec le GRM et l’acousmonium.

Le 11 octobre 2003, lors d’un week-end familial chez ma belle-mère en Normandie, sur le Télérama qui trainait là, figurait une publicité conséquente (demi page ?) pour une soirée GRM Expérience réunissant, excusez du peu, la crème de la crème de la scène électronique d’alors : le finlandais Mika Vainio (moitié de Pan Sonic), l’autrichien Christian Fennesz et le maître des lieux Christian Zanesi (souvenirs encore : il est le créateur des paysages sonores des Maîtres du Temps de René Laloux et Moebius, 1982),… concert-sortie de résidence, précisons-le gratuit, dans la Maison de la Radio. Notre sang ne fit qu’un tour et nous partîmes directement avec la fratrie espérant arriver encore à temps et avoir des places. C’était un temps, où nous brûlions allégrement notre quota carbone (mais, précision pour l’honneur, quasi toujours en covoiturage).

Première surprise, la salle était loin d’être pleine… de public mais quelles enceintes ! Sur la scène, divers systèmes : en hauteur, compactes, rondes mêmes, disposées frontalement et en arc de cercle. Et surtout : d’étranges parapluies de métal répartis dans la salle.Où se mettre ? Devant, comme n’importe quel idiot fan de frontalité et de présence (au détriment du son) ? Sous les parapluies ? Près de la console (où se trouve Zanesi et peut-être les autres) ?

C’est tout un ensemble de repères qui s’effondrent après tant d’années passées dans des salles de concert diverses et variées…

J’ai encore l’enregistrement pirate sur mini CD (on s’échangeait beaucoup de live entre aficionados rencontrés aux Observatoires Fear Drop d’Evreux, au festival Les Boréales de Caen ou encore aux Instants Chavirés de Montreuil), choyé comme la rencontre unique d’artistes aimés et comme souvenir sonore absolument infidèleà l’expérience sonore d’artistes électroniques sur le meilleur système de diffusion existant… Heureusement un enregistrement de meilleur qualité, format SACD, fut édité par Radio France quelques mois plus tard. Il est rangé à côté de notre CD gravé… On y voit Fennesz en sous-pull…

Archive personnelle et enregistrement audiophile

Il est difficile d’y reconnaître qui fait quoi : des bribes du premier Fennesz servent d’échantillons, au même titre qu’un enregistrement d’info de la Radio, dilué, dans des vagues vibrantes. Je me rappelle d’avoir été concentré comme jamais, cherchant la provenance des sons, me retournant vers la console pour chercher des indices. Une expérience physique…

De cette soirée ô combien unique et fondatrice fut créé un festival électronique en marge du Festival de musique contemporaine, Présence : Présences Électroniques donc, qui chaque année grandit en importance et popularité. On y traina nos amis les premières années avec des résultats mitigés… à l’image des « concerts », pas toujours de même qualité. On a même été déçu d’un concert de Sébastien Roux, qu’on appréciait tant.

Au menu : des pièces d’archives (c’était aussi le début du renouveau Eliane Radigue…), des créations, des lives avec musiciens sur « scène ».

C’était une époque et un lieu fascinant, une alternative aux festivals de musique électronique (comme Barcelone…) centrés sur le rythme, un point de rencontre entre des pratiques diverses : les punks à laptop de Mego et Touch, la musique contemporaine en marge des grands circuits, la musique expérimentale et improvisée, voire les « renégats » ou les outlaws de la pop (Jim O’Rourke…).

Du point de départ du GRM Experience avec Fennesz et Vainio invités à utiliser le matériel et les logiciels de la maison, il s’agit aussi finalement de faire revenir a casa les enfants essaimés sans le savoir (ou pas) du GRM, de partager les savoirs appris sur le tas avec des logiciels craqués par ses enfants terribles.

Une belle philosophie en somme.

Chaque année fut l’occasion de revenir, de se retrouver, non plus de se compter car il y eut aussi des éditions où la maison de la radio se retrouva pleine à craquer, en particulier pour le concert d’Amon Tobin (assourdissant et qui dézingua quelques enceintes…) : des flot de jeunes gamers et de technophiles se déversèrent alors dans les lieux. On passa des places à réserver (au téléphone !) à la queue sur place, etc.

Jim O’Rourke, exilé au Japon, seule terre permettant de le voir encore sur scène, créa des pièces pour le GRM, anticipant son retour en Occident. Peter Rehberg, Pita, accueillit sur son label Mego des Portraits GRM, désormais repris depuis son décès sur les éditions Shelter Press de Félicia Atkinson et Bartholomé Sanson.

La boucle est bouclée et mieux, elle s’enroule sur elle-même et invite dans sa ronde jeunes et anciens praticiens.

Nous avons pris grand plaisir aux éditions de Présences Electroniques et, depuis un long exil suédois, nous nous désolions de manquer les festivals. Il fallut un John Chantler, australien émigré à Stockholm et fer de lance de l’organisation de concerts depuis le café Oto londonien et son désormais culte festival suédois Edition For Other Music pour faire venir l’acousmonium qui, l’apprend-on, ne voyage pas si souvent (une fois ou deux par an).

François Bonnet à la console

Jour ‑1 : Séminaire :

Quoi de mieux pour préparer les trois soirées à venir que de venir entendre François Bonnet présenter le GRM et l’acousmonium ?

Après quelques propos introductifs de John et des explications sur les lives à venir de Marja Ahti (compositrice électronique travaillant avec des musiciens acoustiques : percussions, violons…) et John Mc Cowen (clarinette basse improvisée), François Bonnet se livre à un séminaire assez rock n’roll sur l’histoire du GRM et de l’acousmonium.

Passant rapidement sur la création du GRM par Pierre Schaeffer (au passage d’ailleurs éreinté par le cinéaste Paul Vecchiali, un temps embauché dans le cénacle, dans son ouvrage autobiographique Le cinéma, émois et moi : « je veux des chercheurs par des auteurs ! », déclarait Schaeffer selon Vecchiali), François Bonnet rappelle la volonté du GRM d’organiser des concerts et que la diffusion de la pièce est le concert. Qu’en soi, il n’y a pas de live ou de diffusion.

Il rappelle au passage que certains des logiciels sont gratuits et disponibles à tous et la volonté de l’organisation de s’ouvrir à toutes les pratiques, hors des chapelles.

Il découvre (ou feint de découvrir) que le GRM a précisément 50 ans cette année et précise que les enceintes ont été renouvelées (et que tout n’est pas à mettre sur le comte d’Amon Tobin..) : je découvre que les parapluies sont appelées les arbres, que les massives enceintes rondes orientées vers le plafond sont les étoiles. Quelle poésie.

Une nouvelle fois, il répète que l’acousmonium n’est pas un manège sonore et qu’il ne s’agit pas de jouer avec ou d’avoir les oreilles qui saignent : la musicalité avant tout.

Enfin, on découvre que pour les balances de l’installation, le GRM diffuse des bruits blancs, des voix et… du Lana del Rey, qui est hyper bien produit !

On termine avec le clou du spectacle, le moment tant attendu, pour moi depuis des années, un essai des différentes enceintes et des possibilité d’accords d’enceintes. Qui est à l’amateur de musique classique, l’expérience des lieder ou de la musique de chambre en regard de l’opéra.

Dispositif sonore frontal

Cela permet enfin de mettre une couleur sur chaque type d’enceintes et aussi de vider l’attente fête foraine sonore-démonstration audiophile qui s’immisce toujours un peu dans un concert du GRM. Dans un monde idéal, cette démonstration devrait toujours avoir lieu au préalable pour répondre aux attentes audiophiles et permettre l’entrée dans les concerts. Si possible avec le même son ou un échantillon restreint de son.

On entend les combinaisons possibles et on profite pleinement du jouet débarrassé des attentes du concert, en pleine lumière dans la chapelle désacralisée de Eric Ericssonhallen, sorte de Panthéon local sur l’Ile de Skeppsholmen, près de Moderna Museet et en face de l’Ile de Gamal Stan (sa cathédrale, son palais royal).

Des essais  restent à faire : murs, statues, grands vitraux (bientôt occultés par des rideaux) et haut plafond sont des obstacles mais l’équipe technique, en nombre, sait gérer ce genre de données.

Alors, oui, on se passionne pour les enceintes rouges qui ceinturent le public, on s’étonne de la puissance des colonnes, du son qui se projette vers le haut et semble retomber via les étoiles et, enfin… j’entends le son assez lo fi qui provient des « arbres » (un musicien finlandais venu pour l’occasion m’apprendra en avoir réalisé un lors d’un atelier avec des noix de coco..), idéal pour surligner un détail mais sans grande importance.

"Arbre"

Toutes ces années à courir et poireauter dans le hall de Radio France pour pouvoir s’installer sous un arbre afin de surprendre son son unique sans pouvoir le distinguer réellement pendant le concert (Diables de techniciens !)…

Deux heures riches, de contenus et d’essais, de pièces massacrées aussi pour la bonne cause de l’explication et des attentes stressantes désamorcées comme après l’écoute d’une répétition d’orchestre. Ces séminaires étaient aussi l’atout du Festival for Other Music. Lors de la précédente édition, un séminaire de dhrupad était organisé en compagnie de Uday Bhawalkar. Un au-delà de la consommation de concerts…

"Les étoiles" (au centre)

Jour 1 :

John Chantler, programmateur

Alors qu’on choisit de se placer juste devant la console de diffusion (pas loin de deux arbres et bien centrés), on en profite pour papoter avec Emmanuel, l’un des sympathiques techniciens à la console qui nous explique que 2h sont accordées aux artistes pour apprendre à gérer la diffusion. Tout est possible mais à un moment, dit-il, il faut jouer et penser musique. Des pré-réglages existent, qui permettent si on le souhaite, de jouer avec certains groupes d’enceintes, ici ou là, au lieu de bouger tout une à une.

Les rideaux ont été finalement tirés, certaines enceintes légèrement bougées, il me semble. l’acoustique de l’église est apprivoisée sans pour autant renier une certaine réverbération propre au lieu mais que l’on entendra que très rarement (et, il me semble, lorsque c’est voulu).

Mats Lindström d’EMS, Elektro Musik Studio (et Emmanuel de l'équipe du GRM)

La première pièce est du suédois Kurt Wiggen, à la console Mats Lindström d’EMS, Elektro Musik Studio, GRM local (et partenaire du festival : une pièce composée dans ses studios sera proposée chaque soir), fondé alors comme la maison mère dans les coulisses de la radio nationale, avec le même esprit de recherches sonores et de croyance dans un futur possible de la musique. Une exposition (visible jusque fin août) est en cours au Scenkonst Museet (musée des arts scéniques). C’est un joli échantillonnage, avec de petits sons bien distincts, presque du pointillisme sonore, plutôt dans l’attaque.

Daniel M Karlsson

Daniel M Karlsson est un peu notre chouchou local. Depuis notre exil, il y a une quinzaine d’années, et un concert de Daniel, on est résolument conquis par sa musique aussi bienchercheuse et nerdy (algorithmes et logiciels sont au cœur de son travail) que tout à fait séduisante, non pas tant dans la mélodie que dans les choix minutieux de ses textures sonores et de la mise en scène du son. On ressort toujours enthousiaste et surpris par l’excellence de ses choix. Et le garçon est délicieux, très engagé dans tous ses choix politiques, esthétiques et personnels.

C’est un Daniel M Karlsson stressé mais sûr, avec des doigts qui tremblent un peu sur la console mais on le comprend. On le revoit, au stand de merch du concert de Kali Malone, Lucy Railton et Stephen O’Malley, préparant encore sa performance : enthousiaste, peaufinant ses détails…

Des magnifiques sons de cloches et clochettes nous accueillent, suivis d’instrument frottés avec archet qui se fondent dans des matières indistinctes, détachées de leurs origines. Ce sont des jeux de matières, feutrées, douces ou rugueuses avec toujours une musicalité et une direction à la fois marquée et rêveuse : un vrai poème musical acousmatique. Le regard en l’air, oreilles aux aguets pour gérer la diffusion, Daniel M Karlsson est attentif mais dans le plaisir de l’écoute aussi.

C’est un triomphe, et il est mérité. C’est de loin, avec la pièce de Jessica Ekomane (une bombe), la pièce la plus éblouissante du festival et on souhaiterait qu’elle puisse se retrouver sur une édition Portrait du GRM afin que la musique de Daniel M Karlsson dépasse les frontières de la Scandinavie. Il en a le talent. En attendant, son doctorat de composition électronique, oblique voire pirate, est disponible sur le label XKatedral, en format livre avec textes, codes, CDs et entretien croisé avec John Chantler sur son mémoire, et c’est une excellente introduction.

Lionel Marchetti

Lionel Marchetti est un artiste maison ou presque. À l’aise avec une console connue mais les doigts fébriles : c’est finalement, l’instant fatidique du concert qui prime.

La pièce est un quasi nocturne à la fois calme et angoissant : chants d’oiseaux et ruptures de bruit blanc à la limite de l’agressif, du moins de la surprise. Le tout très présent en face et qui revient comme un refrain. La pièce est très acousmatique, avec des sources quasi documentaires (on pense à Chris Watson) et un beau travail sur les textures. On est toujours dans la musicalité même si on sent un échantillonnage de sons assez large et d’origines diverses. Une certaine retenue aussi, un travail sur le peu mais du peu qui fait sens. Le beau bizarre… C’est en tout cas une superbe pièce (une « petite pièce », croit-on l’entendre dire après le concert) qui touche sans jouer sur les effets justement.

John McCowen

Après une pause salutaire pour se détendre dans un brouhaha amical, on profite du travail bien connu de Bernard Parmeggiani pour une sortie d’archive majeure de son œuvre, admirablement spatialisée par Emmanuel qui, là encore, tire le meilleur de la pièce sans chercher l’esbroufe.

Beatrice Dillon diffuse la pièce la plus rythmique de la soirée (voire du festival), rappelant  que la musique électronique (cérébrale, composée avec des attentes esthétiques ambitieuses) peut aussi jouer sur des rythmes empruntés à la musique techno. C’est une composante qui sort du lot dans cette soirée mais qui ne délaisse pas pour autant les textures. On note une utilisation importante des claviers pour une électro dansante et pleine de recherche, toujours surprenante dans ses pas de côté rythmiques et de textures. Ce qui nous rappelle les productions de techno minimaliste du label Mille Plateaux, Deleuzien, gay, dansant et intello.

Okkuyng Lee interprète sur scène sa pièce écrite pour le GRM, avec son violoncelle sur scène, très présent : c’est un fouraillage dans les graves, un chiffonnage de son qui peut rappeler les suites pour violoncelle de Britten puis on distingue une invasion de sons dans les enceintes, prenant de plus en plus de place, se mélangeant avec le son de la scène : le violoncelle et son double. Est-il capté en direct puis dilué/retraité ? Enregistré avant ?

On entend des sons de glissandi, sur les cordes, sur le corps de l’instrument. C’est le(s) fantôme(s) du violoncelle à la fois virtuose et intime : frotté, caressé, heurté aussi. C’est une démultiplication du violoncelle et de ses incarnations.

La pièce se révèle totalement dans son incarnation scénique. Okkuyng Lee, très timide, semble presque perdue en sortant de scène, comme vidée de son essence après le concert. Une expérience physique aussi bien pour l’interprète que pour le public.

JOUR 2

On retrouve le sympathique Emmanuel à la console qui nous confie, avant les concerts, que le deuxième jour est toujours le plus difficile.

John Mc Cowen

John Mc Cowen à la clarinette basse émet un drone grave, provoque un gonflement du son qui se répand un peu comme dans le Quatuor pour la  Fin du Temps de Messiaen. Suit un long silence (proche de 30 secondes, quasi interminable dans ce genre de concert) avant de renvoyer un drone, avec peu d’attaque puis un long envahissement. Le son de la clarinette est enregistré par des micros placés assez haut (Mc Cowen expliquait lors du séminaire du premier jour que les sons les plus riches provenaient des résonnances avec son crâne),  puis diffusés avec des sons qui se développent dans la salle, comme une tache qui s’étend. On entend des sons diphoniques aigus. Avec toujours des silences quasiment aussi longs que les périodes sonores pour préparer l’émission sans attaque.  On distingue l’apparition d’un rythme s’ajoutant à la respiration du souffle continu qui scande les drones, avec des aigus qui miroitent. Le rythme se fait plus rapide et on assiste à une véritable explosion de couleurs, avec des sons plus rugueux aussi.

Les aficionados de John Mc Cowen  rencontrés pendant la pause racontaient qu’ils étaient plutôt habitués à des sets plus longs. Le format GRM sans doute…

Mats Erlandsson (à droite). Emmanuel GRM (à gauche)

L’archive EMS du jour est de Pär Lindgren et diffusé par Mats Erlandsson : assez ambient, plutôt frontale et retenue sur la mise en espace, et assez respectueux de la musicalité de l’extrait. D’ailleurs aucun des « diffuseurs » ne jouera avec les potards, toujours au service des pièces et de la volonté des auteurs.

Jesssica Ekomane diffuse sa création GRM (Manifolds récemment éditée dans Portrait GRM, le 1er mars dernier). C’est clairement la pièce la plus importante et imposante avec celle de Daniel M Karlsson, tant dans le contenu que dans sa diffusion. Des quasi bruits de succion, de matière sonore malaxée presque boueuse (comme des particules accélérées au Cern de Genève dont Manifolds pourrait être la bande son rêvée), on est dans une esthétique presque punk mais chatoyante. Il s’agit d’un feu d’artifices de matières, de textures, de sons qui viennent de partout : frontal, en fusée qui retombent, avec des balayages vers les côtés qui surprennent (on attend un 360° mais ça se stabilise vers la droite, un peu bancal, comme un homme ou un évènement qui titube). On retrouve les recherches sonores tous azimuts des pionniers, l’attitude iconoclaste des punks à laptop des années 2000 (Karkovski, Rehberg, les Editions Mego…), une électronique musicale, intellectuelle et viscérale et… une incroyable maîtrise de l’instrument acousmonium ! La pièce est une machine de guerre et de plaisir, loin du tivoli-fête à neuneu. Un choc.

Après la pause, l’archive GRM datée de 1961 de Philippe Carson est un poème musical quasi musique concrète à base des bruits du monde moderne (perceuse, stridences, activités humaines et mécaniques…), et magnifiquement mis en espace par l’équipe du GRM.

Suit une création-commande du festival d’Amina Hocine : de l’ambient, couches sur couches avec de belles couleurs (sons évoquant des accordéons, de l’orgue, et des harmonicas mais en fait, un instrumentarium maison fait de tuyaux divers). La composition manque néanmoins d’un peu de relief à notre goût. C’est joli…

Kevin Drumm n’est pas présent ce soir-là pour cause de problème de dates de passeport… La pièce diffusée par John Chantler débute par une explosion agressive comme un big bang sonore. Des tridences crayeuses, gris sur gris, très présentes frontalement surgissent puis envahissent progressivement l’espace. Des tons sur tons de stridences, des aplats de  drones graves (au milieu, légèrement au-dessous des têtes du public et… venant du sol !) remuent le corps, sur la défensive, même si on reste dans l’ « acceptable » intolérable. On pense aux concerts de Sunn O))) mais surtout au projet POP (production of Power) de Pita et Zbigniev Karkovski). Surnagent alors du mix des sortes de cris, quasi hallucinations sonores (en fait non) qui se révèleront pleinement sur la fin du set lorsqu’on sort des stridences et des infrabasses. Divagations, éructations, cris de folie urbaine prennent alors toute la place pendant que navigue (surnage ?) une stridence suraiguë, larsen (acouphène réel ou fantasmé) qui joue avec notre ressenti et notre écoute, bouge à droite et à gauche, s’amplifie, se développe avant de s’estomper et de nous laisser sur le document /field recording. Comme avec les expériences cathartiques de Pita, on ressort lavé, sonné et en même temps ragaillardi. Une ivresse sonore. KO par uppercut.

John Chantler s’éclipse pour éviter les applaudissement sur sa personne. Modestie, humilité, service de la pièce : l’esprit GRM.

JOUR 3

C’est la journée des émotions. Des attentes heureusement ou malheureusement déçues.

L’extrait d’une archive Ems de la compositrice Roberta Settels, récemment sortie sur le label Caprice (dont le LP fut offert aux participants du séminaire venu parcourir l’exposition consacrée à EMS au Scenkonstmuseet) est une curiosité à plus d’un titre et trouve naturellement sa place ici car elle fut sans doute…. enregistrée au GRM (l’incertitude plane sur son enregistrement…). La source d’inspiration de la pièce est l’emprisonnement d’Ulrike Meinhoff de la RAF….

L’attente politique est admirablement déçue par la musicalité de la pièce et son atmosphère sourde, aqueuse, boueuse presque. On y entend des inspirations, des gouttes d’eau sale, on entrevoit des lueurs… L’extrait est oppressant et mélancolique avec beaucoup de matières là où on aurait pu entendre (et attendre) un discours. C’est une belle découverte.

Dispositif scénique pour le "live" de Marja Ahti

Suit un live (entre guillemets donc) de Marja Ahti avec sur scène percussions (Ryan Packard), violoncelle (My Hellgren) et clarinette(s) (Isak Hedtjärn). C’est un jeu sur le voir et l’entendre, la source et son « traitement », le perçu et l’imaginé, le « live » et l’enregistré. On erre entre souffles, frottements, résonnances et le lissé, l’aplat de l’électronique.

percussions (Ryan Packard), violoncelle (My Hellgren) et clarinette(s) (Isak Hedtjärn)

La pièce de La pièce de Flora Yin Wong est tout juste sortie d’une résidence de travail à EMS. Là encore c’est un jeu sur les « instruments » et la prise de sons. La matière principale semble être des cordes pincées, qui résonnent étonnamment (s’agit-il d’un instrument bricolé ?, de harpes ? de cordes ?) et en contrepoint des sons retravaillés, des résonnances finales distordues, étirées. La spatialisation est intéressante (notamment sur les « arbres »).

Flora Yin Wong (à gauche). Et Emmanuel GRM (à droite)

Après la pause, John Chantler fait un court discours sur la dernière édition du Festival et déclenche des émotions vives car une fois de plus dans une ville qui ronronne un peu culturellement, le sens de ces évènements exigeants et inscrits dans un temps long, opère des rapprochements et un sens du commun extrêmement sensible et précieux. Ce qui est palpable tant dans la qualité de l’attention que dans la chaleur des discussions pendant les pauses et après les concerts.

Arnaud Rivière, tout en bruit

Le français Arnaud Rivière, programmateur du feu-Festival Sonic Protest, fait de la musique noise bricolée en direct dans la joie de faire du bruit, la magie de l’instant et de la surprise. Sur une table, un bric-à-brac de câbles, objets de métal et pédales à tripoter. Et hop on jette un disque de métal par-dessus la tête ! Il joue sur les silences (peu), les bruits de frictions, de percussions sur le matériel avec et hors micro. Du  bru(i)t direct. L’apparent bordel retrouve la rythmique quelquefois, et des résonnances électroniques mélodiques apparaissent comme par miracle (ou par « relâchement » !). Un « Et voilà ! » conclut l’affaire, en français dans le texte. Une belle pochade et un excellent contrepoint foutraque à trois jours de sérieux.

L’archive GRM de 3 chants d’oiseaux de François Bayle, (encore la piste Messiaen ?). Des cuivres, des bidouillages, des rires d’humains. C’est l’univers Shadoks typique de l’époque. Puis la pièce bascule vers quelque chose de plus méditatif, avec des sons voyageurs admirablement mis en espace par une des missionnaires du GRM. C’est un envol.

On termine avec la pièce GRM de Stephen O’Malley, grand prêtre du drone métal de Sunn O))). Là encore, c’est une pièce dont l’écoute génère des attentes. Ira-t-il, comme Jim O Rourke dans le sens de l’histoire du GRM (voire son parcours musical avec le GRM) ou suivra-t-il la piste de son groupe Sunn O))) ?

D’entrée, des cuivres (cors ? trombones ?) rappellent la piste qui concluait Monoliths and Dimensions (2009) et ouvrait d’autres voies (Alice Coltrane…) après un album ô combien dense. On commence donc par une ancienne fin, semble-t-il… Suit une explosion de drones qui se tracent en frontal à des hauteurs différentes puis d’autres drones aux claviers ( ?) avant que prennent place des drones de guitares typiques de Sunn. Tout cela prend place, pièce à pièce, comme des éléments de couleurs qui s’installent sur la toile de fond (les enceintes frontales). Même s’ils sont distants, on distingue des échos, sur les côtés et au fond (plutôt en diagonale qu’en pur stéréo, droite/gauche). Magie de l’acousmonium, les taches/tableaux qui apparaissent les uns sur les autres, s’installent les uns devant les autres (voire à côté), se fondant les uns dans les autres. Comme des tableaux de Rothko qui apparaitraient et se dilueraient les uns dans les autres. C’est presque du Sunn, non linéaire, tons sur tons, à la fois plat et dans l’espace. On se prend les basses et infrabasses sur le ventre, les pieds… C’est toute la  gammes des impressions physiques des concerts de Sunn et une écoute audiophile de leurs enregistrements, à fort volume mais raisonnable. Ne reste plus qu’à descendre en douceur, dans un effacement/dilution. Très belle pièce absolument pas superfétatoire et qui est la meilleure réponse aux détracteurs (aussi bien dans les franges musique contemporaine que dronistes…) de Sunn/O’Malley, …

Stephen O’Malley

Alors qu’on s’apprête à se quitter, plutôt qu’à sortir d’un énième festival, Mats Lindström improvise un discours derrière la console, au milieu d’un public qui fait corps loin de la scène délaissée. Il déclame une ode à John Chantler et à son défunt festival en lui offrant un bouquet, non pas des mains des financeurs (!) mais de son épouse absente (!!).  Quel meilleur hommage de lui déclarer que 5 des 10 meilleurs concerts de sa (longue) vie eurent lieu au Edition Festival for Other Music… Il termine par ces mots forts : Edition is dead. Long live Edition…

Et ce soir-là on se sent certes très heureux mais un peu orphelins… Restent les souvenirs, les liens et les enregistrements (pirates et) officiels à venir…

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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