Évidemment, on apprécie l’engagement d’András Schiff prenant acte de la politique américaine de l’administration Trump et refusant de tourner aux États-Unis (en plus de la Hongrie et la Russie) pour la saison 2025/2026[1].
“This is not an easy decision to make. Some people might say, ‘just shut up and play.’ I cannot, in good conscience, do that.
We do not live in an ivory tower where the arts are untouched by society. Arts and politics, arts and society are inseparable. Have we learned nothing from the course of history – as recently as Europe in the 1930s ?
As artists, we must react to the horrors and injustices of this world.
The American people have spoken – and we have heard them. Yes, indeed, there is a ‘new sheriff in town.’ Which has made it a very different ‘town’ – one that some of us no longer wish to visit. It is no longer obligatory. »
On préfère pourtant en rester sur le plan strictement musical et se souvenir, avec bonheur, d’un concert marathon de deux heures d’András Schiff, dans la même salle en 2022 (lire le compte-rendu), pendant lequel le pianiste hongrois avait déroulé avec bonheur le fil de ses marottes, agrémenté de commentaires aussi amusants et sensibles que passionnants. Et le public de boire paroles et musiques, divines.
A contrario, ce court concert (la version longue avec la 1re symphonie de Schumann, aura lieu le lendemain) se déroule dans un quasi silence, sans la moindre apostrophe mais fait place à la joie d’être ensemble, en véritable communion avec l’orchestre et non dans un simple dialogue, la communication se faisant en grande partie par des sourires de bonheur et des invitations à rejoindre la ronde musicale. Une fête et une joie scénique contagieuse dans la salle.
Comme souvent, le programme d’András Schiff suit une ligne, quasi chronologique, en tout cas une sorte de dépliage, comme si les œuvres procédaient les unes des autres. Bien entendu, on commence par Dieu le père, Bach, avant de rendre visite au divin fils, Mozart, et le concerto Brandebourgeois n°5 est comme une déclaration d’intention qui pourrait se résumer à : je viens pour jouer avecl’orchestre et non être le concertiste.
D’où un piano légèrement en diagonale, pour avoir l’œil évidemment, mais aussi pour casser le rituel, le mur du piano en frontal, et s’intégrer dans la collectivité musicale. Et bien sûr, s’intégrer dans le trio de solistes avec le premier violon Andrej Power et le flutiste Andreas Alin.

Dès le premier accord sur le piano lancé par András Schiff, debout, on est plongé dans cette conversation enjouée et spirituelle à trois ou à quatre (avec l’orchestre). Conversation plutôt discrète (flûte surtout), avec une musique qui se perd un peu dans la grande salle mais qui est, il me semble, voulue comme telle, dans la proximité, et non surgonflée à l’excès par des effets… Le public tend l’oreille comme s’il voulait entendre ce qui se dit entre d’autres personnes. Si la flute d’Andreas Alin se fait plus discrète, toute en feulements charmants, le violon d’Andrej Power est plus incisif, quant à András Schiff au piano, comme toujours, c’est la clarté qui prédomine, avec un jeu de piqués qui rappelle le clavecin par moments mais ne dédaigne pas les couleurs et l’épaisseur à l’envi, sans jamais s’étaler, avec un jeu très subtil de pédales pour donner une couleur métallique ou un relief çà et là.
Le second mouvement donne la part belle au soliste pour un moment très recueilli, écrin pour la flûte supplément d’âme et où Andrej Power peut laisser s’échapper quelques sonorités acides, baroques, tout à fait bienvenues, le tout avec beaucoup de douceur, surtout de la part d’András Schiff, veillant à ne pas prendre toute la lumière, à n’être qu’un des trois. Un véritable moment d’équilibre, non pas monolithique mais dans lequel chacun exprime sa propre personnalité, sans effacer les autres.
Enfin, le troisième mouvement est l’occasion de mettre en valeur les superbes accompagnements de l’orchestre, d’une précision redoutable et qui épaississent la sauce, par des rehauts aussi brillants que gouleyants (cordes graves magnifiques). On remarque malgré tout le violon d’Andrej Power, aux traits redoutables, précis et vifs, pour ce vrai-faux trio de solistes dans lequel le quatrième (l’orchestre) par ses interventions mesurées mais diablement efficaces s’invite à la table du banquet.

Dès le premier mouvement du concerto 23 de Mozart, on sent qu’on est à des années lumières de la énième tarte à la crème : classique, léger, dégraissé de toute interprétation romantique. C’est quasi une redécouverte pour laquelle il faut évidemment un interprète comme Schiff mais aussi un orchestre, qui font fi de leur égo et acceptent de se mettre en retrait… derrière le génie de la musique qu’est Mozart.
Et on écoute comme au premier jour. Et on regarde aussi, avec le regard rétrospectif de la pièce précédente et qui vient d’être jouée, pour constater les finasseries de programme. Le concerto Brandebourgeois n°5 n’est armé que d’une flûte, là où les vents chez Mozart sont plus étoffés (la flûte de Bach est rejointe ici par deux clarinettes, deux bassons, deux cors). C’est un programme qui se déplie.
Schiff joue les transparences, la clarté, la légèreté, invitant d’un geste à écouter une bordée de cordes, un rehaut de vents, toujours avec le sourire, non pas le plaisir du chef-maître d’œuvre mais du participant, au cœur du dispositif, aussi joyeux que nous d’être dans la musique. Et au piano, András Schiff est d’une agilité et d’une douceur redoutables qui contrastent avec certains gestes empesés de direction qui trahissent son grand âge, totalement oublié dès que les doigts courent sur le clavier.
Le second mouvement, très attendu, est très souple mais avec quelques accents bien sentis et choisis qui introduisent délicatement et habilement le tragique tout en évitant le pathos habituel.
Et on retrouve, comme dans le Bach (la piste du programme toujours) ces magnifiques mises en lumière de l’orchestre comme ces reliefs de clarinettes ou de cors qui viennent éclairer le discours d’une délicatesse totale. Et on oublie tout, même le téléphone qui sonne dans la salle, y compris toutes les interprétations passées, pour être dans l’ici et maintenant. C’est Mozart qu’on ressuscite. Spoiler : il n’est même pas mort. Schiff non plus, loin de là, et, galvanisé par la musique, cherchant la complicité de l’orchestre, il bondit devant son piano, soulevant littéralement l’orchestre vers des cimes inattendues. Exit le pathos donc et, conséquence de poids, une vitalité retrouvée, ou plutôt une continuité qui ne tombe pas entre les mouvements, surtout entre le deuxième et le dernier.

Encore une fois, on est saisi par les cordes vives et précises, les épaisseurs des cors et bassons, les couleurs de la flûte et des clarinettes, le tout dans cette joie explosive qui est celle de la mesure exacte. La beauté du classique.
Encore une fois mais avec une dimension différente qu’en 2022, dans la communion plus que dans l’interprétation partagée, András Schiff nous donne une leçon, qui nous invite, en regardant le passé, à envisager autrement le présent et, on l’espère, l’avenir.
Après avoir fait applaudir l’orchestre, toujours avec le sourire mais sans un mot, il retourne au piano, là encore avec une petite pièce qui semble se déplier et se déplier encore, comme un origami, comme un dernier cadeau : la valse en la mineur 34 :2 de Chopin. Valse ? Mazurka ? Nocturne ? Toutes ces impressions passent, fugaces mais profondes, prenant le temps de s’installer avec leurs parfums avant de partir vers un ailleurs, toujours rebondissant vers le lointain, mais toujours avec cette riche intériorité qui nous repose et nous réinstalle en nous. Magnifique.

[1] Même si avec ce genre de décision, tout le monde est puni, les « méchants » comme les « gentils »…
