Sibelius

Björken op. 75 n. 4
Impromptu op. 97 n. 5
Rondino II op. 68 n. 2
Der Hirt op. 58 n. 4
Romance op. 24 n. 9

Widmann
Idyll und Abgrund : Sechs Schubert-Reminiszenzen

Schubert
Drei Klavierstücke D 946

Beethoven
Sonate n° 17 enmineur op. 31 n° 2

Chopin
Nocturne en si majeur op.62 n° 1

Ballade n° 1 en sol mineur op. 23

Turin, Lingotto, Auditorium Giovanni Agnelli, le 27 novembre 2017

Pas à pas, se poursuit l’ascension tranquille d’Andsnes vers des hauteurs interprétatives rares, où il peut-être seul de sa génération à présent. Pour ce qui est de son Beethoven et son Chopin – ce n’est pas une nouveauté – on ne le mesure plus tant aux standards de son temps qu’à ceux, les plus élevés, de l’histoire de l’interprétation. Ici et là apparaissent des zones des textes qu'il éclaire comme peu, peut-être aucun avant lui. Et aussi, comme toujours, des instants où l'on sent encore l'incroyable liberté qu'il a de creuser dans la direction qu'il veut, et qui dessine de beaux lendemains. 

En récital, Andsnes est apparu quatre fois à Paris depuis dix ans. C’est bien peu, même si dans le même temps on a pu aussi l’entendre une dizaine de fois en concerto (dont une exceptionnelle intégrale Beethoven), lied et musique de chambre, presque toujours sous son meilleur jour du reste. Il était spécialement décevant que la France, de manière générale, n’ait pas vu passer la tournée européenne de cette saison, pourtant riche de seize dates en deux mois (en Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Espagne, Hollande, Italie, Suisse…) toutes consacrées au présent programme – Turin était la douzième. Et quel programme, long, dense, ambitieux par son trait général dépouillé, le rendant impossible à faire tenir sans un piano hors-classe. Le disque Sibelius sorti cet automne méritait sans doute d’être défendu et illustré par ce cycle de récitals tous ouverts avec la même sélection de cinq pièces qui, à l’exception de la romance en bémol, ne font pas partie des rares quelque peu popularisées par d’illustres anciens (Gould, Cherkassky, Gilels).  Gilels, justement, après avoir enregistré un des plus grands récitals en studio de l’histoire (son Grieg) ne voulut jamais jouer une seule des pièces lyriques sur scène, arguant que c’étaient des pages à jouer dans son salon et non pour deux mille personnes. Il est là aussi vrai que se chauffer avec ces Sibelius n’est sans doute pas aisé, singulièrement dans le vaste auditorium du Lingotto, qui ne respire pas précisément l’intimité, ni par sa taille, ni par son climat froidement élégant et rangé : l’acoustique y est malgré tout précise (c'est en fait un Royal Festival Hall un peu amélioré), sans doute excellente pour l’orchestre, mais serait sans doute cruelle pour un piano moins puissant et solaire que celui-ci. Surtout, elle est sensible : le moindre bruit de salle (heureusement, il n’y en avait pas trop) s’y entend de façon étonnante, et peu déconcentrer un aussi grand professionnel qu’Andsnes, auteur de deux amusantes et parfaitement anecdotiques fausses notes aux tous débuts de D.946/2 et du nocturne de Chopin.

L'auditorium Agnelli du Lingotto

Le caractère domestique (qui n’est jamais univoque au piano) apparaît, pour cette sélection sibélienne, dans Björken et la pastorale de l’opus 58 principalement, mais moins dans les autres pièces choisies. Le délicat rondino en ut dièse mineur s’impose comme étude de concert  La romance clôturant la sélection est élevée à une dimension à la fois hymnique et de lied sans parole – comme un Duetto ou un Widmung venus du froid : que de noble pudeur dans le phrasé, sur l’émouvante modulation mineure du thème (ci-dessus), et que d’auguste grandeur déploie le pianiste Norvégien dans le climax  lisztien, avec son art guilelsien de faire rouler les gammes en sens opposés sans l’once d’une trivialité. A contrario, le splendide impromptu en si mineur qui ouvre le disque d’Andsnes était idéal, à sa façon, pour clore le récital : ce second bis, loin d’une pirouette finale propre à obtenir l’enthousiasme d’un public détendu, plongeait la salle en un état de grave glaciation, en un lieu où le vent souffle mais où l’air est rare, la lumière brève : par la tonalité comme par le ton, soufflait, de façon improbable pour cette pièce du jeune Sibliues, l'esprit de Tapiola au pied des Alpes. Il sonnait comme le dernier mot d’illustration d’un art qui ne cesse, jusque dans l'exploration d’un répertoire rare, de cultiver une rare exigence. Il aurait aussi pu (et bien sûr, on l’aurait aimé) jouer le séduisant impromptu en mi majeur, ou évidemment la Valse triste, mais il était dit que le chemin serait jusqu’au bout d’une aride splendeur. L’hommage à Schubert de Jorg Widmann est une belle transition vers le monument des Klavierstücke. Avec une certaine économie de moyens, la partition use d’un procédé certes couru, de dissémination de réminiscences thématiques au sein d’un environnement sonore actuel. L’habileté de Widmann consiste à tourner autour de ces réminiscences et à les traiter comme sujet de variations, de sorte à proposer mieux et plus que des collages. L’exercice est particulièrement réussi dans le second des six morceaux, sans doute à la fois le plus dense dans le traitement varié et le plus touchant dans l’évocation – du thème de Rosamunde. Andsnes s’y montre d’un exemplaire engagement (une vidéo disponible en ligne, tournée sur un plateau de télévision avec un petit piano, permet de s’en faire une idée). 

La pièce introduit sans faillir à l’angoisse et à la désolation de D.946, qu’Andsnes, encore plus peut-être que dans le récital donné avec Matthias Goerne l’an dernier, traite avec une entière absence de complaisance. Son mi bémol mineur n’a guère changé et demeure la pièce en retrait à force de réserve expressive et dynamique  la seule semi-déception, au fond, de ce programme, aussi parce que le pianiste ne changera sans doute pas son choix de ne jouer que le premier des deux trios, point sur lequel on s’est déjà exprimé ici : reste un instant marquant, la magistrale conduite de la transition en unissons ramenant le refrain, d’une densité écrasante dans ppp. La suite parvient en revanche à un degré encore plus décanté qu’à Paris d’extraction de la moëlle schubertienne. La justesse du pas dans le II est renforcée par un niveau d’intégration presque absolu des trois matériaux dans le même mouvement apparent : Andsnes ne traîne pas le refrain, n’y pose pas une douleur venue d’outretombe, parce qu’il ne veut pas  transformer les trios en événements d’animation. Le ton y est le même, un même regard stoïque posé sur des paysages changeants, de plus en plus blêmes. La douceur infinie, le legato insurpassable du second trio a quelque chose de l’élévation morale, de la purification, quelque chose d’une exigence chrétienne à un degré tolstoïen (on a tout réécouté, bien sûr, des plus grands ici, Gieseking, Firkusny, Richter, Rösel, Pollini, Ranki, Virsaladze, et il faut bien conclure qu’Andsnes a inventé ici une dimension du discours et de l’art instrumental qu’on n’avait pas rencontrée avant lui). C’est encore dans l’ut majeur qu’il se révèle seul au monde, dans la domination du piano, et du temps. C’est la pièce qui a le plus évolué depuis un an, avec cette fois un ralentissement assez net, notamment dans la partie centrale, d’une terrible hauteur (étonnamment, cette conception voisine avec celle d’un Sokolov très inspiré dans ces pages il y a quelques années). On y retrouve définitivement l’Andsnes à la sauvagerie sous-jacente, qui grouille sous l’infaillibilité rythmique et sonore. La splendeur de son piano, dans cette pièce où se fracassent tant d’interprètes respectables, permet que la retenue soit convertie comme mécaniquement en tension, qui se cumule et devient presque insupportable au retour du thème et dans la coda – vertigineuse dans sa sévérité. Déjà si à l’aise dans le plus austère des Schubert (que l’on rêverait d’entendre sa Reliquie ou sa D. 894 à présent), Andsnes a comme pris les pleins pouvoirs dans ce troisième Klavierstück, pour ne plus les lâcher là où il est à coup sûr maître chez lui : Beethoven.

Sauf oubli, la Tempête est la huitième sonate présentée sur scène par Andsnes au cours de la seule dernière décennie (il en a jouées d’autres, mais plutôt au début de sa carrière me semble-t-il) :  les 11e, 18e, 21e, 22e, 23e, 28e et 32e ont précédé la 17e. Un quart d’un Nouveau Testament qu’Andsnes n’a curieusement toujours pas commencé à enregistrer, malgré l’attente suscitée par ses exemplaires concertos. Dans l’opus 31 n°2, sa contribution est urgente. Même à l’échelle de l’entière discographie et des intégrales de référence (si l’on excepte la récente et fabuleuse livrée par Rösel), elle demeure cette partition avec laquelle certains des plus souverains claviers sont en délicatesse de ton, singulièrement dans son impossible Allegretto. Partout, les choix entre caractérisation, articulation, préservation de la cohérence sonore, de l’accent, du trait rhapsodique peuvent être fatals. L’assurance montrée ici par Andsnes est sidérante, et d’abord celle de l’oreille, que l’on sent physiquement guider l’affaire : c’est avec la sienne que l’on croit écouter tant elle le fait entendre. Les transitions, ou tantôt leurs absences dans le premier mouvement, sont menées avec une parfaite science du temps. Les contrastes dynamiques sont raisonnablement marqués, jamais théâtralisés pour créer une opposition exagérée entre éléments thématiques. Le I est profondément un, et si on peut imaginer un tel piano y ajouter une dimension lyrique supplémentaire dans le timbre, la profondeur harmonique comble déjà bien plus que les attentes usuelles. Il y a surtout, comme dans Schubert, et dans le mouvement lent aussi, un parti pris d’unification par la litote, de réunion de l’épars dans un même chant au creux duquel la violence a été ramassée et domestiquée, quoi qu’elle soit bien là, dans l’air. L’Allegretto sort légèrement de ce cadre, à moins qu’au fond il ne le révèle. Ici la dynamique se fait ample, à un point inhabituel, et rappelle soudaine qu’Andsnes n’avait joué jusque là (comme presque toujours) que d’une petite partie de réserve de puissance. L’usage de la pédale et la maîtrise du legato atteignent encore à la perfection, si elle est de ce monde, et font entendre l’orchestre et la voix humaine ensemble. L’énergie rythmique est folle, alors qu’on n’entend aucun temps marqué. Les sections de mordants sont incorporés organiquement dans cette matière aussi sculptée qu’elle est vivante. Le développement donne le tournis par la densité donnée à la versatilité harmonique, et alors même que le tempo demeure, intimidant, comme indiqué.  La dernière page est phénoménale d’impériosité, se déployant sur une scène sonore philharmonique, et conférant aux chromatismes cumulés tous les enjeux dramatiques du monde – le théâtre de l’absolu musical : on ne sait pas de quoi ça parle, mais il est certain que ça parle, et que c’est grave.

C’est la troisième fois que j’entends son nocturne en si majeur et sa ballade en sol mineur, entre lesquels Andsnes entend peut-être quelque connexion secrète. Depuis Londres et La Roque 2012, le premier est demeuré, me semble-t-il, assez identique à lui-même, d’une rare concentration et d’un équilibre polyphonique évidemment souverain, mais manquant d’un rien de liberté de respiration dans sa lenteur, d’ambivalence ou d’instabilité d’accent, dans sa partie centrale notamment, et de la récapitulation, presque trop belle (tel Michelangeli, Andsnes fait disparaître toute pénibilité, toute aspérité aux trilles chopiniens). Le geste semble tout entier tendu vers l’indescriptible beauté de sa dernière ligne, dans l’attente de stabilisation constamment désirée, sans désir d’autre chose que le retour au bercail tonal. Cet immense legato est justifié par l'interminable arabesque, et sens du texte et sens de l'interprétation, à cet endroit au moins, sont en profonde symbiose. C’est fait avec une prodigieuse finesse d’écoute, mais c’est un peu univoque. La ballade l’est aussi, univoque, mais comme dans toutes ses grandes interprétations ou presque, car ici il s’agit de choisir. Andsnes a toujours su ce qu’il voulait faire ici : offrir de la chair, de la carrure, de la virilité sans aucune concession au ton bravache. Cette fois l’on mesure le chemin parcouru depuis cinq ans (au moins) qu’il clôt des récitals avec elle. Sans ressembler au vertige orgiaque de l’ouragan pollinien dernière manière, ni aux cathédrales émaciées d’un Zimerman où aux traits plus sophistiqués, ou féminins d’autres interprètes majeurs, Andsnes joue comme toujours la carte de la prise de parole magistrale, et même au ton d’imperator. Avec ce son-là, avec ce poids fastueux mis dans chaque note, il a l’obligation, la charge peut-être écrasante de parler bien et fort. La différence essentielle avec les fois précédentes est que cette fois, peut-être parce que la salle aussi le réclame, tous les moyens dynamiques sont déployés – la main gauche est phénoménale à cet égard, sans pourtant empâter rythmiquement le jeu, tout au contraire. Le contrôle digital et du timbre n’en souffrent jamais. Inhumaine démonstration de force ? Précisément non, parce que, dans la coda surtout, c’est la fragilité essentielle du texte qui s’exprime, le besoin de repousser les bornes de la difficulté pour laisser sourdre un chant dont le désespoir n’avait été que différé par les deux grands thèmes lyriques qui occupent la quasi-totalité de la partition. En dépit d’un piano apollinien, la dernière page atteint à une rare noirceur, l’ultime série d’octaves terrasse par sa force titanesque. Il y a de l’inouï dans tout cela, un peu partout. La 3e Ballade donnée en premier bis, que j’avais également entendue au Queen Elizabeth Hall il y a cinq ans, sans être aussi absolue, a indéniablement gagné, elle aussi, en profondeur de ton et en vigueur de chant, ne se contente plus de sa classe innée.

En attendant Beethoven, Andsnes a annoncé au terme de cette tournée que c’est avec les quatre ballades qu’il retournait en studio début 2018. Il est prêt, semble-t-il. Il serait bien bête de croire que l’on n’a plus rien à apprendre dans ces pages canoniques, et encore plus de penser qu’il faudrait pour cela en passer par quelques extravagances, quand on a Andsnes, et qu’on l’a pour très longtemps. C'est que l'on est face à lui comme face à un pouvoir absolu, qui n'a pas besoin de ruser pour faire. Qui plus est, il est détenu non par un tyran mais par une personnalité qui joue comme on doit juger : confiant en la puissance des textes.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Özgür Albayrak
© Andsnes.com

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