Das Lied von der Erde, chanté par Magdalena Kožená et Andrew Staples. C’est le programme qui était à l’affiche du Théâtre des Champs-Elysées le 15 mai dernier, et que proposait ce 31 mai le Dresdner Musikfestpiele. En réalité, les deux concerts furent aussi différents que possibles, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le hasard avait privé les mélomanes parisiens d’entendre Mme Kožená, victime d’une extinction de voix et remplacée par Michèle Losier ; ensuite, parce que c’était l’Orchestre des Champs-Elysées qui se produisait, dirigé par Philippe Herreweghe, alors qu’à Dresde, c’est le Chamber Orchestra of Europe, sous la baguette de Sir Simon Rattle. Enfin, parce que le programme proposé à Dresde s’ouvrait avec les Métamorphosen de Richard Strauss.
Rappelons au passage que les Dresdner Musikfestspiele (Festival musical de Dresde) est une institution qui fêtera bientôt son demi-siècle : fondée en 1978, elle a survécu sans peine à la réunification des deux Allemagnes (l’édition 1989, peu avant la chute du Mur de Berlin, avait pour thème « Quarante ans de culture musicale socialiste »…) et a vu défiler les plus grands noms de la musique classique, tant parmi les chefs que parmi les solistes vocaux ou instrumentaux. Le Festival s’étend désormais sur un mois, à cheval sur mai et juin, à raison d’un à trois concerts par jour, parfois en concurrence entre eux.
Associer Strauss à Mahler peut sembler aller de soi, les deux compositeurs appartenant un peu à la même famille viennoise, enfin, de Viennois d’adoption pour ce Bohémien et ce Bavarois. Sauf que près de quatre décennies séparent les deux œuvres, entre la symphonie pour ténor et alto composée en 1907 par l’un et les variations pour vingt-trois instrumentistes à cordes imaginées par l’autre en 1945. Surtout, alors que Mahler conçut sa partition pour des effectifs pléthoriques, Strauss écrit de la musique de chambre. Mais le Chant de la Terre est ici donné dans une version réduite, l’idée ayant germé peu après la création de l’œuvre en 1911 : Schönberg s’y était attaqué dès 1920 sans jamais en venir à bout mais, plus récemment on a vu se multiplier les arrangements rendant l’œuvre accessible à des formations moins énormes. Peu avant de disparaître, Reinbert de Leuw avait enregistré, avec Lucile Richardot et Yves Saelens, son propre arrangement, pour lequel il faisait le choix drastique de quinze instrumentistes ; à Dresde, on entend une version plus étoffée, élaborée par Glen Cortese en 2004 pour une cinquantaine d’interprètes. Ce qui veut dire qu’entre la première et la deuxième partie du concert, alors que l’on passe tout de même du simple au double en termes d’effectifs, la partition reste abordable par le Chamber Orchestra of Europe.
Pour les Metamorphosen de Richard Strauss, on a d’abord l’impression que Sir Simon Rattle n’a plus cette fougue qui le caractérisait jadis : sans estrade, il se tient au milieu des instrumentistes qu’il guide par des gestes mesurés. Mais cette réserve tient uniquement à l’atmosphère sombre dans laquelle s’ouvre l’œuvre, car bientôt, le chef s’enthousiasme, ses mouvements se font plus énergiques, plus tranchants, on voit s’agiter sa crinière blanche, imposant de brusques silences, insistant de ces séries de notes répétées que reprennent tour à tour les différents pupitres et qui donnent à cette ultime composition orchestrale une âpreté d’autant plus poignante qu’elle coexiste avec le chant virtuose des instruments à la sonorité plus aiguë.
Avant l’entracte, le Chamber Orchestra of Europe était apparu réduit à ses seules cordes, mais Das Lied von der Erde offre une éclatante revanche à ses vents. Pour ces six lieder inspirés par des poèmes traduits du chinois par Hans Bethge dans le recueil La Flûte chinoise, paru en 1907 (un peu plus tard, en France, Franz Toussaint publierait La Flûte de jade, dont les textes devaient eux aussi susciter diverses adaptations musicales), la partition de Mahler réserve un rôle essentiel aux flûtes, clarinettes, hautbois et bassons, en grande partie chargés du caractère chinoisant de l’œuvre, même si à la gamme pentatonique venue de l’Empire du Milieu se superposent des mélismes plutôt Mitteleuropa voire Klezmer. Lors des saluts, Sir Simon Rattle fera d’ailleurs se lever les principaux membres de la petite harmonie, ainsi que l’un des cornistes. Évidemment, les cordes ne sont pourtant pas en reste, et l’on admire en particulier le tissu impalpable, aérien, que le chef obtient dans les premières mesures de « Der Einsame im Herbst » (Le solitaire en automne) ;
Dans cette deuxième partie du concert, Sir Simon se retrouve en famille, puisque c’est son épouse Magdalena Kožená qui assure les trois des six chants destinés à une voix grave, tandis que son compatriote Andrew Staples se charge des trois autres. On suppose que la collaboration au sein du couple Rattle aura été plus harmonieuse que les relations qui, dans cette même œuvre, opposèrent Christa Ludwig à Leonard Berstein quand le chef américain prétendait imposer à la mezzo un tempo inhumain (voir Vocalist Disagrees With Bernstein's Tempo – YouTube ) ; et l’on imagine que, contrairement à ce qu’aurait dit Richard Strauss selon une anecdote bien connue, Simon Rattle n’aura pas demandé aux instrumentistes : « Plus fort, j’entends encore Madame Kožená ».
Bien que la version donnée à Dresde n’exige que cinquante instrumentistes, Andrew Staples semble d’abord avoir du mal à se faire entendre par-dessus l’orchestre. Le ténor britannique possède exactement les couleurs voulues, mais manque un peu de projection, à moins que l’acoustique du Kulturpalast soit plus favorable aux instruments qu’aux voix. « Von der Jugend
» (De la jeunesse), avec son orchestre moins tapageur, convient beaucoup mieux au soliste, qui livre en conclusion un bel « Der Trunkene im Frühling ». (L’ivrogne au printemps) Quant à Magdalena Kožená, il est permis de se demander si elle a jamais véritablement été l’alto qu’appelle la partition : la mezzo tchèque n’est ni une Dalila, ni une Amnéris, et à ce stade de sa carrière, si l’aigu s’épanouit avec toujours autant de liberté, le grave s’est en revanche beaucoup assourdi, au point de devenir parfois confidentiel. A plusieurs reprises, on la voit chanter plus qu’on ne l’entend. En contrepartie, l’artiste – qui interprète ses trois lieder de mémoire, contrairement à son confrère – déploie la totalité de ses ressources expressives pour rendre ses interventions aussi mémorables que possible, incarnant le texte dans tout son corps comme elle jouerait sur scène le rôle d’une héroïne d’opéra. Et si le timbre manque de chair dans les « Ewig » de la toute fin, l’art avec lequel ce mot est opiniâtrement répété, en un murmure qui en mobilise toutes les consonnes, produit une forte impression sur l’auditeur.