
Les uns annoncent un projet Mahler qui va embrasser toutes les symphonies dans l'ordre, les autres commencent par les plus populaires ou les plus spectaculaires (la Symphonie n°2 « Résurrection » par exemple, ou la Symphonie n°8 « Des Mille »), Kirill Petrenko commence par la plus noire (la 6) pour enchaîner par la moins populaire et la plus mystérieuse (la 7) dont il fait l’ouverture de sa saison.
La Septième, symphonie singulière
La « Septième » avait été aussi l’une des premières programmées par Claudio Abbado à Lucerne (dès 2005), et celle avec laquelle il avait conclu son mandat à la tête des Berliner en 2002 : elle constituait en effet le programme du dernier concert au Musikverein de Vienne en mai 2002.
Cette œuvre monumentale a la réputation d’être une mal aimée, et d’être assez peu programmée dans les saisons. Elle est en effet assez énigmatique car on ne réussit pas à en comprendre l’objet, la signification, et ce depuis les premières années après sa création. D’une part, Mahler a laissé peu d’écrits à son propos, et d’autre part, (on pourrait dire en conséquence) elle a été l’objet de discussions âpres entre les musicologues et compositeurs postérieurs, notamment en ce qui concerne le dernier mouvement, rondo finale-allegro ordinario. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la discussion mais d’essayer d’en tirer des directions possibles d’interprétation.
Après la Sixième « tragique » à laquelle il est difficile d’imaginer une suite, et la Huitième que d’aucuns ont appelé « L’hymne à la Joie » mahlérien, la Septième est condamnée, par sa position, à l’ambiguïté, au déchirement peut-être, à la fêlure sûrement. Structurellement en cinq mouvements, dont le premier et le dernier, qui semblent plus ouverts à une respiration positive, enserrent trois autres mouvements dont deux intitulés Nachtmusik (musique nocturne) entourant eux-mêmes un scherzo plus dansant, mais une danse des esprits nocturnes, d'aucuns ont dit danse macabre.
La présence de la nuit dans la symphonie lui fait attribuer le titre apocryphe « Chant de la nuit », qui est peut-être excessif, mais qui reflète ce jeu d’ombres et de lumières, où l’obscurité inquiétante et trouble laisse passer quelques rais lumineux qui, vers le final, semblent inexplicables voire artificiels.
La question est double, d’une part le retour à la Nuit semble être un retour au romantisme (encore et toujours Novalis) et d’autre part les expressions plus positives des premiers et derniers mouvements peuvent être lues comme de la joie franche et naïve que Mahler puiserait dans l’expression joyeuse des Meistersinger de Wagner, un peu dans le prolongement du rondo final de la Cinquième, ou bien comme une expression forcée, presque sarcastique, qui débouchera sur le rondo burleske de la Neuvième.
Il y a chez Mahler la volonté de se plonger dans les mystères nocturnes, créateurs d’inquiétudes, comme dans le scherzo qualifié de « Schattenhaft », c’est à dire plein d'ombres( au sens d'esprits), fantomatique… mais aussi ces mystères de la nuit sont protecteurs des aventures amoureuses, en ce sens le quatrième mouvement est peut-être une élégie pour jeunes amants une Nachtmusik, que Bruno Walter estimait « peut-être le morceau le plus beau que Mahler ait écrit » (mais qu’il ne dirigera jamais).
L’auditeur et l’interprète sont donc pris entre deux pôles qui ne semblent pas pouvoir se résoudre, car le Rondo finale, allegro étrangement ordinario, ordinario comme si on y trouvait la musique et tous les sons du quotidien, dans un vertige de totalité qui sera encore plus l’apanage de la symphonie suivante.
Ordinario, cela renvoie à la vie, avec ses joies et ses moments de dépression, d’ailleurs Mahler lui-même dit de sa symphonie qu’elle est « affirmation de la vie » dans ce qu’elle a de divers et d’irréductible à une ligne ou à une direction.
Nous avons parlé des Meistersinger, nous pourrions peut-être plus encore parler de Vienne, tant certains moments dansent, – et c’est très notable dans l’interprétation de Petrenko, une Vienne d’avant la Première guerre mondiale, celle qu’une exposition à Beaubourg a appelé la Vienne de l’Apocalypse joyeuse. Il y a dans cette symphonie la joie et la nuit, la joie et l’apocalypse, une hésitation existentielle entre la résolution de la Sixième et le fol espoir de la Huitième, une fois encore un entre-deux, qui serait comme un non-choix, ou ce que Mahler lui-même appelle un « état d’âme » c’est à dire un choix du disparate, de l’inclassable, comme la vie.
Dans cet exposé de lumières et d’ombres, que Mahler affirmait être une symphonie joyeuse, comment ne pas prendre en compte malgré tout les événements de 1907, quand la symphonie est terminée mais pas créée, qui vont bouleverser la vie du compositeur, la mort de sa fille Anna-Maria et l’arrivée de sa propre maladie cardiaque qui l’emportera quatre ans plus tard. Même dans sa chronologie, la symphonie naît sur une ligne de crête.

Kirlll Petrenko, chef singulier
On comprend dès lors les questions d’interprétation qui s’y posent. Claudio Abbado voyait un Mahler à la fois tendre et souffrant, souvent amer, de cette amertume qui faisait naître les moments sarcastiques, même au cœur d’un moment d’attendrissement. Son Mahler clair et lumineux finissait par emporter : je me souviens du finale à la fois explosif, épanoui, fête instrumentale où tout se détachait et confirmait cette incroyable respiration qui irriguait le rendu de ce Mahler-là, en 2002 avec les Berliner, mais avec la mélancolie de la fin d'un cycle, et en 2005 avec le Lucerne Festival Orchestra qui avait encore le parfum des débuts et des découvertes (l’orchestre comptait encore d’ailleurs des membres des Berliner, Albrecht Mayer ou Stefan Schweigert par exemple) qui offrait une interprétation d’une incomparable poésie (le scherzo était hallucinant…).
Avec Kirill Petrenko, la couleur est très différente. D’une certaine manière, Kirill Petrenko est d’abord un lecteur-déchiffreur des partitions avant d'être interprète. Il m'étonnerait qu'il désirât laisser la trace d'une interprétation tant il est dans le hic et nunc. D’une modestie qui frappe tous ceux qui l’approchent, il n’est jamais au bout de sa lecture au sens où il garde toujours l’impression qu’il lui manque quelque chose, qu’il n’y a jamais assez de précision dans ses approches. Jamais au but, toujours en chemin.
Ceux qui consomment du concert comme du potage Liebig, pré-confectionné avec des idées bien arrêtées sur ce qu’ils attendent et donc ce-qui-doit-être, n’arrivent pas à rentrer dans cette logique que Jankelevitch appellerait le je ne sais quoi ou le presque rien. Kirill Petrenko, essaie de rentrer dans la logique de la partition qui fut celle du compositeur, essaie de comprendre ce que fut l’interprétation princeps à force de lectures, critiques ou musicologiques de l’époque et bien entendu de lectures du compositeur lui-même ; dans le cas de la Septième de Mahler, pas de chance, Mahler a peu éclairé les contemporains et la postérité de ses commentaires. Alors, c’est une plongée dans la partition, avec ses ombres et ses lumières, et avec les « incertitudes » d’un Kirill Petrenko jamais complètement sûr d’avoir été au bout , encore plus évident lorsque cette partition, comme nous l’avons écrit plus haut, est elle-même une sorte de mystère qui fait encore discuter.
Se tourner vers la partition, c’est d’abord l’avoir sans cesse sous les yeux : ceux qui suivent ce chef (c’est mon cas depuis 2006…) ne l’ont jamais vu diriger à l’italienne, sans partition, ce qui était le cas d’un Abbado et qui est encore le cas d’un Gatti. Il faut à Petrenko cette sécurité-là, même s’il la connaît dans ses moindres recoins en dépit de ses propres doutes.
Ainsi, le souci d’exactitude et de fidélité, le travail sur un son, une note (une expression ou une couleur pour un chanteur) peut confiner à un pointillisme aux frontières de l’impossible. Je me souviens d’une chanteuse à Bayreuth et non des moindres, qui m’avait confié qu’il demandait en répétition souvent des choses qu’elle estimait impossibles, et qu’elle était complètement déstabilisée par la certitude qu’elle n’y arriverait pas, et puis, entendant l’orchestre et ce qu’il réussissait à en tirer, elle « y allait », au nom de ce qu’il arrivait à faire produire par son obstination.
Mais Petrenko est un musicien, un chef d’expérience conscient des possibilités de ceux qu’il a en face de lui.
Lorsqu’il a le SymphonieorchesterVorarlberg en face de lui, un bon orchestre, mais dont il connaît les limites, il sait « doser » ses demandes. Et les orchestres excellents comme le remarquable Orchestra Nazionale dell’ Accademia di Santa Cecilia ou L’orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, avec lesquels il a une certaine familiarité adorent travailler avec lui parce qu’ils ont l’impression de travailler à fond les partitions et donc de progresser.
Avec les Berliner Philharmoniker, il a sous la main sans doute l’orchestre actuellement le meilleur qui soit, en dépit de ceux qui le voient s’enfoncer de loin en loin, depuis Karajan, depuis Furtwängler, ou perdre leur son caractéristique etc… (on lit ça quelquefois, par exemple lorsqu’Abbado les prit en main après Karajan).
De plus le choix qu’ils ont fait en l’élisant est un choix purement musical : ils savaient qu’il n’aimait pas les medias, qu’il ne communiquait pas et qu’il n’aimait pas les disques et d'ailleurs ses disques ne valent pas ses concerts, à l'instar d'autres chefs). Ils voulaient faire de la musique et ce choix leur est apparu le plus pertinent.
Mais faire de la musique avec Petrenko, c’est sans doute avoir des concerts totalement tourneboulants comme ce fut le cas ce soir à Lucerne, mais au prix des incertitudes et des désirs pointilleux d’un Kirill Petrenko toujours dans le doute qui sait qu’il s’adresse à des musiciens d’exception, peut-être les seuls qui soient à même de produire le son qu’il souhaite, la lecture la plus serrée possible d’une partition qu’il ne cesse de déchiffrer et qu’il ne cesse de fouiller, presque maladivement.
Car on le sait depuis Munich, Petrenko dirige peu, essentiellement des orchestres qu’il connaît, assez irrégulièrement, par cette sécurité de se trouver en terrain connu. Tout le reste du temps, il travaille.
Face à un orchestre qui l’a choisi, exceptionnel qui plus est, il se montre sans doute d’autant plus demandeur. Mais ces demandes – qui peuvent être très déstabilisantes pour des musiciens excellents qui peuvent s’estimer mis en doute – sont à mon avis beaucoup plus destinées à éteindre tous les doutes qu’il nourrit en lui-même face à une partition. Les musiciens au prix de leur propre insécurité, contribuent d’une certaine manière à l’apaiser. D’où évidemment une tension palpable à l’exécution qui la rend si « vitale » d’une certaine manière. L’exécution devient un moment de tension pour l’orchestre qui fournit ce qu’il peut dans les limites du possible voire de l’impossible, et un moment – provisoire- d’apaisement pour le chef qui durant le concert ne cesse de sourire la plupart du temps, mais qui, le concert terminé, retourne à son incertitude structurelle.
En même temps, ce jeu sur le fil du rasoir produit des moments d’une intensité incroyable, rarement atteinte lors d’un concert, qui habitent d’abord physiquement l’auditeur avant de l’habiter émotionnellement. Et cela c’est à peu près unique.
On comprend alors le sens des programmes des deux concerts qu’il avait imaginés pour cette tournée : Septième de Mahler pour le premier, Concerto pour alto de Schnittke et Dixième de Chostakovitch pour le second. Schnittke, c’est sa dernière œuvre avant son AVC et elle sonne donc plus sombre, plus tendue, et la symphonie n°10, créée en décembre 1953 après la mort de Staline, se ressent de la peur qui régnait, avec une tension où même la joie reste comprimée, elle est de plus en tonalité mi mineur, comme la 7ème de Mahler. Il y avait cette unité dans le déchirement et la tension qui aurait rendu ces deux soirs particulièrement sombres.
Ombres et lumières, tension et effet physique sur l’auditeur, l’audition de cette Septième de Mahler restera dans les annales des spectateurs. Ce n’est pas une question de goût, il ne s’agit pas d’aimer ou de ne pas aimer, mais de constater l’effet induit d’un travail qui ne cesse de déstabiliser l’auditeur, par sa perfection dans l’exécution et les risques hallucinants qui sont pris, pour faire entendre une musique qui sonne sans cesse au bord du gouffre. En ce sens, nous le verrons, elle sonne comme une immense symphonie expressionniste avant l’heure, un tableau d’Otto Dix ((On se souvient du tryptique Der Krieg, qui trônait au milieu du décor de Die Soldaten à Munich dirigé par le même Petrenko dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg)) qui plongerait ses racines dans Goya.
1 – Adagio : Langsam. Allegro risoluto, ma non troppo
Au début un frémissement sombre comme une forêt hostile, dominé par le rare Tenorhorn (un saxhorn Baryton) et les cuivres, contrebasses sous-jacentes, comme les bruits d’une nature qui vibrerait au rythme de marche militaire, de plus en plus élargie, mais sans cesse retournant vers l’obscurité, vers des ténèbres, comme traversés par des traits de cuivres. Il y a au départ une couleur hostile, et en même temps comme un bruit de nature qui se réveillerait dans une sorte de sourde violence. Rien ne laisse d’espace vers une lumière. On entre sans discussion par la tragédie. Explosion générale et inquiétante qui retourne vers le son du Tenorhorn qui semble rythmer décidément avec les autres cuivres (phénoménaux) une marche monstrueuse. Même les traits de la flûte (Pahud !) sonnent sinistres comme des feux follets funèbres. C’est le début de la prise physique sur l’auditeur, au l’audition devient palpitation. L’impression est celle d’une lutte de forces telluriques, primales. On sort de ce premier moment dans une accélération en forme de marche (on pense à la Sixième…), avec une entrée des cordes, plus lumineuses mais le rythme de marche de marche reprend, comme pour une lutte entre des forces antagonistes obscurité/lumière. C’est tellement tendu que même les moments d’apaisement semblent traversés par des rayons sonores implacables aux cuivres.
On entend une complexité instrumentale incroyable, et en même temps une lisibilité et une clarté de la lecture qui n’a pas d’égale aujourd’hui. C’est un Mahler vital, au sens d’une lutte pour la vie, où la présence sonore de chaque instrument est nécessaire, pour rendre à l’audition la diversité des traits, la multiplicité des couleurs, le fol débordement d’une nature qui est écrasement et menace. Tout n’est ici que tension et en même temps cette intensité produit une incroyable présence de la vie. Comme souvent, Petrenko refuse une fluidité qui serait fadeur, la ligne est brutale, hachée, heurtée, ne permettant jamais à l’auditeur de reprendre le souffle.
L’appel radouci au cor après une quinzaine de minutes, repris par la flûte, semble être un moment de suspension, et d’ailleurs la flûte reprend le discours suivie des cordes, mais toujours en arrière-plan planent les cordes graves et puis les cuivres, puis de nouveau apaisement qui à ce point n’est pas respiration : on entend une nature un peu plus riante, des bruits moins angoissants, (les bois !) et un solo de violon repris comme un rai de lumière, une sorte de reprise de chaque instrument de manière rassurante allant en crescendo jusqu’à un ineffable moment où la harpe (Langlamet !) lance par un merveilleux glissando un moment suspendu, liquide, repris par toutes les cordes, comme si cette lumière avait vaincu l’obscurité. Soleil aveuglant et extatique d’un accord de tout l’orchestre scandé par les cimbales. Et de nouveau, sans rupture, les tons sombres reprennent. C’est un va et vient à la limite du supportable. Tons sombres au cor, aux cuivres, de nouveaux laissant l’auditeur épuisé, avec des coups de boutoirs dignes de la sixième de nouveau. Avec une lutte encore plus tendue entre les cordes lumineuses et les cuivres sombres, tout ce qui semble lumière et espoir est traversé de cette tension obscure, en un désordre incroyablement ordonné. Il y a là quelque chose d’épique, mais d’une épopée à la fois gigantesque, une guerre de Troie sonore, qui en même temps semble irrémédiablement condamnée. Un sentiment de désespoir fondamental vous prend, qui rend les moments aux cordes, à la harpe, plus lumineux et peut-être encore plus amers, sans jamais qu’on entende un sarcasme appuyé. La marche décidée du début reprend de manière vertigineuse avant l’arrêt brutal.
On entend le public reprendre sa respiration après ces quelques trente minutes suffocantes.

2 – Nachtmusik : Allegro moderato. Molto moderato (Andante)
Tout recommence avec le cor, et toujours Stefan Dohr le magicien. Le « Wunderhorn » le cor magique en ce début que Willem Mengelberg (hollandais) dans ses notes sur la partition dit avoir été inspiré par la Ronde de Nuit de Rembrandt au Rijksmuseum d’Amsterdam. Une ambiance effectivement militaire avec des jeux d’échos, l’intrusion des autres instruments donnant l’impression d’un Nocturne. Mais très vite la marche reprend ses droits. Une marche militaire traversée d’oiseaux : c’est moins tragique et plus fluide, presque dansant – de ces mouvements dansants qu’affectionne d’ailleurs Petrenko. Une musique qui semble légère, ou allégée, un poil vulgaire, jusqu’au moment où l’on entend les cloches à vaches, intrusion d’une nature bucolique : valse qui commence par une évocation militaire et qui tourne à la vision d’un paysage de pâturages apaisés (avec les contrebasses néanmoins qui veillent, dans l’obscurité) ; On perçoit là quelque chose d’un nocturne à la fois poétique et vaguement sarcastique, mais Petrenko n’appuie jamais sur le sarcasme, il laisse défiler les notes, il les fait éventuellement s'entrechoquer, laissant la musique livrer sa vérité sans appuyer nécessairement sur ce qui pourrait sembler amer ou sarcastique. De nouveau nous vient en tête l’idée d’un paysage « état d’âme » avec le jeu des instruments proches ou lointains donnant à ce paysage étrange quelque chose de très spatial (l’acoustique du KKL y aide, évidemment), mais aussi le jeu sur les volumes des instruments, en variations rythmées, pleines de couleurs qui surgissent et meurent. Étrange mouvement d’une nuit où tout semble se mélanger en un tourbillon vertigineux. Avec une alternance des plans sonores inattendus et toujours cette incroyable limpidité des sons : on entend tous les sons, dans une nuit de tous les bruits, harmonieux comme criards, rassurants et inquiétants. On se laisse entraîner jusqu’à ce final en deux temps, où tous les instruments semblent s’effacer, séparés par un silence de l’imperceptible note finale, suspendue et merveilleuse, comme un arrêt inattendu mais sans brutalité, qui disparaît dans une brume. Étonnant, et fascinant.
3 – Scherzo. Schattenhaft (Fantomatique). Fliessend aber nicht schnell (Fluide, mais pas rapide)
La valse des ombres.
L’ambiance nocturne qui baigne les trois mouvements centraux de la symphonie se poursuit avec un mouvement qualifié de schattenhaft. Le sens originel est ombragé mais il est justement traduit chez De La Grange par « Fantomatique », (car Schatten signifie aussi fantôme) qui donne clairement la couleur générale de ce Scherzo. C’est une danse moins macabre qu’inquiétante. Petrenko s’y montre à la fois plus fluide que dans les mouvements précédents, mais la fluidité est traversée de ruptures de rythmes, de jeux de nuances scandées dès le départ par la timbale sourde (excellents débuts du jeune Vincent Vogel, qui a rejoint les Berliner), par des traits dissonants aux cuivres et surtout aux bois (clarinette !). Le thème est donné à la flûte avec en ombres hautbois et cor anglais. Ce rythme dansant est particulièrement tendu. C’est peut-être là où l’on peut constater, admirer la précision au millimètre des interventions où Petrenko d’un geste sûr et direct semble se multiplier pour indiquer à tous les attaques et les interventions (je l’ai appelé quelquefois le Shiva de la direction). Malgré la blessure au pied, il dirige debout et tout son corps n’est qu’indications de tempo, de rythmes. Cette valse inquiétante est un ballet d’esprits qui semblent sylvestres : on n’arrive pas à se projeter lors des trois mouvements centraux hors d’une forêt profonde, lieu romantique s’il en est, mais revivifié par un Debussy dans Pelléas, et à peine plus tard que cette symphonie, par Schoenberg dans Erwartung (1909) ; mais ici, c’est la tension qui domine, une tension presque paradoxale, marquée par des instruments qui ne jouent presque jamais forte sinon par violentes lueurs (les cordes pincées…) mais qui accentuent des sons jamais tonitruants, donnant une ambiance à la fois feutrée et presque pesante accompagnée obstinément à la timbale. On est très loin de Freischütz, de Weber, mais Petrenko réussit à rendre la même ambiance, au bord de la terreur avec des sons qui sortent de l’ombre plus clair en un crescendo étrange au bord du malaise. Une Pastorale inquiétante (au sens beethovénien) à l’apaisement impossible qui serait un hymne aux esprits des bois. Valse des ombres certes, mais au bord du gouffre. Atmosphère cauchemardesque d’un Scherzo qui n’a de scherzo (en italien, la plaisanterie, la blague) que le nom. Petrenko réussit à maintenir sans cesse un volume égal, plutôt bas, plutôt sombre, presque intime, en rendant pourtant claire et audible chaque intervention : un Mahler déconstruit avec lunette infrarouge.
4 – Nachtmusik : andante amoroso. Mit Aufschwung (Avec élan)
Incroyable moment de suspension, où se joue une sorte de symphonie de chambre, ou de concerto intimiste pour trois instruments, harpe, guitare, mandoline. Après le « Schattenhaft », « l’amoroso », avec une ambiance mystérieuse, toujours nocturne. Rythme lancinant, ambiance allégée, une sorte de marque tendre avant le mouvement final qui fait couler tant d’encre. Une ambiance de sérénade, dit De la Grange, d’un très grand raffinement qui plaira tant à Schoenberg. Cette intimité dse marque d’abord par de nombreux instruments singuliers exposés, doux, tendres, mais au volume si contenu qu’on perçoit entre les lignes une tension. C’est le cor de Stefan Dohr, le hautbois de Jonathan Kelly et la flûte de Pahud, c’est un jeu de bois quelquefois à la limite de l’imperceptible et pourtant si présents (Wollenweber au cor anglais) On y entend aussi et dès l’entrée le violon solo (Daishin Kashimoto), qui restera présent comme un ange discret durant tout le mouvement. Mais ce qui fait la singularité du mouvement et son côté « sérénade » c’est la ligne harpe-guitare-mandoline, (à la mandoline Detlev Tewes, à la guitare, un altiste de l’orchestre, Matthew Hunter) souvent exposés, pas toujours, et le son grêle des deux derniers instruments s’entend systématiquement, tendrement en solistes, et dans les tutti, ce son des deux instruments très perceptible donne immédiatement une couleur d‘étrangeté. Schoenberg en disait que la guitare, présente dès le début (avec clarinette et harpe), est « organe vivant du morceau » Moment d’une magie incontestable, que Bruno Walter qualifiait « d’érotisme doux et tendre », mais qui en même temps, après l’obscurité et l’inquiétude marquée des mouvements précédents garde une certaine ambiguité, c’est un autre couleur de la nuit qui est dépeinte, plus qu’un amour précis. En tous cas, pour les instrumentistes, c’est un moment de particulière précision et tension, car c’est un exemple de ce « je ne sais quoi et presque rien » que nous avions évoqué plus haut, où tout est un équilibre fragile, encore une fois sur le fil du rasoir, dans une délicatesse qu’un rien pourrait détruire. Arriver à une telle réussite de l’orchestre et des instrumentistes singuliers, seul une phalange de cette trempe en est capable.
5 – Rondo Finale. Allegro ordinario
Le final se veut, comme certains l’ont dit « hymne à la joie ». Une vision d’une totalité joyeuse et débordante. Et pourtant Mahler l’appelle ordinario, comme la profusion désordonnée de la vie ordinaire. Une tonalité en ut majeur qui renforce évidemment cette idée de joie exubérante, même si Mahler dans cette symphonie ne cesse de jouer avec des tonalités diverses, et sur la complexité d’écriture qui fera de cette symphonie l’une des racines référentielles d’un certain XXe siècle. Allant de Wagner (Die Meistersinger) à Vienne (Mozart ou Lehar), Mahler, nous l’avons dit plus haut signe là en quelque sorte sa version de l’Apocalyse joyeuse (Beaubourg, 1986). Il en va de ce mouvement comme de la montée au Walhalla des Dieux dans Rheingold, une montée ronflante et débordante, alors que tout est perdu. Il y a quelque chose de cela dans ce mouvement tel qu’il est vu par Kirill Petrenko. Je me souviens, chez Abbado, d’une plus grande luminosité, peut-être d’un optimisme plus affirmé. Il y a ici une lecture au rythme effréné, qui met l’orchestre en feu. Et de fait l’idée est celle d’un chaos « flamboyant » : voilà l’adjectif qui surgit immédiatement à l’audition, avec une sorte de concentré de ce que nous avons entendu jusque-là : maîtrise des volumes, avec des moments très retenus ( certains moments des violons) qui en fait annoncent les explosions finales aux incroyable rythmes, à l'étourdissante vélocité. L’orchestre est mené à un rythme époustouflant qui cloue l’auditeur stupéfait, avec des ruptures brutales, et des reprises à couper le souffle, phrases finales d’une incroyable clarté où l’on distingue chaque instrument (les cloches à vaches au milieu des cuivres, très valorisées dans les dernières mesures) le tout laissant l’auditeur d’abord assommé.
Cette joie est un tourbillon pratiquement infernal, où tout remonte à la surface : c’est pourquoi je me suis référé à Otto Dix, il y a la couleur, la déformation des figures, la concentration, l’inquiétude, c’est un Mahler qui est relié à ce qui va être la suite terrible du monde, ou qui est déjà : les versions du Cri de Munch (premier tableau appelé « expressionniste ») courent de 1893 à 1917.
Tel que le dirige Petrenko, ce rondo finale vient après une symphonie particulièrement sombre, et tendue, et il se vit comme une explosion où l’on laisse tout se débrider volontairement, où l’on s’étourdit jusqu’à la limite de la rupture, et toujours sur le même fil de rasoir. C’est un un bateau ivre aux archipels sidéraux à la Rimbaud mais, toujours pour citer Rimbaud, un dérèglement raisonné. Dieu quelle concentration il faut pour pouvoir rendre à la fois toutes ces singularités, cette multiplicité et cette totalité. Dieu quel orchestre !
