On teste d'emblée les qualités acoustiques de la salle (rondeur et belle définition du son) avec le Concerto de chambre (1970) de György Ligeti, une pièce mise au répertoire de l'Ensemble. L'EIC est dirigé ce soir par le chef français Dylan Corlay qui a été l'assistant de Matthias Pintscher dans cette même phalange entre 2015 et 2017. Chef d'œuvre du XXᵉ siècle, la pièce en quatre mouvements du maître hongrois est un jeu risqué autant que spectaculaire avec les composantes du spectre acoustique, exigeant sur le plateau quatre claviers (piano, célesta, clavecin et harmonium) et un ensemble instrumental de grande amplitude, allant du piccolo à la clarinette basse. Ligeti mène un travail très fin sur le timbre, les registres et les textures (enchevêtrement des lignes colorées du premier mouvement Corrente) que les solistes de l'EIC détaillent avec une aisance sidérante. L'harmonium et ses notes tenues ont remplacé le clavecin dans Calmo sostenuto pour entretenir la stabilité des trames sonores. Des changements de timbres et d'éclairages amènent de violentes ruptures au sein d'une écriture toujours portée par de courts processus qui en assurent la transformation continuelle. Le titre du troisième mouvement, Movimento preciso e mecanico, renvoie à l'obsession du compositeur pour les mouvements mécaniques qui se dérèglent. C'est une page tout en aspérités, sollicitant l'énergie du geste (sportifs « pizz Bartok » du contrebassiste Nicolas Crosse) et la concentration du chef, chaque instrumentiste ayant son propre tempo pour nourrir la micropolyrythmie ligetienne. Le Presto final est une exploration gourmande du timbre générant des alliages insolites (clarinette basse et piccolo / piano et clavecin) et du mouvement via des trajectoires virtuoses auxquelles les interprètes confèrent une fluidité jubilatoire.
Aussi courte que concentrée, Hrim, de l'Islandaise Anna Thorvalsdottir, a été écrite en 2010 « pour servir de pièce d'accompagnement au Concerto de chambre », précise la compositrice, dont l'œuvre, donnée en création française, trouve légitimement sa place dans le concert : un même attachement aux textures et à la métamorphose de la matière sonore relient de fait les deux écritures. Musique étrange et insaisissable, très belle au demeurant dans l'interprétation bien sonnante de l'EIC, Hrim relève d'un imaginaire sonore foisonnant, puisant sans doute aux splendeurs des terres volcaniques d'Islande : couleurs moirées, scintillements furtifs, ruptures et contrastes animent une toile sonore somptueuse invitant à une écoute immersive.
Contre-espace, prévoyant un dispositif instrumental spatialisé, est la deuxième œuvre écrite par Sasha Blondeau pour l'Ensemble Intercontemporain, après Namenlosen de 2017, une pièce mixte associant les instruments et l'électronique. Blondeau a conçu cette nouvelle œuvre, créée le 22 septembre à la Pierre Boulez Saal de Berlin, pour l'espace singulier du bâtiment très récent ; sans l'outil technologique toutefois, même si la pensée de l'électronique se ressent dans la conception de l'écriture instrumentale.
Pour l'heure, dans l'Auditorium de Dijon, les cuivres (2 trompettes et 1 cor) ainsi qu'un basson et deux hautbois sont installés en gradins sur les deux côtés de la salle, le trombone et le deuxième cor étant en galerie et se faisant face. Le reste de l'ensemble instrumental, cordes, bois et percussions, est en position frontale sur le plateau. Si le premier appel du hautbois spatialisé fait d'emblée penser à Edgard Varèse, la conquête de l'espace est menée plus avant par un compositeur qui transfert les actions de l'électronique dans son écriture instrumentale : effets de scintillements obtenus par les harmoniques des cordes, relais de timbres dessinant des trajectoires circulaires, utilisation des sourdines aux vents et qualité bruitée de la matière (sa trace dans l'espace) obtenue par une percussion résonnante très sophistiquée (tam, plaques métal, ressorts géants, etc.) : au final, une musique en 3D magnifiquement ciselée et articulée, au centre de laquelle l'auditeur se trouve immergé, savourant le déplacement des morphologies dans l'espace, à la faveur d'une fusion des timbres et d'une ambiguité totale des sources. Car il y a également des percussions au sein du groupe instrumental spatialisé, des crotales qu'il nous avait semblé entendre au cours de la pièce et qui résonnent in fine sous le geste des musiciens, cernant les profondeurs d'un espace désormais silencieux. Saluons la conception visionnaire d'une telle entreprise, menée de main de maître par Dylan Corlay et les Solistes de l'EIC, qui trouve ce soir, en l'Auditorium de Dijon, un écrin idéal.
Avec son pentatonisme de bon aloi et ses vibrations debussystes, Shadow of the Future de Magnus Lindberg ne relève pas vraiment le défi de son titre. Après ses années expérimentales avec l'ensemble finlandais Korvat (« Ouvrir les oreilles ») dans les années 80, son travail avec l'école spectrale parisienne (Gérard Grisey notamment) ou son intérêt pour le sérialisme américain de Milton Babitt, Magnus Lindberg semble faire un pas en arrière avec sa nouvelle œuvre, commande de l'EIC qui la créée en juin dernier dans le cadre du festival Manifeste de l'Ircam. Construite autour d'un motif (Leitmotiv) de trois notes (le ton et la tierce mineure si chers à Debussy), la pièce fait l'objet d'un développement cellulaire jouant entre répétition et déformation de la cellule mère : l'écriture en est extrêmement soignée, pour un ensemble instrumental d'une trentaine de musiciens qui donne souvent l'illusion de l'orchestre : « Dialogue du vent et de la mer » et « Jeu de vagues », pourrait-on dire, à l'instar de Debussy, tant l'espace mouvant, traversé de scintillements et d'éclaboussures nous rappelle La Mer. La joute des deux hautbois, aux trois quarts de l'œuvre – Didier Pateau et Philippe Grosvogel – est une parenthèse soliste aussi pastorale qu'inattendue. La fin est bavarde et la coda, étageant les harmoniques au-dessus de la fondamentale sol, un hommage sans doute au maître français disparu… Pas de quoi déstabiliser les musiciens de l'EIC donnant comme d'habitude le meilleur d'eux-mêmes, sous le geste investi de Dylan Corlay.