On a aimé ses Strauss, sur lesquels il est revenu régulièrement et qui étaient des voyages, des poèmes. On a aimé ses Wagner, qui sont notre péché mignon mais surtout, on aime particulièrement les Mahler de Harding qui sont un peu comme la friandise tant attendue de l’année. La tromboniste avait confié à l’amicale de l’Orchestre que l’ensemble adorait jouer Mahler et avec Daniel Harding, c’est toujours un grand moment, voire le grand moment de l’année musicale Stockholmoise. C’est dire si on va le regretter.
Comme pour son récent Tristan, la Mahler 2 version Harding n’est pas la grosse machine à effets, le spectacle pour américain comme chantait Murat, mais une large trame épique dont on est sans cesse invités à regarder les délicates broderies, sans perdre l’idée du souffle global et de son architecture. Reste qu’on est surpris dans son attaque, avec des contrebasses très cinglantes et un tempo très vif qui contraste tout à fait avec celui beaucoup plus large des cordes et vents qui répondent à la colère des contrebasses. Ce sera donc un enterrement titanesque, comme esquissé dans le programme Mahlérien. La reprise du thème des contrebasses est encore plus vif et contraste avec les vents aigres cette fois-ci. Fureur, plénitude, acidité d’une vie amère…
La marche est très lente et profonde avec un hautbois qui exprime la désolation. Harding donne beaucoup de reliefs à tout cela et indique également les crêtes de l’existence (instrument solo). Le repos se fait très éthéré, presque apaisé, alors que reprend le thème de l’angoisse tout en piano dans les cordes graves.
Le troisième retour du thème de fureur émerge presque du silence, comme un spasme, avec des contrebasses très sourdes, tout en montée lente avec, une fois de plus, la belle mise en lumière de la trompette solo (d’ailleurs royale de bout en bout) car c’est la mort d’un personnage singulier, d’importance. Le chef qui s’en va ?
La 4e reprise est furieuse dans une montée irrésistible avant un apaisement wagnérien tout en apesanteur avant la reprise de la marche où les harpes et les cors prennent du relief, tout comme les lumières éclatantes des trompettes et trombones, sur les flûtes aigres et les beaux chants des altos.

Le deuxième mouvement est peut-être le plus réussi, du moins celui qui reste en tête car il est tout rempli du plaisir de la vie, ce qui reste quand même l’objectif du concert. Le tempo est très large une fois de plus, avec une atmosphère de fraîcheur, de danse printanière. C’est le classicisme qui domine mais avec des flûtes ô combien mystérieuses (toujours la piste Harding avec des pupitres et des solistes très individualisés). On apprécie aussi la touche de rehaut sur le rythme des contrebasses qui structure et donne vie à l’ensemble. On apprécie également les violons 2 et les altos légers et comme suspendus pour la reprise. Et enfin, les pizzicati joueurs et charmants contrebalancés par les harpes et flûtes piquantes. Et encore un final où se distingue la harpiste Lisa Viguier Vallgårda.
Le 3e mouvement est dominé, il me semble, par les clarinettes tour à tour onctueuses et cinglantes. Plaisir et ironie de la vie. Comme toujours, on est frappés par les baguettes sèches et les flûtes qui me font penser à l’été, aux pâturages. Harding insiste sur l’étrangeté avec la longue tenue des flûtes qui semble surnager dans l’orchestre comme un trait dissonant. Un rappel à l’ordre de la mort au milieu des derniers instants de vie pendant lesquels on se laisse aller à la rêverie ?
Harding insiste sur les accords/désaccords tout en les soudant comme les ensembles flûte/hautbois versus le tutti de l’orchestre. On est toujours dans le souffle de l’ensemble mais sans cesse des individus comme des sentiments ou des images s’imposent dans la trame de l’ensemble. On aime aussi les rémanences musicales comme ces cuivres onctueux et ces harpes qui font remonter des souvenirs de Rheingold ou de Götterdämmerung et enfin, on est soufflé par les échos en stéréo des violons 1 et 2 qui rappellent, si besoin !, que le concert est autant expérience visuelle que sonore.

L’explosion sonore, qui introduit Urlicht, est toute de cordes incisives et en apesanteur. Là encore, les trompettes s’imposent, tout en majesté et c’est aussi un écho et un déplacement dans la trame générale où on est passé de la majesté du titan à celle de Dieu, et c’est peut-être le sens du hautbois fragile, reflet de la divinité dans le titan qui meurt. Avery Amereau est à la hauteur du moment avec une projection imposante sans forcer, des registres divinement liés et une diction impeccable. C’est le double et le contrepoint du hautbois qui préparait la venue de l’humain.
La première partie du 5e mouvement est à la fois lourd, dans le sens de grave, et léger dans son exécution avec un Harding et un orchestre stratosphérique où la trompette de Gianluca Calise fait encore des merveilles, avec une montée lente et mesurée, c’est un chemin, une entrée vers la lumière.
La douleur est bien présente avec son incarnation qui pèse encore, avec une aigreur, comme une insistance, mais les tutti glorieux et les trombones majestueux ouvrent la voie qui n’est pas sans heurts (banda absurde, très bien gérée dans les couloirs adjacents) ni angoisse.
L’appel des cors vers la dernière partie se détache bien, avec une grande largeur de son. La flûte apporte un côté pastoral qui n’est pas sans évoquer Tristan, entendu par les mêmes il y a peu. On sent toujours un système de renvoi, de conduite souterraine d’une œuvre à l’autre.
Le chœur Orfeó Català, assis au premier étage, contraste avec celui qui déchirait l’espace amoureux du premier acte de Tristan et soulignait son côté antisocial révolutionnaire qui déchaînait la fureur de la collectivité. Ici, au contraire, le pianissimo est tout de douceur, comme une lente levée de la pâte musicale.
"Aufersteh’n, ja aufersteh’s wirst du
Mein staub, nach kurzer ruh !"
Le soprano Johanna Wallroth émerge petit à petit de l’orchestre, dans les pas du chœur, avec un tuilage parfait qui suit aussi la montée des cors et des harpes sur un lit de cordes ample et léger. On apprécie la parfaite gestion de Harding dans l’étagement chœurs, violoncelles et contrebasses avec le soprano en rehaut, présent sans chercher la surexposition, le tout dans une ambiance de recueillement parsifalesque.

Encore une fois, on remarque la projection sans failles de l'alto Avery Amereau, ses couleurs rougeoyantes, profondes, avec une diction parfaite.
"O glaube, mein herz, O glaube
es geht dir nicht verloren"
Il s’agit de s’affermir dans l’ultime passage magnifiquement traité par Harding avec une urgence dans les cordes et des flûtes très acides. Le final est géré par Harding comme une extase, après un chœur aussi affirmé dans la puissance que doux et délicat, à rebours des explosions finales attendues, de la débauche d’effets, on sent ici avant tout la cohésion de l’ensemble, la réunion finale dans l’un.
Encore une fois, on est saisi par la direction de Daniel Harding qui sait magnifiquement jouer des forces de l’orchestre et le faire sonner comme un ensemble de solistes, et comme toujours (cf. son Tristan), il accorde une grande liberté aux instruments solistes (flûtes, hautbois, clarinettes, trompettes, harpes notamment) qui s’humanisent et apportent un supplément d’âme vraiment touchant à l’ensemble. Cet après-midi-là, on a entrevu un peu de paradis.
