Leif Ove Andsnes vit dans la charmante ville de Bergen, comme Grieg et Geirr Tveitt hier, ou aujourd’hui encore le duo Kings of Convenience (Note ou plus précisément sa moitié : l’autre s’étant exilée en Italie). C’est une ville de musiciens dans tous les genres, du folk américain le plus orthodoxe (le regretté Thomas Hansen alias Saint Thomas) jusqu’au black métal le plus noir et, visiblement, l’attachement des Norvégiens à leur identité musicale qu’ils métissent d’influences variées est fort. On entendait jeudi dernier sur la scène jazz-musique du monde de Fasching, le compositeur, notamment primé en musique de films, Matti Bye clamer son amour pour Grieg, que son père lui faisait écouter « à haut volume » dans sa jeunesse.
Si le public de cet après-midi est en grande partie venu entendre les Préludes de Chopin, il est évident, à l’écoute, que l’enjeu, majeur, n’est pas là et que le programme est pensé comme une entrée vers un monde nouveau, proche et pourtant lointain (la Scandinavie, cet archipel…), à découvrir. Le programme est pensé comme un va et vient vers le connu et l’inconnu, les pays et leurs identités musicales, avec des passages de l’un vers l’autre, non pas comme des entités figées et murées dans des frontières infranchissables. Tout ici est pont, mémoire, flux et reflux.
Les deux sonates pour piano de Grieg et Tveitt sont les seules conservées de leurs auteurs. Œuvres uniques donc et singulières. Notamment pour celle de Grieg qui, comme Chostakovitch ou Bach, inscrit ses initiales dans le choix des notes (ici E,H et G comme Edvard Hagerup Grieg).
Dans le premier mouvement, on apprécie les attaques franches d’Andsnes, un jeu cristallin et véloce. Dans l’andante au contraire, on se plonge dans les vagues et les pianissimi. Et déjà, on entend les rapports avec Chopin, les tempêtes, les pluies de Palma de Majorque même si, ici, c’est peut-être davantage les cascades et les ondées de Bergen.
Idem avec la marche hantée du 3e mouvement et les humeurs contrastées bien romantiques que dégage Andsnes.
Enfin le 4e mouvement est évidemment joueur, molto allegro, avec les mains qui se chevauchent, le tout en cavalcade virtuose. Ce qu’Andsnes est évidemment mais la virtuosité est ici au service de remous intérieurs plutôt qu’à la surface, à la brillance.
Lors d’une courte pause qui permet d’installer repose-partition et siège pour la tourneuse de pages, Andsnes introduit, en norvégien tout en s’excusant auprès du public suédois qui comprendra malgré tout, le compositeur Geirr Tveitt (1908–1981).
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Outre la vie à Bergen, Tveitt partage d’autres points communs avec Grieg : tous deux ont étudié la composition et le piano à Leipzig. Andsnes évoque le grand malheur du compositeur : l’incendie de sa ferme domaine (son « gård ») en 1970 qui a fait périr plus de 70% de ses compositions. La sonata Etere est la seule qui subsiste aujourd’hui[1] et Andsnes nous indique qu’elle puise son inspiration da la musique française mais aussi russe, comme celle de Prokofiev, et surtout qu’elle est basée sur deuc thèmes folkloriques, qui reviennent sans cesse et que le pianiste nous joue pour nous encourager à les suivre.
Le premier mouvement est tout de tonalités sombres et inquiétantes avec les thèmes qui se chevauchent pour ne pas dire se heurtent. Pourtant une certaine lumière se dégage et, là encore, les parallèles avec Grieg se font jour et rappelleront, à ceux ayant visité la Norvège, l’immensité des montagnes, et les percées de lumière dans des ciels lourds et bas. Andsnes, précis, joue des clairs obscurs, tout en intensité mais sans ostentation. C’est une musique charnelle mais intellectuelle et l’équilibre doit être constamment trouvé, comme le jeu de balancier des deux mains.
Si le premier mouvement indiquait dès le début à la fois son essence post romantique et son regard vers l’avenir, le second montre clairement sa nouveauté. Avec le bras gauche appuyé sur le piano et des piqués volontaires, il s’agit de faire jaillir les harmoniques du piano comme un geyser ou une bruine. On pense à des sonorités cristallines aussi mais de verre brisé dans les aigus (jeu avec le plat de la main droite). Coups de marteau de Thor ou d’ouvrier de village ? On est à la fois dans le grandiose et le quotidien.
Andsnes fait vibrer le piano dans les forte comme des orgues sans qu’on sache s’il s’agit de l’instrument ou des formations géologiques. Tout est éther et matière et le mouvement se termine dans une suspension d’harmoniques.
Enfin dans le 3e mouvement, Andsnes se livre à un jeu passionnant à regarder et à écouter dans le croisé de mains, avec cette atmosphère de marche tendue à la fois recueillie et extravertie, évoquant les tempêtes de l’âme, les cascades d’émotions et celles bien concrètes de la Norvège. Marche qui pourrait rappeler les envolées lumineuses de Peer Gynt mais qui seraient accompagnées de brisures-hachures cristallines et métalliques. La pièce se termine dans une suite d’harmoniques, ultimes résonnances, cette fois-ci plutôt sculptures sonores qu’évocations de la nature. Esprit et cœur.
Après avoir entendu cette œuvre passionnante, on a presqu’envie de quitter la salle, comme Feldman et Cage lors de leur rencontre, après l’écoute des pièces de Webern qui ouvrait un programme, parce qu’on imagine qu’on ne pourra pas faire mieux que cet Olympe, ou ce Walhalla-là, brasier du programme.
C’est trompeur parce qu’il faut envisager le programme comme un flux et reflux et que le cycle des préludes de Chopin, dans son organisation qui suit le cycle des quintes et ses alternances majeur-relatif mineur joue avec la thématique du récital. Rappelons que, toujours dans une lecture norvégienne du programme de ce soir, le prélude n°2 est interprété par Ingrid Bergman (et massacré par sa fille, jouée par Liv Ullman, Norvégienne) dans Sonate d’Automne (1978) de l’autre Bergman.
Comme précédemment, il s’agit pour Andsnes d’éviter toute volonté performative mais de livrer les vignettes émotives de Chopin dans leur suc. En revanche, pour l’auditeur nourri aux pièces précédentes, c’est avec l’esprit en alerte qu’on entend çà et là, une averse entendue chez Grieg ou Tveitt, ou que le jeu de mains renvoie à celui vu peu avant etc.
Ainsi les rappels fonctionnent dans le même sens avec La Cathédrale engloutie de Debussy, tirée des Préludes pour piano et qui fait la jonction à la fois avec Chopin et les influences françaises de Tveitt. Tout comme l’allegro op.33:2 en Do majeur (tonalité qui ouvre les Préludes de Chopin) des Études-tableaux pour piano de Rachmaninov. Andsnes nous a offert, avec brio mais surtout intériorité et concentration, une belle carte d’Europe, voyageuse, riche en découvertes et en retours revivifiés sur des lieux connus et aimés sans cesse revisités.
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[1] d’autres œuvres ont pu être retranscrites d’après des enregistrements