Anton Bruckner (1824–1896)

Symphonie n°9 ré mineur (1894, version Benjamin Gunnar Cohrs)

Feierlich : misterioso -
Scherzo : Bewegt. Lebhaft. Trio : Schnell. Scherzo da Capo
Adagio : Langsam. Feierlich. Sehr langsam

Herbert Blomstedt, direction
Kungliga Philharmonikerna (Philharmonique Royal)
Konserthuset, Stockholm, samedi 22 novembre 2025, 15h,

Herbert Blomstedt fait sa visite annuelle au Kungliga Philharmonikerna (Philharmonique Royal), à Konserthuset. Cette habituelle réunion de famille de mélomanes est à chaque fois un peu plus chargée émotionnellement tant l’âge du capitaine approche de la centaine. Pour cette saison, à la fin de laquelle Herbert Blomstedt devrait aborder l’âge de 99 ans en juillet prochain, le doyen des chefs propose, avec humour !,  la 9e de Bruckner à Konserthuset et… la 9e de Mahler, en juin, à Berwaldhallen avec le Sveriges Radios Symfoniorkester (Orchestre Symphonique de la Radio). Et plutôt qu’une interprétation testament, Blomstedt, très en forme, choisit, encore une fois, la vie, le présent pour une 9e de Bruckner limpide et tendue vers la lumière.

Attention aux faux amis : il ne faut pas prendre ce concert comme un ultime adieu d’un chef aimé, une dernière carte postale, un regard définitif[1]. Certes, c’est la dernière symphonie de Bruckner, inachevée, mais il ne faut pas perdre de vue l’humour et le jeu sur le double chiffre 9 avec la venue programmée de Blomstedt pour diriger les deux orchestres de Stockholm. Alors, oui, il y a bien dans le public, une certaine émotion mais vite balayée par la présence lumineuse d’Herbert Blomstedt et magnifiée en quelque sorte dans sa direction.

D’abord parce que Blomstedt nous parait plus en forme que l’an passé (lire le compte-rendu du concert de 2024), certes abandonnant pour la première fois son inamovible frac pour le costume[2], mais délaissant l’habituel bras d’un membre de l’orchestre pour fendre les musiciens et atteindre le pupitre sur lequel il monte, seul, aidé par quelques marches supplémentaires bricolées. Et toujours avec ce sourire qui veut nous convaincre qu’il n’est pas prêt à se laisser enterrer et qu’il est là pour toujours partager sa passion de la musique avec les musiciens et le public et non pas pour faire œuvre ou laisser sa marque.

Herbert Blomstedt (en frac ! photo du concert de la première soirée) et le Kungliga Philharmonikerna

Si on sent que le premier violon Joachim Svenheden a une charge supplémentaire de travail, veillant au grain potentiel, Blomstedt tient cependant admirablement la barque, assis sur son tabouret de piano. Il nous a semblé que Blomstedt dirigeait à l’italienne, sans partition, bien que celle-ci, si j’ai bien vu, restait fermée sur le pupitre, comme une présence symbolique de Bruckner, un hommage.

Dès le premier mouvement, on est en quelque sorte rassuré (de quoi avait-on peur d’ailleurs ?), Blomstedt ne nous assommera pas d’un Bruckner lourd et chargé de toutes les intentions mortifères.

Dans le premier mouvement, les accords de cuivres sont majestueux sans surpoids avec un contrepoint très léger (vents) et également une belle mise en valeur des tensions. Blomstedt comme à son habitude ne surcharge pas, cherche toujours à mettre en lumière les motifs, la construction, sans alourdir son propos. Les retours des accords de cuivres sont majestueux et imposants sans être massifs.

On remarque ainsi une attention très particulières aux nuances, pour exploiter petit à petit toute la puissance de l’orchestre sans jamais verser dans le magma mais conserver les vibrations des cordes et des cuivres graves ainsi que des percussions, si particulières dans l’expérience du concert symphonique.

C’est aussi une communion physique, très bien rendue dans ce mouvement si bien nommé Feierlich : misterioso.

Je ne peux pas détacher le deuxième mouvement de la 9e de Bruckner d’un autre grand maître suédois, Ingmar Bergman, qui, dans son dernier film Saraband (2003), mit si bien en image, et avec quel humour !, ce martellement caractéristique avec les pas légers dans un escalier d’une jeune violoncelliste rendant visite à son grand père, vieux misanthrope joué par Erland Josephson, à moitié sourd (un portrait de Beethoven trône dans la pièce) et la tête dans ses enceintes pour écouter ce thème[3]. Peut-être parce qu’il y a la lourde cavalerie, le poids de la vie finissante et la fougue et l’énergie de la jeunesse… Alors, ce moment, ici, à Stockholm, dirigé par Herbert Blomstedt, m’est très particulier…

Plus que les abimes de graves des cuivres à la fois majestueux et menaçants, ce qui m’a marqué, ce sont les pizzicatis particulièrement légers et très vifs avec de belles notes tenues aux vents comme des rehauts légers. Avec, il me semble, un tic-tac d’horloge, assez prononcé. Les très belles timbales furent bien mises en valeur sans s’imposer, aussi bien dans les parties plus légères que dans les moments plus menaçants que furieux. Blomstedt introduit également beaucoup d’air et de légèreté dans le thème quasi pastoral de ce scherzo qui vrille alors comme une danse campagnarde mais toujours avec beaucoup de clarté, volontairement très classique, dans ce retour vers Beethoven. D’ailleurs Blomstedt cherche toujours les équilibre entre le rythme et la tension comme dans l’ultime retour des pizzicati.

Herbert Blomstedt et le Kungliga Philharmonikerna. Et Bruckner dans le maroquin.

Pour le 3e mouvement, Blomstedt pivote de 45° vers la gauche, vers ses violons, comme pour puiser dans la masse. Le 3e mouvement est sans doute le moment dans lequel le pathos, plutôt exclu jusque-là, fait son entrée, subrepticement, avant de s’effacer momentanément par une trouée de lumière vive. On remarque toujours les violons très vifs qui marquent les pulsions de vie, alors que les cuivres (certes non exempts de quelques scories, plutôt très rares avec cet orchestre) incarnent peut-être la force de l’âme. Et puis il y a ce basculement où toutes ces valeurs s’inversent, magnifiquement bien géré par Blomstedt et l’orchestre. Beaucoup d’apaisement, de souvenirs d’une vie lumineuse s’invitent dans les moments les plus pathétiques. Avec toujours cette horloge qui semble non pas tourner mais marquer les temps, séparer les instants et donc les compter, les conclure.

C’est un Adieu à la vie (Abschied vom Leben suivant le nom donné par Bruckner à son choral) résolument mesuré, équilibré, conscient de ce qu’il est mais qui ne se veut absolument pas déchirant, prenant ce qui est bon dans le passé et le présent et continuant d’avancer vers l’ailleurs. Un ailleurs qui peut s’avérer angoissant, et d’une prodigieuse modernité ! (répétition des notes aigues et dissonantes vers la fin du mouvement) mais inéluctable et qui se doit d’être affronté (terribles timbales funèbres et cuivres graves sur des cordes acides). On pense aux fins de certaines pieuses figures dans les portraits de Saint Simon, qu’on oublie toujours tant on préfère, comme chez Balzac, être happé par les personnages noirs, par le Vautrin du Père Goriot et de Splendeurs et Misères des Courtisanes plutôt que par Mme de la Chanterie dans L’Envers de l’Histoire Contemporaine.

Blomstedt garde cette tension dans l’instant et avance vers la lumière finale, ces notes aiguës et majestueuses, instant suspendu entre quelques coups de cordes vibrantes, ultimes battements d’un cœur encore bien vivant mais devant, hélas, s’arrêter un jour.

Et Blomstedt, dans un ultime geste, de lever le plus haut possible ces longs bras magnifiques et ses si belles mains pour les abaisser lentement et capter le plus longtemps possible ce silence final partagé.

D’où une jubilation dans le public, à qui, en quelque sorte, Blomstedt a confisqué le droit à la tristesse pour ne conserver que cette avancée vers l’avenir, envisagé malgré tout comme lumineux et se terminant en tout cas dans ce moment suspendu, ouvert.

Évidemment, le public a été comme happé par cette petite heure d’introspection mais rendu à la joie par cet éternel enfant de 98 ans, remerciant l’orchestre et saluant le public, multipliant les retours sur scène (3 !!) avec son déambulateur, bien décidé à continuer. Belle leçon de vie, en musique.

Rendez-vous en juin pour la 9e de Mahler à Berwaldhallen et, nous l’espérons, ici même l’an prochain pour une nouvelle rencontre. The show must go on.

Herbert Blomstedt et le Kungliga Philharmonikerna

[1] On lira à ce propos cet article du blog de notre rédacteur en chef Guy Cherqui au sujet de l’enregistrement du dernier concert d’Abbado, dédié également à la 9e de Bruckner.

[2] Le frac fut bien porté pendant la première soirée d’où sont tirées les photos de l’article.

[3] Chapitre 6 du film : Sex, ett Anbud. Visible sur ce lien, à 1h05..

 

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : © Yanan Li

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