D’abord quelques chiffres pharaoniques. Herbert Blomstedt, quatre-vingt-dix-sept printemps au compteur, soixante-dix ans de fréquentation du Philharmonique en un peu plus de deux cents occasions. Cela laisse rêveur. Mais plus encore, c’est l’attention avec laquelle Blomstedt creuse encore son sillon de recherche, son envie de jouer et, comme il le dit dans une interview (malheureusement uniquement en suédois) sur le site de Konserthuset, de « faire mieux ».
Il s’agit ce soir de faire se rencontrer deux idolâtres de Beethoven, Berwald (1796–1868) et Brahms (1833–1897). On connaît les difficultés de Brahms devant la figure du Commandeur : « Vous ne savez pas ce que c’est que de composer après un tel géant ». Blomstedt évoque, dans l’interview, le salon de composition de Brahms à Vienne avec piano, partitions et… un magnifique buste de Beethoven placé en hauteur, quasi sous le plafond. Le Dieu inatteignable donc.
On sait que Brahms, au moment où Wagner composait ses opéras, choisissait de rester dans la lignée de Beethoven. Un même dieu mais deux chemins différents…
Franz Berwald, comme le dit Blomstedt, est « la variante suédoise de Brahms mais… 30 ans plus tôt ».
Berwald a eu une vie bien remplie, violoniste pour l’Opéra Royal de Stockholm, il s’exila un temps en Allemagne pour mener une carrière musicale sans succès et dut se reconvertir en entrepreneur (orthopédiste à Berlin, verrier industriel dans le nord de la Suède…) malgré l’estime de ses pairs : il devint membre honoraire du Mozarteum de Salzburg en 1847 et son œuvre fut admirée par Liszt.
Pour un compositeur écrivant principalement pendant ses loisirs, Franz Berwald laisse une œuvre assez importante, pas loin de quatre-vingts œuvres musicales.
S’il est admiré en Suède (son nom est attaché à la Maison de La Radio Suédoise, Berwaldhallen), son œuvre reste majoritairement à découvrir. Harding a récemment emmené une de ses symphonie en tournée avec l’Orchestre Symphonique de la Radio et Blomstedt l’inscrit souvent à son programme, notamment à Stockholm, pour faire entendre, lors des dernières occasions, la parité avec Brahms ou Schubert.
Ici, il s’agit de coupler deux visions de cette période musicale charnière et de les relier avec des souvenirs de montagne. Le dernier mouvement de la symphonie n°1 est traversée par une mélodie au cor, écho des longs cors de montagne des Alpes, rappel des souvenirs des séjours de Brahms dans les montagnes autrichiennes. En regard, Blomstedt propose Minnen från Norska Fjällen (Souvenirs des montagnes du Nord) de Berwald pour ouvrir le concert qui prend la forme d’une arche, comme une embrassade de sommets.
On est bercé par des cordes douces, graves et mélancoliques qui prennent par moment des accents vifs et acérés. Au loin dans l’orchestre (et dans la peinture musicale) résonnent des accords-appels des bois qui soufflent comme un vent d’air frais (avec des flûtes assez sèches en surimpression entre les silences des cordes). Les cors lancent des appels assez solennels donnant une tonalité plus grave qu’une simple évocation des grandeurs de la nature. Blomstedt imprime donc une profondeur à la fois joyeuse et mélancolique sans charger le trait avec toujours cette direction large, faite d’une sorte de danse du torse, les mains écartées donnant l’impression de toujours triturer le son.
La Symphonie n°2 en ré majeur dite Capricieuse n’a longtemps pas été la préférée de Blomstedt qui la regardait avec circonspection, ayant été retrouvée à l’état d’esquisse et orchestrée par Nils Castegren, mais son regard a changé, dit-il, et il trouve désormais que c’est l’une de ses meilleures et qu’elle produit toujours un bel effet sur le public.
Le premier mouvement, Allegro, s’ouvre sur des cordes joueuses entre glissés légers et pizzicati, avec encore des beaux appels aux cuivres, toujours solennels, inquiétants parfois mais surtout mystérieux. Blomstedt dirige avec ses curieux et inimitables gestes : mains ouvertes, doigts pointés, parfois comme tournant d’imaginaires boutons d’une machinerie-orchestre dont il s’agirait de régler chaque action. Le geste est large mais curieusement ne souffre pas l’approximation dans le rendu d’une coulée à la fois lisse et pétillante, n’ayant rien a envier à Schubert, avec même une forme d’humour (pizzicati à la fin).
Certains applaudissent dès la fin du premier mouvement et Blomstedt agite les doigts derrière son siège comme un gentil rappel à l’ordre et un clin d’œil malicieux aux enthousiastes.
Le second mouvement, Andante, fait glisser des cordes lentes et majestueuses, surlignées par des délicieux aigus aux bois. On remarque la brillance des violons mais c’est surtout dans la matière globale que travaille Blomstedt qui est tout sauf un chef à effet. Il ne s’agit pas de donner ici ou là tel relief mais de faire sonner l’ensemble, d’entrer dans la coulée musicale de la pensée du compositeur avec une clarté digne d’un cristal de montagne. On apprécie ainsi les jeux d’échos entre les violons 1 et 2, les cuivres, ce balancier de tic tac d’horloge qui évoque le temps (toujours cette joyeuse gravité qui caractérise le programme). Enfin, des accents plus pathétiques dans les cordes, avec toujours ce léger rehaut des bois, concluent ce dernier mouvement dans la douceur (superbes accords de cors).
Le Finale : allegro assai retrouve les accents plus joueurs du début, quasi italiens, presque Mozartien avec des cordes qui vrombissent, chuchotent, bourdonnent comme des insectes. Blomstedt déchaine les forces mais avec beaucoup de retenue, laisse parler la partition sans la surjouer avec le retour des vents mystérieux se balançant comme une feuille sur les vrombissements des cordes qui frémissent en sourdine. C’est un théâtre, d’une troupe aguerrie et qui joue collectif avec un meneur tout sauf autoritaire. C’est un beau succès musical et aussi politique de redonner à un public suédois un compositeur et qui mérite de (re ?)trouver sa place dans les classiques romantiques allemands et autrichiens qui dominent dans les programmes.

Après la pause, vient la symphonie n°1 de Brahms, considérée comme la 10e symphonie de Beethoven selon Von Bulow.
L’entrée in media res du un poco sostenuto- Allegro selon Blomstedt est encore fois marquée par le pétrissage d’une pâte sonore d’où émergent péniblement les bois et les cuivres, puis se détachent au fur et à mesure les cordes qui sonnent plus claires, plus brillantes, comme un envol progressif vers la singularité. Là encore, Blomstedt ne cherche pas à faire entendre sa lecture propre, sa vision et ça n’en reste pas moins passionnant à écouter. C’est tout le contraire d’un Harding qui a donné également ces dernières années à Stockholm des lectures des symphonies de Brahms (avec l’Orchestre Symphonique de la Radio) époustouflantes et passionnées. Ici, c’est le souffle interne qui prend, la clarté et la cohésion de l’ensemble et non les échappées de tel ou tel pupitre. On apprécie les pizzicati qui sont comme des échos à ceux de Berwald dans la première partie et que Blomstedt va chercher les deux bras en l’air.
L’Andante sostenuto est tout en légèreté et souplesse. Blomstedt donne de la voix au violoncelle, fait jaillir la clarinette et le violon soliste. Andrej Power, premier violon depuis 2014 (et récemment promu au même poste au London Symphony Orchestra), joue tout en retenue comme l’implique la direction de Blomstedt, solo virtuose mais en évitant le démonstratif. Collectif une fois encore.
Le troisième mouvement, Un poco Allegretto e grazioso, lui encore, fait surgir des souvenirs de l’écoute des Berwald de la première partie avec la même mélodie mystérieuse qui revient aux vents. Blomstedt une fois encore dirige pour souder et recoudre les ruptures de la partition, pour faire entendre l’ensemble et ne pas jouer les patchworks colorés.
Enfin, le 4e mouvement Adagio-Piu Andante-Allegro non troppo, ma con brio-Piu Allegro, incarne le retour de la dramaturgie musicale avec des pizzicati insistants, étonnement mis en valeur par Blomstedt dans l’extrême piano. On apprécie les soli du cor, majestueux mais presque tendres (on touche là encore sans doute à quelque chose de profond pour Blomstedt), la flûte tendue à l’extrême mais sans affèterie. Et alors qu’on était plutôt dans une lecture classique, les cordes qui reprennent le motif beethovenien bien connu, se font presque sentimentales, très émouvantes (ce qui surprend vivement une altiste). On sent aussi les sourires (contrebasses) signes d’un grand moment musical partagé où les émotions surgissent de manière inattendue. Les vagues de tension parcourent les cordes, à la fois lissées et vives, et Blomstedt ramène son petit monde à bon port au sein d’une œuvre quasi cyclique, ayant démêlé les pelotes et tricoté un ensemble solide, tissant des liens ici et là : la clarté du classicisme, les sommets et les abymes du romantisme, les liens avec Beethoven et ceux qui unissent plus particulièrement Berwald et Brahms. On termine sur la majesté des cuivres, des timbales sonores et un finale avec cordes vives mais en aucun cas survoltées : mission accomplie.
Ovation méritée avec sortie et réentrée du chef, malgré les difficultés mais comme il se doit. Généreux jusqu’au bout. Ensemble jusqu’au bout.

Note : le concert du lendemain est visible sur la plateforme gratuite Konserthuset, Play.