Jean-Philippe Rameau, Les Boréades.

Sabine Devieilhe : Alphise
Reinoud Van Mechelen : Abaris
Benedikt Krisjánsson : Calisis
Philippe Estèphe : Borilée
Thomas Dolié : Borée
Tassis Christoyannis : Adamas / Apollon
Gwendoline Blondeel : Sémire / Une nymphe / L’ Amour / Polymnie

 

Purcell Choir, Orfeo Orchestra.
Direction : György Vashegyi

2 CD Erato, 61’59 + 85’06

Enregistrement réalisé à Budapest du 18 au 21 septembre 2023

Testament de Rameau qui ne fut créé que lors du tricentenaire de la naissance du compositeur, "Les Boréades" est l'un des sommets de la production du Dijonnais.
Trois dates : 1964, à l’ORTF première diffusion radiophonique (incomplète), 1975, première exécution intégrale à Londres (John Eliot Gardiner), 1982, première exécution scénique au Festival d’Aix en Provence (John Eliot Gardiner encore).  Depuis que le statut juridique de la partition a été normalisé, les intégrales se multiplient, qui finiront bien par prouver au monde entier que Rameau est l'un des génies de la musique 

Bien qu’américaine et datant du XXe siècle, la célèbre formule qui donne son titre à ce compte rendu n’est pas totalement dénuée de lien avec la musique. Pas celle de Rameau, bien sûr, mais musique tout de même puisqu’elle accompagnait les « Looney Tunes » et autres « Merrie Melodies » de la Warner, inspirées des « Silly Symphonies » de Walt Disney. Et comme cette phrase, sorte d’Ite, missa est du cartoon, concluait chacun des dessins animés ayant pour protagonistes Bunny ou Daffy, Les Boréades marquent à la fois les adieux du Dijonnais à l’opéra, en 1764, et la fin d’une longue et fructueuse collaboration entre le Centre de musique baroque de Versailles et le chœur et l’orchestre fondés et dirigés par le chef hongrois György Vashegyi.

En ce qui concerne Rameau, le livret d’accompagnement du disque résume tout ce que l’on sait et ce que l’on peut deviner des circonstances de la composition et de la non-création de cet ultime opus lyrique. Directrice de recherche au CNRS et rédactrice en chef des Opera omnia de Rameau publiées chez Bärenreiter, Sylvie Bouissou fait avec brio le point sur nos connaissances en la matière. On imagine que la partition put être écrite dès 1759, puisque le librettiste supposé, Louis de Cahusac, mourut cette année-là. Le compositeur aurait néanmoins attendu la fin de la guerre de Sept ans, et les répétitions démarrèrent en avril 1763. L’hypothèse d’une censure royale contre un livret prônant la liberté et presque déjà l’abolition des privilèges expliquerait la déprogrammation pur et simple de l’œuvre. La partition dormit ensuite en bibliothèque jusqu’à ce que les éditions Still en acquièrent en 1976 les droits d’exploitation exclusive. Malgré ces conditions anormales, la création très posthume des Boréades eut lieu à Aix-en-Provence en 1982. Par bonheur, une négociation menée par le Société Jean-Philippe Rameau et la Bibliothèque nationale avec Still a permis de mettre fin au contrat en 2018, et le dernier opéra du Dijonnais est enfin devenu un opéra « normal ».

Dans un autre texte, Benoît Dratwicki, directeur artistique du CMBV, rappelle que cet enregistrement du dernier opéra de Rameau arrive au terme d’un long effort de défense et illustration du compositeur, à travers l’enregistrement d’œuvres encore inédites au disque, puis d’une longue collaboration avec les musiciens hongrois, entamée en 2014. L’Orfeo Orchestra et le chœur Purcell ont ainsi gravé des intégrales de Naïs (parution en 2017), des Indes galantes (version de 1761, sorti en 2018), de Dardanus (2020) et des Fêtes d’Hébé (2021). Avec Les Boréades, les forces magyares sont même venues à Paris, pour une version de concert donnée au Théâtre des Champs-Elysées en septembre 2023. Un an après, le disque arrive, reflet d’une recette qui a fait ses preuves : enregistré quelques jours avant à Budapest, il réunit l’orchestre et le chœur hongrois et une brochette de solistes choisis par le CMBV, pour la plupart – mais pas tous – habitués de ces productions.

Avec cette intégrale, la discographie de l’œuvre s’enrichit d’un jalon essentiel à plus d’un titre. Longtemps, il fallut se contenter de l’unique version, reflet de la création de 1982, bien avant que ne déferle la vague baroqueuse qui allait déferler sur l’Occident. Vingt ans après était apparu un DVD, captation de l’admirable spectacle dirigé par William Christie et monté par Robert Carsen à l’Opéra de Paris (où il n’a scandaleusement jamais été repris). A nouveau vingt ans plus tard, un autre DVD était venu lui faire concurrence, proposant la non moins superbe production de Barrie Kosky, filmée à l’Opéra de Dijon. En 2020, le label Château de Versailles Spectacles confiait au chef tchèque Václav Luks une nouvelle version avec une distribution presque exclusivement francophone. Il n’aura cette fois pas fallu attendre longtemps pour que surgisse la troisième intégrale au disque, certains interprètes revenant d’une version à l’autre, en particulier du côté des ténors, preuve que le registre de haute-contre à la française ne compte pas un nombre infini de titulaires possibles.

Commençons donc par eux. Benedikt Krisjánsson était déjà Calisis, l’un des deux prétendants de l’héroïne, dans le disque de Václav Luks : malgré une pointe d’accent par instants, le ténor islandais, plus familier du répertoire de l’oratorio, déploie toute l’énergie souhaitée dans l’air « Jouissons de nos beaux ans », l’un des plus célèbres de la partition. Reinoud van Mechelen confère beaucoup de vaillance à Abaris : sans le côté fébrile de Mathias Vidal, qui incarne le héros chez Václav Luks comme sur le DVD capté à Dijon, il communique une réelle urgence au personnage ; on regrette seulement que chez le ténor belge persistent toujours quelques menus chuintements qui rendent son français un peu moins naturel que celui de ses confrères nés de ce côté-ci de l’Aunelle. Côté clés de fa, l’auditeur est bien servi également. Uniquement présent au cinquième acte, Thomas Dolié renoue avec les méchants qu’il incarne toujours avec autant de brio ; Philippe Estèphe est un Borilée plein de mordant, et Tassis Christoyannis a toute l’autorité nécessaire pour la métamorphose finale d’Adamas en Apollon.

Dans sa mise en scène, Barrie Kosky avait fusionné tous les personnages secondaires féminins en un seul, l’Amour accompagnant l’héroïne dans sa trajectoire. Pour ce disque, Gwendoline Blondeel cumule elle aussi tous ces emplois : la soprano est charmante mais on aurait pu souhaiter parfois une personnalité plus affirmée dans ses différentes interventions, par exemple dans le « C’est la liberté qu’il faut que l’on aime », une des passages qui purent susciter les foudres de la censure. Par chance, Sabine Devieilhe sait prêter à Alphise toute sa dimension. Rameau avait guidé ses premiers pas au disque, avec le récital « Le grand théâtre de l’amour », sorti en 2013, où elle affrontait déjà le grand air « Un horizon serein ». Dix ans plus tard, et après avoir participé pour le CMBV à l’intégrale d’Acante et Céphise, la voix a acquis une étoffe plus moirée, une assise plus affirmée dans le grave et rend sa virtuosité plus porteuse d’expressivité. C’est bien la jeune reine de Bactriane que l’on entend désormais, et l’interprète est apte à en traduire le drame.

Quant aux effectifs dirigés par György Vashegyi, on ne devrait plus s’étonner, mais l’on admire encore la limpidité du français du chœur Purcell, confirmée à chaque nouvel enregistrement. L’orchestre Orfeo est tout aussi rodé à ce répertoire, et ses couleurs reflètent toujours cette volonté d’équilibre que manifeste le chef hongrois. On a pu entendre des rythmes plus appuyés dans certaines danses, des tempos plus extrêmes et des caractères plus accusés dans certains passages orchestraux, mais György Vashegyi se montre toujours aussi soucieux de mesure, et c’est là tout le prix de son apport. Malgré ses audaces et son originalité sidérante, Rameau n’écrivait pas des « Looney Tunes ». Et que les mélomanes sèchent leurs larmes : si le cycle Rameau unissant chanteurs choisis par le CMBV et musiciens magyars s’est bien achevé en septembre 2023, nous n’en avons pas fini d’en savourer les conséquences discographiques puisque devrait encore sortir, mais pas tout de suite, un Castor et Pollux donné en concert à Budapest et Amsterdam en mars 2023 (donc avant Les Boréades), où les Dioscures seront messieurs Van Mechelen et Christoyannis…

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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