Voilà vingt ans que le label Naïve et l’Édition Vivaldi se sont lancés dans un projet titanesque : enregistrer l’intégralité des partitions autographes du compositeur vénitien rassemblées par le Fonds Foà et Giordano, c’est-à-dire environ 450 pièces vocales ou instrumentales. Certaines œuvres sont devenues incontournables, d’autres demandent encore un travail complexe de reconstitution des partitions et de recréation : ce fut le cas d’Argippo, présenté ici dans une édition critique de Bernardo Ticci réalisée en 2019.
Mais les auditeurs qui s’attendraient à un opéra entièrement signé de la plume de Vivaldi seront déçus, car cet enregistrement est en réalité un pastiche dont les différentes pages sont de sources relativement incertaines. Vivaldi a bien composé un Argippo en 1730 pour Vienne et Prague (dans deux versions légèrement différentes), mais les partitions ont été perdues ; il n’en reste que le livret, signé Lalli – l’un des grands librettistes de l’époque, auquel on doit entre autres le livret de Radamisto – et un recueil d’airs. En revanche, la bibliothèque de Darmstadt conserve un pasticcio réalisé pour l’impresario Peruzzi et qui juxtapose des pages signées Vivaldi mais aussi Galeazzi, Pescetti, Hasse, Porpora, Fiorè et Vinci – quoique ces attributions restent incertaines. Certains se souviendront que le chef Ondřej Macek avait déjà enregistré, en 2009, un Argippo à partir d’une partition incomplète conservée à Regensburg ; mais le manuscrit de Darmstadt, découvert en 2011, est quant à lui le pastiche complet et enregistré ici pour la première fois.
Le mystère demeure également concernant les récitatifs dont peu ont été produits par Vivaldi, voire aucun. En résulte une œuvre relativement hétérogène, car on entend bien que ces compositeurs n’avaient pas tous le même style, mais surtout pas tous les mêmes qualités dramatiques et musicales. La question se pose donc – et est posée dans le livret accompagnant l’album – de la pertinence d’un tel enregistrement : si Vivaldi a lui-même réalisé la compilation de ces pages, ainsi que Reinhard Strohm le présume, cela se justifie assez pleinement ; autrement, on y verra un témoignage intéressant de l’exercice du pastiche, extrêmement répandu à l’époque et assez caractéristique de la vie musicale du XVIIIème siècle, même si l’œuvre ne laisse pas un souvenir impérissable.
Argippo est le roi de Cingone (Chittagong, au Bengale) et vient en visite avec son épouse Osira au palais de Tisifaro, le Grand Moghol. Ce dernier a une fille, Zanaida, qui accuse Argippo de l’avoir séduite puis abandonnée lors d’une précédente visite. Tisifaro exige alors que celui-ci tue sa femme puis épouse Zanaida pour réparer ses torts, mais le coupable se révèle être en réalité Silvero, amoureux de la jeune femme et qui avait pris, à la faveur de la nuit, l’identité d’Argippo. Pourtant, tout est bien qui finit bien puisqu’Osira est sauvée tandis que Silvero et Zanaida se marient à leur tour.
On le voit, le livret repose sur un quiproquo amenant nombre de situations tragiques mais qui trouvent finalement une issue heureuse. Le livret sacrifie également à quelques airs attendus – tels que l’air de colère pour voix de basse (« A’piedi miei svenato ») – et à certains figuralismes ou métaphores incontournables – la tourterelle (« Se la bella tortorella »), ou le navire dans la tempête (« Qual disarmata nave », « Da più venti combattuta », « Anche in mezzo a perigliosa ») ; les amateurs de musique baroque ne seront donc pas en terrain tout à fait inconnu et trouveront même quelques très beaux airs, notamment ceux attribués à Vivaldi et qui sont, sans conteste, les plus fins sur le plan musical et dramatique (on pense notamment au « Io son rea dell’onor mio » et son contraste très bien dessiné entre les parties A et B).
L’œuvre est de plus servie par des interprètes parfaitement familiers du répertoire baroque. Dans cette distribution presque exclusivement féminine, Emöke Barath s’empare du rôle-titre avec la voix claire et légère qu’on lui connaît et surmonte sans faiblir une partition exigeante, sollicitant beaucoup le haut-medium et l’aigu y compris dans les pages les plus virtuoses. Delphine Galou prête au contraire à Zanaira son timbre sombre de contralto et fait preuve de belles qualités dramatiques chez un personnage particulièrement tourmenté, sans oublier de donner aux da capo de très beaux ornements (on pense notamment au premier air de l’opéra, « Se lento ancora il fulmine »).
Marianna Pizzolato, contralto elle aussi, est un Silvero à la voix profonde, veloutée, qui donne une certaine épaisseur à un personnage qui n’a pourtant pas le beau rôle ni un relief dramatique frappant, notamment dans les airs. Marie Lys a davantage de chance avec le rôle d’Osira qui ne comporte pas moins de six airs (contre trois ou quatre pour les autres personnages) ; la soprano en possède la virtuosité, mais aussi un vrai sens du phrasé et de la mise en valeur du texte. Elle sait également se montrer touchante dans un air tel que « Vado a morir per te » et, si son nom est pour le moment moins connu que ceux du reste de la distribution, elle tire incontestablement son épingle du jeu.
Enfin, Luigi De Donato échappe à la caricature du roi et père autoritaire en Tisifaro auquel il prête un timbre superbe et dont la profondeur n’empêche pas des accents émouvants. Il gère également parfaitement les vocalises d’un air comme « A piedi miei svenato », précises, mais surtout bien menées en termes de phrasé.
Fabio Biondi fait preuve, à la tête d’Europa Galante, de la direction énergique qu’on lui connaît. L’ouverture fait entendre d’emblée le son lumineux d’un ensemble qui se sent comme chez lui dans la musique de Vivaldi et sait accompagner les chanteurs. Dommage que la partition ne lui laisse pas davantage d’occasions de briller car Europa Galante était l’orchestre idéal pour faire revivre cet Argippo qui, sans l’ambition de l’Edition Vivaldi et de Naïve à faire entendre tout Vivaldi, n’aurait peut-être jamais quitté sa bibliothèque pour rejoindre le disque.