En voyant sur la pochette de cet album le titre Cadmus et Hermione accompagné du nom de Vincent Dumestre, certains lecteurs se remémoreront sans doute une production signée Benjamin Lazar que le chef avait dirigée à l’Opéra Comique en 2008 et qui n’avait pas manqué de marquer les esprits : toiles peintes, machines, ballets, gestuelle baroque, prononciation restituée du français, c’est le Grand Siècle qui s’était emparé du plateau pour un spectacle qui participait, un peu au même titre que l’Atys de William Christie et Jean-Marc Villégier à la fin des années 80, à faire revivre la musique de Lully au plus près de ses conditions de création. Le compositeur est désormais bien présent dans le paysage musical – notamment discographique – et de nombreux chefs se prêtent à l’exercice ; mais lorsque le label Château de Versailles Spectacles enregistre Cadmus et Hermione, première tragédie lyrique de l’histoire, l’année des 350 ans de l’Académie Royale de Musique, on se réjouit de retrouver Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique en espérant que les qualités qu’ils avaient su déployer dans la fosse il y a dix ans ne manqueront pas au disque aujourd’hui.
Cadmus et Hermione n’est pas, on l’a dit, une tragédie lyrique comme les autres parce qu’elle est la première. Impossible d’imaginer ce qu’aurait été la musique française sans cette invention qui lui est propre, reflet d’une esthétique, d’une langue, d’une pensée, d’un système politique. Lully et Quinault y aspirent à la fois à l’ordre (le livret s’inspire des Anciens, la musique s’incline devant les paroles, le langage est versifié, on sacrifie aux goûts de la cour pour le ballet et les divertissements) et au déploiement baroque d’effets théâtraux ; car la tragédie lyrique n’est pas une simple association des contraires, mais une véritable fusion des genres : en plus du modèle tragique, opéra-ballet, comédie-ballet, ballet de cour, pièce à machines et pastorale s’y mêlent afin de créer un spectacle total. Pour une première tentative et en seulement deux heures de musique, Cadmus et Hermione fait déjà remarquablement coexister ces différentes composantes – même si certains lui reprocheront d’expédier un peu rapidement les scènes les plus épiques de l’œuvre –, et le tragique n’empêche pas la présence de personnages réellement comiques dans la veine italienne – la nourrice ou encore Arbas, véritable valet de comédie.
Le choix de la distribution est donc d’autant plus crucial au disque qu’aucune mise en scène ne vient aider l’expressivité des chanteurs, et cet enregistrement réunit un couple assez idéal dans les rôles principaux. Adèle Charvet est une Hermione d’une délicatesse impeccable, et on admire la manière dont la voix, pourtant assez sombre et dense, parvient à exprimer tant de douceur et de retenue ; quant à Thomas Dolié, s’il n’est plus besoin de le présenter, il étonne encore par la beauté de sa voix, par l’autorité qu’elle contient mais l’intimité dont elle est capable. Le chanteur déploie toute la palette expressive propre à Cadmus, du courage guerrier au désespoir de perdre celle qu’il aime ; mais le plus beau moment du disque (et de l’œuvre !) est sans conteste le « Je vais partir, belle Hermione » où Adèle Charvet et Thomas Dolié prononcent des adieux extrêmement touchants. La sensibilité dramatique des interprètes et le naturel avec lequel ils s’approprient la prononciation restituée du texte convainquent entièrement d’un bout à l’autre de l’œuvre.
Parmi les nombreux rôles secondaires, on retiendra tout particulièrement la Charite d’Eva Zaïcik, dont chaque intervention est très élégamment chantée, prononcée, phrasée (on pense notamment à son air « Amants, aimez vos chaînes » à la fin de l’acte V), ainsi que la vivacité et l’autorité de Brenda Poupard en Junon. Nicholas Scott est de son côté une nourrice drôle et expressive, qui assure avec brio le versant comique de l’œuvre. Mais dans cette distribution ce sont surtout les voix graves qui se distinguent : le Cadmus de Thomas Dolié, on l’a dit, mais aussi le Draco/Mars de Virgile Ancely, l’Arbas/Pan de Lisandro Abadie et le Grand Sacrificateur/Jupiter de Guilhem Worms, qui offrent des prestations impeccables vocalement et dramatiquement, quels que puissent être les contrastes d’un personnage à l’autre. Quant au reste de la distribution et à l’Ensemble Aedes, ils partagent avec les chanteurs précédemment cités une affinité avec le style lullyste et une clarté dans la diction extrêmement bienvenues, qui donnent une belle cohérence à l’album et font qu’on se laisse aisément emporter par l’histoire qu’il nous raconte.
Force est de reconnaître que Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique sont un soutien de taille pour les interprètes, et qu’ils sont pour beaucoup dans la réussite de cet album. Il n’y a jamais de surenchère expressive dans la direction du chef, mais un art du contraste, une densité, une proximité également avec les intentions des chanteurs qui permettent de soutenir l’action alors qu’aucune mise en scène ne vient l’illustrer. C’est d’autant plus frappant lorsque le merveilleux intervient, car il incombe alors à l’orchestre de suggérer des choses étonnantes d’abord destinées à frapper la vue : « les statues d’or sont animées par l’Amour », « les statues d’or se remettent sur leurs pieds‑d’estaux », le combat avec le dragon, les furies du sacrifice, les multiples deus ex machina… Le Poème Harmonique s’y montre particulièrement inspiré, multipliant les couleurs et les dynamiques, jouant aussi avec les particularités rythmiques de la partition mais sans lourdeurs. Avec Vincent Dumestre, c’est Lully comme on l’aime, c’est-à-dire sans excès mais sans froideur : un bel apport à la discographie lullyste, attendu, et qui tient ses promesses.