Pelléas et Mélisande et Salomé sont deux gravures essentielles réalisées par Karajan à la fin des années soixante-dix. Poésie, densité, ivresse sonore et perfection technique sont alors la marque du chef, démiurge absolu, capable de transformer des œuvres à son image tout en respectant leur nature et leur identité profondes. Si Strauss a toujours fait partie de son univers avec Wagner et Verdi, la musique française à l’exception de Carmen, n’était pas si fréquente à son répertoire, c’est pourquoi ce retour à Debussy trente-quatre ans après sa première version pour la RAI de Rome, avec Schwarzkopf et Haefliger, avait valeur de test.
Travaillé au cordeau avec les forces du Berliner Philhamoniker et une distribution idéale, ce pur objet discographique sublime et intemporel, est un pur joyau. Personnage à part entière, l’orchestre est fascinant de présence, de couleurs, de trouble intensité, matière vivante malaxée par un Karajan sculpteur qui édifie une arche musicale hypnotisante, dont les allures de cathédrale, les élans et les paroxysmes côtoient dans un même geste des plages de langueurs maladives. Idéalisé, magnifié par des instruments aux mille irisations qui viennent renforcer le climat surnaturel et d’une extrême sophistication imaginé par Debussy, le drame avance puis s’enracine avant d’entraîner chacun des personnages dans une chute irrémédiable. Que le chef tout puissant des Berliner ait pu traiter cette partition avec tant de délicatesse et de raffinement, à une époque où ses dérives mégalomanes avaient tendance à prendre le dessus, demeure un mystère qui rend plus précieux encore ce témoignage inestimable.
Il y a quarante ans, une voix comme de celle de Richard Stilwell, fraîche, juvénile et cependant corsée était une nouveauté ; aujourd’hui si le baryton canadien tient encore son rang dans la discographie, son interprétation a depuis été détrônée par celles de François Le Roux, Simon Keenlyside, Stéphane Degout ou Philipp Addis, qui ont conférées plus mystère et d’ambiguïté à ce personnage, un peu trop affecté dans cette proposition. La Mélisande de Frederica von Stade, modèle de grâce et d’ingénuité, dont la voix semble flotter dans l’air sans jamais se poser a pu être depuis approchée, mais n’a jamais été égalée. Tombée du ciel, irréelle, elle sème le trouble, suscite toutes les convoitises, déchaine les passions avant de disparaitre comme à son arrivée, telle une apparition. Tantôt paternel, tantôt déchiré, capable de tendresse et de brutalité, José van Dam compose un Golaud grandiose, à jamais solitaire et désarmé devant l’indicible mutisme de Mélisande, dont la douleur transperce la beauté du chant et la netteté de la langue. La présence de Nadine Denize est un luxe suprême pour les quelques lignes de Geneviève, mais qui s’en plaindrait, Christine Barbaux est un ravissant Yniold, tandis que le timbre creux et sans aspérité de Ruggero Raimondi ne rend que lointainement justice au personnage complexe d’Arkel.