C’est à l’occasion des 150 ans de la mort d’Alexandre Dumas que le label Alpha fait paraître l’album « Dumas et la musique », porté par cinq interprètes : la mezzo-soprano Karine Deshayes, la soprano Marie-Laure Garnier, le ténor Kaëlig Boché, le violoncelliste Raphaël Jouan et le pianiste Alphonse Cemin. Place est donc faite à de jeunes musiciens qui trouvent l’occasion de montrer leur affinité avec le répertoire mélodique, auprès des noms plus connus (et des talents confirmés) de Karine Deshayes et Alphonse Cemin.
On pourrait s’étonner d’entendre des textes de Dumas dans un album de mélodies, lui le grand maître du roman historique et du théâtre romantique ; et pourtant il n’oublia pas, au milieu de son œuvre incroyablement prolifique – plus de soixante-dix pièces, plus de quatre-vingt romans, des récits de voyages, des biographies, des essais – d’écrire quelques recueils de poésie et même trois livrets d’opéra : Piquillo¸ mis en musique par Hippolyte Monpou et dont figure un extrait dans l’album, Le Roman d’Elvire mis en musique par Ambroise Thomas, et une Thaïs mise en musique par Eugène Gautier dont la partition a malheureusement disparu dans un incendie de la salle Favart. Si Dumas n’est certainement pas aussi bon poète que romancier, le projet de cet album attire malgré tout l’attention car il promet la découverte de textes et de mélodies peu, voire pas du tout, connus.
On entendra ainsi onze pièces mises en musique d’après des poèmes, livrets ou romans de l’auteur (le « Chœur des Girondins » étant extrait du roman Le Chevalier de Maison-Rouge) : de la romance à la scène dramatique en passant par l’hymne patriotique et l’air d’amour, c’est un panorama large qui nous est présenté ; on se demande alors pourquoi avoir complété le programme avec d’autres mélodies qui d’une part ne sont pas en lien avec l’auteur – mais à la limite pourquoi pas – mais surtout qui sont des romances, parfois un peu niaises disons-le, et qui noient les pièces les plus fortes dramatiquement. Finalement, au milieu de ce bouquet de mélodies d’auteurs et compositeurs divers, ce sont certaines pièces signées Dumas qui sembleraient de trop : « Jeanne d’Arc au bûcher », le « Chœur des Girondins » et les deux airs d’opéra semblent surgis de nulle part et hors-sujet car trop dramatiques ; un comble pour un enregistrement qui se présentait comme une monographie.
L’album commence d’ailleurs avec « Elégie » de Massenet… sur un texte de Louis Gallet. On s’étonnera de ce choix, mais on sera du moins heureuse d’entendre un jeune ténor encore peu connu du public, Kaëlig Boché, défendre cette pièce. Timbre lumineux, excellente diction, voix homogène – y compris dans les grands intervalles –, le ténor fait preuve d’une grande élégance dans un répertoire qui lui convient remarquablement. Voilà un mélodiste à suivre de près.
Nul besoin en revanche de démontrer les affinités de Karine Deshayes avec la mélodie française. Il y a bien sûr l’attention portée à la diction et au sens des mots qui ne fait jamais défaut, comme dans « La Belle Isabeau » de Berlioz, ballade d’inspiration médiévale, pleine de chromatismes et de figuralismes dont la mezzo-soprano rend tout le caractère tragique. Mais il y a aussi ce haut-medium lumineux qui se déploie dans les pages plus lyriques, à l’image d’« Amour, printemps – Printemps, amour ! » d’Edmond Guion, sans doute l’une des plus belles pièces de l’album. C’est cet équilibre entre un chant intimiste et des accents plus dramatiques qui donne aussi du relief aux mélodies un peu moins intéressantes sur le plan du texte ou de la composition – car il y en a.
Malheureusement, la soprano Marie-Laure Garnier souffre un peu de la comparaison avec ses deux collèges : s’il était intéressant de faire appel à une voix plus large, celle-ci est un peu à l’étroit dans les romances – poitriner autant par exemple dans « Soleil couchant » de Massenet semble excessif –, et on regrette un timbre qui manque de brillant et un haut-medium un peu saturé. Le trio « Ah pour votre assistance, seigneur, j’ai l’espérance », tiré de Piquillo de Monpou, fonctionne ainsi assez mal parce que les trois voix sont trop différentes les unes des autres ; le fait que cette page d’opéra soit ramenée à une réduction pour piano ne les aide sans doute pas non plus.
Ce n’est pourtant pas la faute d’Alphonse Cemin, qui se montre un pianiste attentif aussi bien dans des pages très romantiques comme l’air de Raoul « Ah, l’abbé, je l’ai mis en déroute ! » (extrait du Chevalier d’Harmental de Messager) que dans les couleurs impressionnistes d’« Amour, printemps – Printemps, amour ! » ou hispanisantes du « Jardin » d’Henri Reber. Retenue ou défaut de la prise de son, on aurait en tout cas aimé l’entendre davantage car il soutient bien les chanteurs et se saisit de tous les détails figuralistes pouvant apporter de la densité et du sens à la musique – « La Belle Isabeau » avec ses chromatismes descendants en étant sans doute le meilleur exemple. La présence du violoncelliste Raphaël Jouan va dans le même sens, apportant davantage de couleurs et de densité dans les pièces où il est présent. Peut-être aurait-il été intéressant de leur laisser quelques pages instrumentales dans l’album ?
« Dumas et la musique » oui, mais pas seulement ; et les pages qui viennent s’y ajouter ne sont pas toutes des plus passionnantes – ou alors il aurait fallu prendre le temps de justifier leur présence sur cet enregistrement. On se dit que Dumas méritait peut-être mieux, et qu’il valait la peine de le détromper, lui qui affirmait que « La poésie n’aime pas la musique, parce qu’elle est elle-même une musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n’a donc point affaire à une sœur, mais à une rivale » ((« Poètes, peintres et musiciens », Le Mousquetaire)).