Jean-Noël Crocq.
Fosse notes, une autre histoire de l’Opéra.
Préface de Christian Merlin.

Editions Premières Loges

Octobre 2020

256 pages, illustrations en couleurs
29,90 euros

Les Éditions Premières Loges, qui publient notamment les volumes de L’Avant-Scène Opéra, ont la bonne idée de faire paraître un volume au sujet original, qui devrait lui valoir de prendre place dans les petits souliers de tout mélomane : les meilleures annotations et croquis marginaux visibles sur les partitions des instrumentistes de l’Opéra de Paris. Tout y passe, les chanteurs, les choristes, les chefs, les compositeurs, sans oublier diverses bestioles et scènes champêtres, ainsi que des commentaires plus ou moins sarcastiques. De quoi voir l’art lyrique sous un autre angle, celui que l’on a depuis la fosse d’orchestre (où jadis les musiciens jouaient face à la scène).

Évidemment, à l’heure où les écrans numériques commencent à remplacer les bons vieux documents papier, les éventuelles annotations par lesquelles les instrumentistes personnalisent leurs partitions se font d’un clic ou deux et n’ont rien de bien pittoresque. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et à moins d’être du métier, on ne se doute pas forcément de l’inventivité dont ont pu faire preuve les musiciens d’orchestre au fil des siècles, dès lors qu’il s’agissait de « marquer leur territoire ».

Clarinettiste basse solo au sein de l’orchestre de l’Opéra de Paris de 1974 à 2009, Jean-Noël Crocq a déjà eu l’occasion de chatouiller la muse lorsqu’il a fait paraître en 2015 un livre intitulé Allez jouer ailleurs, où il retraçait l’aventure de l’association Papageno qu’il présidait et qui, pendant deux décennies, est allée porter la musique de chambre auprès de ceux qui n’y ont pas accès, dans les hôpitaux, les prisons ou même dans les écoles. Cinq ans après, il revient dans les librairies avec un volume richement illustré, consacré à un sujet plus léger mais qui le touche d’aussi près : les dessins et traces diverses laissées par les instrumentistes de l’Opéra de Paris sur leurs partitions.

Comme Jean-Noël Crocq l’explique, c’est une passion qui est née dès l’automne 1974, face à une partition pour clarinette basse de La Walkyrie où ses prédécesseurs avaient dessiné des horloges pour passer le temps. Car pour ceux qui ne s’en douteraient pas, il arrive souvent qu’un musicien d’orchestre n’ait rien à faire, pas une seule note à jouer pendant un temps plus ou moins long. La redoutable mention Tacet l’invite alors, pour un nombre de mesures variables, à se croiser les bras et à prendre son mal en patience. A moins qu’il ne trouve un autre moyen de s’occuper, par exemple en agrémentant sa partition de commentaires visuels ou verbaux. Au prix de longues heures passées dans les bibliothèques qui conservent les partitions de la maison, Jean-Noël Crocq a découvert d’autres images que les horloges mentionnées plus haut : les bibliothécaires en avaient repéré quelques-unes, mais il a surtout décidé de feuilleter lui-même des milliers de pages déposées à l’Opéra de Paris depuis sa création en 1669, et a ainsi récolté une riche moisson dont l’ouvrage que font paraître les éditions Premières Loges est le reflet aussi divertissant qu’instructif.

Premier constat : pas de dessins avant les années 1790. Tout simplement parce que les musiciens n’avaient pas de plume et d’encrier sous la main, et qu’il fallut attendre l’invention et la propagation des crayons à mine de graphite pour qu’ils puissent s’amuser à dessiner dans les marges de leurs partitions des silhouettes, des créatures imaginaires, des portraits et des paysages. Dans ce livre on apprend que les instrumentistes ont noté sur les pages, entre les notes, l’écho d’événements « historiques ». La caricature du monarque ou chef d’Etat est un genre assez pratiqué, mais les têtes couronnées ont plus généralement leur place lorsqu’elles venaient assister à un spectacle : en témoigne cet altiste qui, entre 1854 et 1858, a croqué le profil du roi de Bavière (non pas le mélomane Louis II, mais son père Maximilien II) ou du grand-duc Constantin de Russie. L’actualité s’invite dans les partitions sous la forme de mentions marginales du genre « Hier 25 juillet 1909 Louis Blériot a traversé la Manche en aéroplane monoplan » ou « 27–4‑69. Non à De Gaulle ».

Pourtant, en matière d’effigies, les compositeurs et surtout les chefs d’orchestre se taillent la part du lion, Wagner et Meyerbeer en tête dans la première catégorie, Wilhelm Furtwängler dans la seconde. Et l’on s’aperçoit alors que le coup de crayon de certains musiciens allait bien au-delà de la satire appuyée ou de la fantaisie débridée, par exemple sur tel portrait de Philippe Gaubert ou de François Ruhlmann où l’on retrouve ces effets cher à Degas, de l’éclairage électrique venant en contre-plongée souligner les traits d’un visage.

Bien sûr, il y a dans ces dessins et inscriptions une bonne dose d’humour potache, mais plutôt bon enfant et pas si graveleux que ça (assez peu de représentations d’inspiration sexuelle, finalement). Bien sûr, il y a tout un bestiaire fantastique que n’aurait pas renié un moine copiste s’autorisant à truffer d’animaux surnaturels les marges de l’évangéliaire qui lui avait été confié (curieusement, c’est surtout dans la partition de violons II du ballet Le Papillon d’Offenbach, créé à l’Opéra de Paris en 1860, qu’un instrumentiste s’en est donné à cœur joie. Comme l’explique bien Jean-Noël Crocq, ce sont autant d’exutoires, à une époque où de l’uniformité naissait toujours l’ennui : du temps où l’Opéra était un théâtre de répertoire, certaines œuvres pouvaient être interprétées jusqu’à cent fois en un an, avec des parties nettement moins passionnantes pour certains instruments que pour d’autres. Pour L’Africaine ou pour Faust, les croquis sont alors la rançon du succès.

Mais comme on ne s’y attendait pas forcément, ce livre a aussi une autre dimension, où un hier tout récent rejoint l’avant-hier du XIXe siècle et du début du XXe. Ces « Fosse Notes », c’est un peu les mémoires de Jean-Noël Crocq qui, arrivé au tout début de l’ère Lieberman, a connu l’arrivée des premières femmes dans l’orchestre, la création de Saint-François d’Assise, le déménagement vers Bastille et les vingt premières années du bâtiment de Carlos Ott, mais a aussi côtoyé des aînés qui avaient vécu l’Occupation. On lit donc dans ces pages le témoignage d’un instrumentiste sur son métier – « Un orchestre est un open space qui assemble quatre-vingt-dix personnes reliées par la même partition et dont le geste musical, dans son expression corporelle et son affect, part du plus intime » –, avec sa constante exigence de perfection (évocation frappante du destin du cor anglais Gaston Maugras, qui fit une tentative de suicide après avoir raté son intervention dans Tristan). On lit aussi l’émotion avec laquelle il décrit ses rapports avec les chefs d’orchestre, l’importance de la relation de confiance (terrible anecdote sur Messiaen qui n’avait pas cru bon d’expliquer ses choix à l’interprète).

C’est donc un volume qui touchera tout amateur de musique, et pas seulement celle que l’on jouait à l’Opéra de Paris. Comme le dit Christian Merlin dans sa préface, on y (re-)découvre que la musique est « le fruit du mélange subtil entre un artisanat modeste, une aspiration à l’excellence et, en dernier ressort, avec ses forces et ses faiblesses, une grande humanité ». Une bonne idée à glisser sous le sapin, donc.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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