Lancé comme au bon vieux temps à grands renforts publicitaires, de teasers, d’interviews de making-off et de séances photos, l’album Verismo d'Anna Netrebko fait l’actualité de cette rentrée musicale. Comment éviter un tel matraquage, rater cette couverture un rien outrancière, ou ignorer cet événement qui ferait presque passer les JO pour une vulgaire fête de quartier ? Impossible.
Quelques années ont suffi pour que la notoriété de Netrebko connaisse une ascension considérable : Traviata, Manon, Elvira d'I Puritani et Donna Anna lui promettaient un grand avenir, mais derrière son soprano lyrique, pulpeux et enveloppant, se cachait un opulent spinto qui n'attendait qu'à éclore. Macbeth, Giovanna d'Arco, Il Trovatore et Manon Lescaut constituent désormais le répertoire de la diva russo-autrichienne dont la voix a gagné en volume et en extension, tout en conservant un timbre chaleureux et un insolent registre aigu. C'est donc à cette métamorphose que l'auditeur est convié avec ce copieux programme vériste, conçu en accord avec le grand chef Antonio Pappano.
Difficile d'en vouloir à la cantatrice qui, à défaut d'aller puiser dans des œuvres peu connues, a préféré se frotter à des standards rarement chantés par la même personne. Car il faut bien retourner au temps de Callas et de Scotto – qui ne se risqua jamais à Turandot !- pour retrouver pareil défi vocal. Les immenses moyens d'Anna Netrebko, la maîtrise avec laquelle elle conduit son instrument large et puissant, au bas medium riche et aux aigus ardents font indiscutablement merveille dans les extraits de Manon Lescaut. Il est en effet rare d'entendre dans ce rôle complexe, une interprète aussi à l'aise sur toute la tessiture et aussi conforme au portrait que l'on attend de cette héroïne aux multiples visages, secondée il est vrai par un chef inspiré, qui réalise pour elle des prodiges de volupté orchestrale avec son orchestre de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia. Une ombre vient cependant ternir ce tableau, celle de Yusif Eyvazov (Des Grieux), dont le timbre engorgé et pâteux compromet la réussite de l'ensemble.
En voulant endosser tous les costumes pucciniens apparemment à sa portée, Anna Netrebko montre tout de même les limites de sa grande voix : peu idiomatique pour traduire la fragilité de Butterfly, jeune geisha abandonnée sitôt mariée "Un bel di vedremo", la cantatrice n'a absolument rien en commun avec la petite esclave Liù, dont les élans passionnés s'apparentent ici davantage à la cuirasse d'une Walkyrie. Enoncé comme un songe inavouable derrière lequel elle se protège, "In questa reggia", porté par la direction fiévreuse de Pappano, est en revanche une belle surprise, l'organe de Netrebko trouvant le juste équilibre entre la vaillance exacerbée et la redoutable féminité de la princesse. Si certaines héroïnes convoquées dans cet album se révèlent satisfaisantes, Tosca en sa prière, Adriana "Io son l’umile ancella" aux longs pianissimi, ou encore Nedda, charmante gourgandine, c'est surtout le théâtre, la caractérisation et avec elle la science du mot et de la coloration qui échappent à ce chant tout en poumon. Maddalena di Coigny, Wally, Gioconda, sont imperturbablement sœurs, sûres et fières, triomphantes, personnages indifférenciés dont les tourments, les douleurs et les passions se ressemblent. A trop vouloir convoquer le souvenir de Maria Callas (la référence ultime) qui, elle, savait traduire le moindre sentiment et construire à la demande un caractère différent pour chaque opéra, Anna Netrebko ne fait qu'étalage d'un instrument plantureux qui s'écoute sans se livrer et dont les incarnations ne s'imposent que partiellement à l'auditeur par leur singularité.
Un disque qui laisse admiratif, certes, mais sur sa faim !
François Lesueur