Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Don Giovanni (1787)
Dramma giocoso in due atti
Livret de Lorenzo Da Ponte d'après Don Giovanni Tenorio di Giovanni Bertati
Création le 29 octobre 1787 au Théâtre National de Prague

Requiem en ré mineur (1791) (Introit, Kyrie, Séquence)
dans l'instrumentation complétée par Franz Xaver Süßmayr

Direction musicale : James Gaffigan
Mise en scène, décors et costumes : Ki­rill Serebrennikov
Décors (co-conception): Olga Pavlyu
Costumes (co-conception): Tat­ia­na Dolmatovskaya
Chorégraphie : Evgeny Kulagin
Co-Chorégraphe : Ivan Estegneev
Dramaturgie : Sophie Jira/Da­niil Orlov
Lumières : Olaf Free­se/Jo­han­nes Scherfling
Vidéo : Il­ya Shagalov

Don Giovanni : Hu­bert Zapiór
Leporello : Tommaso Barea
Donna Anna : Adela Zaharia
Don Ottavio/Tenor : Agus­tín Gómez
Don Elviro : Bru­no de Sá
Zerlina/Sopran : Pen­ny Sofroniadou
Masetto : Phi­lipp Meierhöfer
Commendatore/Bass : Tijl Faveyts
Die junge Frau/Alt : Vir­gin­ie Verrez
Die Seele des Commendatore : Norbert Stöß
Donna Barbara : Var­vara Shmykova
Die alte Frau : Su­san­ne Bredehöft
Die Seele Don Giovannis : Fernando Suels Mendoza
Geister und Gedankenformen : Georgy Kudrenko/Mikhail Poliakov/Ni­ki­ta Elenev

Figurants

Chorsolisten der Komischen Oper Berlin
Chef des Chœurs : Da­vid Cavelius

Or­ches­ter­ der­ Ko­misch­en Oper Berlin

 

Berlin, Komische Oper im Schillertheater, le samedi 3 mai 2025, 19h30

Mozart est abyssal, et dit tout du monde. On peut tout lui faire dire et il résiste, encore et toujours. Mais, paradoxe, si musicalement on a entendu de sublimes interprétations, scéniquement les productions réussies, ou totalement convaincantes sont plus rares, quel que soit le titre. Et bien des immenses metteurs en scène, nous l’avons souvent souligné, se sont perdus avec des échecs cuisants ou polis, ou des productions à tout le moins fortement discutées, Strehler avec Die Zauberflöte à Salzbourg il y a une cinquantaine d’années, Chéreau avec Don Giovanni, toujours à Salzbourg ou même Così fan tutte à Aix, Tcherniakov avec son Don Giovanni aixois (sans parler de son Così fan tutte) et, tandis que Claus Guth avait plutôt réussi l’examen de passage salzbourgeois, encore récemment Romeo Castellucci a suscité de fortes discussions avec son Don Giovanni, toujours à Salzbourg, sans parler des Nozze di Figaro vues par Martin Kušej, ou la « trilogie » Mozart-Da Ponte viennoise confiée à Barrie Kosky qui a globalement déçu.
Dans ce florilège de productions suscitant le doute ou au moins les discussions,
Don Giovanni constitue l’une des pièces de choix : on a peine à trouver dans les dernières décennies une production qui ait marqué l’histoire récente, même au Festival de Salzbourg (Guth excepté, et la dernière saison Castellucci revenu en grâce) considéré pendant longtemps comme la Mecque mozartienne, mais aussi ailleurs, sur toutes les grandes scènes internationales. À penser seulement à Paris, depuis la production Everding à Garnier en 1975, qui n’était pas très bonne on a eu Louis Erlo, Goran Järvefelt, Dominique Pitoiset… et puis est arrivé l’une des seules productions de référence, celle de Michael Haneke en 2006 remplacée malheureusement en 2019 par celle lamentable d’Ivo van Hove, une très mauvaise idée.
Mais à quelque chose malheur est bon. Au vu de la forêt des productions discutables et discutées, le spectateur assidu se mithridatise, et prend tout cela avec distance, en se disant que tout est possible et qu’il ne sert à rien de s’alarmer et se scandaliser parce que, et c’est la seule vérité qui puisse compter, Mozart résiste et l’œuvre s’en sort toujours. Chaque lecture, même la pire, garde sa part de vérité et de force. Leçon de relativisme.
Kirill Serebrennikov termine par
Don Giovanni à la Komische Oper de Berlin une trilogie Mozart-Da Ponte commencée par Così fan tutte en 2023 (en coproduction avec l’Opernhaus Zürich qui l’a présentée en 2018) poursuivie par Le nozze di Figaro en 2024 (coproduction avec De nationale Opera d’Amsterdam qu’on verra en mai 2026). 

Cette production de Don Giovanni est spécifique à la Komische Oper et non coproduite, et elle s’intitule Don Giovanni / Requiem puisqu’elle se conclut par les trois pièces que Mozart a réellement écrites de son Requiem et qui remplacent la scène finale habituelle, où les six personnages restants chantent une sorte de très amer « tout est bien qui finit bien » puisque  le « dissoluto » est « punito ».

Finir par le Requiem à la mémoire de Don Giovanni, c’est évidemment donner du mythe et de l’histoire une tout autre lecture, à la fois complexe et originale, tortueuse et discutable aussi, mais qui a prise sur un public enthousiaste qui fait au spectacle une standing ovation.

À la charge de cette production, pour la comprendre, il vaut mieux se plonger dans les notes d’intention du metteur en scène et dans le programme de salle, téléchargeable du site de la Komische Oper avant d’aller voir le spectacle.
À sa décharge, sans lire les intentions du metteur en scène et en se laissant aller à la simple vision du spectacle, il fonctionne, presque indépendamment de ce que veut nous dire Serebrennikov.

Est-ce à dire que l’entreprise « intellectuelle » est vaine et que le parcours suggéré par Serebrennikov inutile, certes non, mais il y a dans ce spectacle suffisamment d’idées lisibles et claires pour se passer du millefeuille préparatoire à l’examen scénique.
Cela n’empêche pas le critique besogneux ou le spectateur sérieux de commencer par rendre compte d’abord des intentions du metteur en scène.

Le projet de Kirill Serebrennikov

Deux remarques essentielles : Kirill Serebrennikov commence par la fin, par l’enterrement de Don Giovanni et tous ceux qui l’ont entouré viennent le pleurer, embrasser son cadavre avec amour jusqu’à l’évanouissement. Au lieu de la libération traditionnelle que cette mort provoque chez tous les autres, elle pèse sur tous ou plutôt elle les lacère, les désole, les dévaste. En projection, l’électrocardiogramme plat du cadavre.
Mais très vite, au son de l’ouverture, l’électrocardiogramme peu à peu s’anime, et le cadavre revient à la vie.
Il ne s’agit pas d’une quelconque inversion de l’histoire, mais de l’application d’une tradition bouddhiste, chère à Serebrennikov, selon laquelle pendant un certain temps le mort, en attendant son paradis, va revoir sa vie, et la parcourir, à partir des derniers moments, car Don Giovanni est mort à l’hôpital, de maladie. C’est un examen de conscience avant passage dans l’Au-delà.
Pour Serebrennikov, Don Giovanni tourne autour de l’opposition entre la vie et la mort, qui peut être considérée de différentes manières selon les points de vue, y compris ne pas être opposition mais continuité. « La mort au sens propre n'existe donc pas, car elle représente plutôt un changement d'état qu'une fin ».
Alors Don Giovanni se trouve, selon Serebrennikov dans une sorte d’état intermédiaire et toute la trame va entretenir une relation complexe avec le temps, flashbacks et souvenirs, rêves, illusions… Au lieu d’une course à l’abîme, ce qui est l’habitude, ce Don Giovanni est une remontée complexe, une sorte de « course au Ciel » à différents niveaux qui en réalité ne donne pas de continuité à la trame ; mais en réalité la trame originale n’en a pas beaucoup non plus, conçue souvent comme une succession de « stations » plus ou moins fortuites que Don Giovanni traverse en détruisant tout ce qu’il rencontre.

Serebrennikov s’inspire du Livre des morts tibétain qui décrit les tous les étapes intermédiaires et les états de conscience qui suivent le moment de la mort dans la conception bouddhiste avant la renaissance ; Ce livre s’appelle « Bardo Thödol », littéralement « la libération par l'écoute dans les états intermédiaires » et ces états, ces moments s’appellent des « bardos ».
Alors ce que raconte Serebrennikov ce sont les différents « bardos » qui suivent la mort de Don Giovanni : la trame est ainsi redessinée en bardos et elle se présente ainsi (selon les indications du programme de salle)

 

Au premier acte :

  • Bardo de la vie avec l’évocation des souvenirs, Donna Anna, il Commendatore, Don Elviro (dans cette mise en scène, Donna Elvira est un homme, chanté par le sopraniste Bruno De Sà), et puis, dans l’hôpital où se trouve Don Giovanni, Zerlina est infirmière (enceinte), et Masetto lui reproche de trop s’occuper du patient.
  • Bardo des rêves : Don Giovanni tente de séduire Zerlina, mais en est empêché et encerclé par les autres, Don Elviro, Donna Anna, Don Ottavio. Donna Anna reconnaît Don Giovanni (premier rêve)
    Ce dernier a envie de vivre (air du Champagne). Zerlina se réconcilie avec Masetto qui à la vue de Don Giovanni, redevient jaloux (deuxième rêve). Don Giovanni est à la fois attiré par Zerlina, mais pris aussi d’une irrésistible envie de vivre et de s’amuser de ses ennemis, et tout cela devient très confus dans sa tête, tout devient tempêtueux et il commence à réaliser l’approche de la fin (troisième rêve).

 

Au deuxième acte :

  • Bardo des visions : La première vision montre Don Giovanni essayant de tromper la mort en échangeant ses habits avec Leporello. Il tombe amoureux de Donna Barbara, l’amie (et pas la petite amie) de Don Elviro, et oblige Leporello à « s’occuper » d’Elviro, contraint de « jouer le jeu » il s’éloigne avec Don Elviro.
    Deuxième vision : il croise Masetto et le roue de coups, Zerlina le trouve et le console, tout en berçant son bébé né entre premier et deuxième acte (avec une délicieuse ambiguïté pour savoir si elle s’adresse à Masetto ou à son bébé).
    Troisième vision : Leporello est piégé par tous les autres, révèle sa véritable identité et se fait violemment frapper par une Zerlina enragée (rétablissement du duo généralement coupé) : les hommes ne méritent rien d‘autre.
  • Bardo du seuil de la mort :

Premier seuil : Don Elviro constate son propre chagrin et les futurs tourments de Don Giovanni après la mort. De son côté Don Giovanni sur la tombe du commandeur s’en moque et la statue lui parle, Don Giovanni l’invite alors à dîner et elle accepte.
Deuxième seuil : Donna Anna devant la tombe de son père hésite à répondre à l’amour de Don Ottavio.

  • Troisième seuil : Don Giovanni et Leporello organisent un festin avec musique et danse. Don Elviro supplie désespérément et en vain Don Giovanni de se repentir. À la grande surprise de Don Giovanni, le Commandeur apparaît réellement et l'entraîne dans le royaume des morts. Don Giovanni meurt.

 

Requiem :

  • Bardo de la mort (Introït. Kyrie) Instant de la mort.

(Dies Irae) Séparation de la conscience et du corps.

(Tuba Mirum) Vision de la lumière rayonnante.

  • Bardo de la connaissance (Rex Tremendae) Reconnaissance de l'âme.

(Recordare. Confutatis) Apparition des divinités pacifiques et courroucées.

(Lacrimosa) Libération (l’âme de Don Giovanni monte au Ciel)

 Hubert Zapiór (Don Giovanni)

Nous avons reproduit la trame telle qu’elle est restructurée par Kirill Serebrennikov dans le programme de salle : on comprend bien son désir de progresser des souvenirs aux rêves, aux visions, puis au seuil de la mort, faisant du Requiem le drame (la trame ?) de la mort et sa résolution. De la première mort à l’hôpital qui n’en est pas une à la seconde mort qui conduit à la renaissance.
Il est évident que tout cela demande au spectateur une concentration peu commune, notamment dans la manière de constater le décalage entre les souvenirs, les rêves et les visions, d’autant qu’apparaît très vite l’âme du commendatore, qui interrompt l’action pour émettre des leçons morales (l’acteur Norbert Stöß) et à partir du final du premier acte, qui est en quelque sorte la bascule, surgit le double de Don Giovanni, son âme qui est ici un danseur (Fernando Suels Mendoza) et qui sera le centre du Requiem.
Alors effectivement le spectateur devine à partir d’un certain moment le dédoublement de Don Giovanni entre « lui » et « son âme » comme depuis pratiquement le début est effectif le dédoublement du commandeur dont l’âme intervient régulièrement par des inserts « parlés », il constate notamment lors du final du premier et du deuxième acte le décalage et le passage dans des univers différents, y compris d’ailleurs dans le Requiem avec ce Dies Irae en discothèque. Sans aucun doute, ce spectacle construit autour d’une vision théorique et religieuse comme le dit la trame ci-dessus, va bien au-delà par la manière dont il nous parle, parle à notre société, et dont il confirme la plasticité incroyable du mythe de Don Giovanni et du personnage voulu par Mozart. Une fois encore Mozart montre sa puissance explosive et subversive. Don Giovanni est une des rares œuvres du répertoire qui y perd à être représentée « littéralement », tant le personnage dérange structurellement tout ordre constitué.

Nous y reviendrons, mais pour ce projet, la version qui a été essentiellement choisie est celle de Vienne, sans la scène finale « résolutive » où tous les personnages expriment une fausse satisfaction (parce qu’ils sont en fait tous détruits), sans l’air Il mio tesoro coupé à Vienne. En plus est rétabli le duo pratiquement jamais joué entre Zerline et Leporello Per queste tue manine. La suppression de Il mio tesoro fait d’ailleurs l’objet d’une affiche explicative pendant le spectacle où il est dit qu’elle est la conséquence des coupures à la culture du sénat de Berlin, dont la Komische Oper est une des victimes, provoquant rires et tonnerre d’applaudissements dans la salle. Oui à Berlin aussi il y a des politiciens imbéciles.

La production … et sa réception

La production qu’on pourrait croire un peu lourde à la lecture de la trame transformée illustre au contraire totalement l’expression dramma giocoso qui caractérise l’œuvre. Dès le début on rit beaucoup et le jeu entre le rire et le drame est continu, tout comme les correspondances avec notre monde, avec celui de Mozart, avec ce que nous ressentons du personnage de Don Giovanni. Kirill Serebrennikov dit lui-même que le plus grand péché de Don Giovanni, c’est le mensonge, et non sa volonté de séduire tout ce qui bouge (et d’y réussir). En même temps, Serebrennikov suggère que si Don Giovanni séduit, celles/ceux qu’il séduit se laissent séduire, jusqu’à l’y forcer. Dans la scène initiale, ce n’est pas Don Giovanni qui force/contraint/viole Donna Anna, mais c’est elle qui se jette sur lui (à son grand dam – il a des yeux si effrayés, le pauvre homme) sur son lit d‘hôpital. C’est une idée qu’on a vue dans d’autres mises en scène mais qui ici devient une agression si burlesque que le public rit aux éclats. La mise en scène suggère aussi qu’il n’est pas un meurtrier. L’intervention du Commendatore, toujours dans la première scène que Don Giovanni refuse de combattre (là encore c’est une idée qui court d’autres mises en scène) finit par un faux mouvement du père éperdu de colère qui se tue lui-même. Et ce père va immédiatement devenir encombrant : il le sera pour Don Giovanni, en l’occurrence ni responsable ni coupable, mais gêné, il l’est aussi pour Donna Anna, si bien qu’au moment de se débarrasser de son cadavre, les servants ont toutes les peines du monde à le transporter dans une pantomime particulièrement drôle où en premier plan, Ottavio et Anna crient vengeance (Dramma) et en arrière-plan ce corps refuse de rentrer là où l’on veut le faire rentrer dans une scène digne de Ionesco (Amédée ou comment s’en débarrasser) ou des Marx Brothers (giocoso).
Beaucoup ont pensé à l’avance que la substitution de Donna Elvira par Don Elviro, un homme chanté par le sopraniste Bruno De Sà, serait catastrophique ou à tout le moins ridicule et ne fonctionnerait pas. Et c’est tout le contraire qui se passe, d’abord parce que cela fonctionne musicalement grâce à l’excellence du chanteur, mais surtout que cette « substitution » prend sens dans la vision d’un Don Giovanni d’aujourd’hui sans rien bouleverser du mythe. On va encore crier au wokisme, mais la question du polyamour ou des amours non binaires court les colonnes des journaux et fait partie de phénomènes de société qui existent contre lesquels on peut s’insurger ou lutter mais qu’on ne peut nier. Cette substitution prend sens dans une vision de ce que peut être Don Giovanni aujourd’hui et le public berlinois de 2025 l’accueille avec une totale disponibilité, qui ne change strictement rien à la trame, ni à l’amoralité de Don Giovanni et surtout pas à la souffrance d’Elviro.

La relation Don Giovanni-Leporello est peut-être ce qui est le plus original dans la vision de la mise en scène, parce qu’elle marque une opposition plus nette. Selon Serebrennikov, Don Giovanni représente le SI (oui) et Leporello le NO (non), l’un est blond (Don Giovanni), l’autre brun (Leporello) ils sont coiffés de la même manière, et sont donc deux visions antithétiques. Dans la distribution des rôles du programme de salle, Leporello est dit l’ombre de Don Giovanni comme on va le voir plus loin : il ne peut faire autrement que la suivre, mais en version « noire ». Cela commence dès la première scène où Leporello chante son notte e giorno faticar en s’occupant en quelque sorte à reculons du malade Don Giovanni sur son lit d’hôpital.

Toutes les premières scènes « souvenirs » sont conçues comme les souvenirs les plus immédiats des derniers moments de Don Giovanni sur son lit d’hôpital, d’où une Zerlina infirmière, et une petite fête dans le service hospitalier pour fêter Masetto et Zerlina et de ces souvenirs, il apparaît que Don Giovanni est plus entraîné par le désir des autres que par sa propre volonté. Cette mort initiale où tous le pleurent en est l’indice, c’est-à-dire l’indice d’un personnage qui est une projection des fantasmes d’autrui.
C’est en quoi la division en « bardos », souvenirs, rêves, illusions et mort montre qu’une partie de l’histoire habituelle se situe dans un ailleurs sans rien de « tangible » ou réel : aussi bien dans le bardo des « souvenirs », outre la déploration générale, Donna Anna se jette sur lui, Don Elviro le poursuit, et Zerlina enceinte est accusée par Masetto d’en pincer pour ce malade si blond et si jeune. Don Giovanni semble l’objet des autres, du moins tel qu’il apparaît au spectateur en ce début de premier acte.
Les costumes, conçus aussi par Serebrennikov, oscillent entre des variations sur des costumes contemporains et d’autres asiatisants avec d’étrange chapeaux de type « quaker », c’est le cas du chanteur qui chante le commendatore, mais pas du tout son âme, un acteur au style plutôt un peu « travailleur popu ». C’est dire que Serebrennikov joue sur tous les tableaux et toutes les ambiguïtés.

Ainsi, et c’est peut-être un choix erroné de ma part, entre les explications du metteur en scène dans ce programme de salle qui semble un didacticiel, un guide dans les méandres de la pensée qui préside à la mise en scène, et ce que nous voyons sur scène, et ce que à quoi ces scènes nous renvoient, il nous semble préférable de nous laisser aller à nos gamberges de spectateur, à ce que le spectacle dit peut-être malgré lui. Serebrennikov croit pro(im)poser des rails, et nous voyons dans ce spectacle des pistes sablonneuses, larges, ouvertes, quelquefois confuses, quelquefois verglassées et glissantes, mais toujours fascinantes, en une sorte d’explosion des dimensions habituelles. En ce sens, il rend à Mozart ce qui appartient à Mozart, une extraordinaire liberté de pensée qu’on oublie souvent.

Un spectacle qui fonctionne sans l’aide des explications de Serebrennikov

Ce début, où tous baisent un cadavre dans un cercueil qui est parallélépipède de bois qui ressemble par le style à ces caissons de bois qui marquent le décor, est une scène de déploration, une sorte de Dormition de Don Giovanni, marquée par l’électrocardiogramme plat qui court en projection, et puis subitement, dès que la musique commence, particulièrement marquée et forte, un signe de vie apparaît sur cet électro, qui augmente et devient régulier, bientôt suivi d’un réveil de Don Giovanni, difficilement extrait de son cercueil, pour être remis sur son lit d’hôpital. Voilà qui apparaît comme une résurrection, en terme judéo-chrétiens plus que bouddhistes. Le spectateur non lecteur du « Bardo Thödol » (Livre des morts tibétain) pense immédiatement à la résurrection et on s’attend alors à une sorte de « seconde » vie de Don Giovanni, récupéré par le Ciel pour des raisons impénétrables, comme toutes les voies du seigneur.

Dispositif (Début deuxième acte)

Du même coup je me suis mis à méditer sur le décor, et ces « caissons » juxtaposés, qu’on manie à plaisir, à l’intérieur desquelles se placent la plupart des scènes, tout comme l’explosion des dimensions, au moment de la mort de Don Giovanni (celle habituelle après la rencontre avec la statue du commandeur) qui meurt non en chutant en enfer, mais en tournoyant dans les airs (scène d’une puissance visuelle incontestable), et à celle, finale du Requiem, le lacrymosa, où il monte au Ciel, marchant sur un chemin vertical, là encore, une réalisation visuelle étonnante, mais pas si neuve tant elle rappelle les jeux sur les dimensions d’un Luca Ronconi, le maître du théâtre multidimensionnel, dans sa production de Lodoiska (Scala 1991) ou du Conte du Tsar Saltan (1988) (Reggio Emilia et Scala)– les vieux spectateurs dont je suis en témoignent.
Au-delà de cet aspect techniquement virtuose, ces caisses de bois aux bords soulignés par des rais de lumière m’ont fait aussi penser à ces icônes, qui en leur centre présentent une scène céleste, et tout autour des épisodes de vie terrestre, essentiellement des évangiles, des scènes juxtaposées composant une histoire ou une vie de saint. Un procédé qu’avait utilisé jadis (1979) le metteur en scène russe Youri Lioubimov dans son Boris Godunov à la Scala. À la Scala c’était explicite, clairement affiché, c’est ici plus suggéré, mais c’est le même principe.

 Hubert Zapiór (Don Giovanni), Penny Sofroniadou (Zerlina)

Alors muni de ces souvenirs divers, je me suis laissé prendre par l’idée d’une sorte de vie de saint, d’un étrange saint, Saint Don Giovanni.
Il y a en effet quelque chose de parabolique dans ce parcours, dans cette succession d’accidents traversés par le personnage qui joue avec le monde qui le poursuit et avec la mort qui l’attend, mais en aucun cas avec l’idée d’un « rachat » ou d’un quelconque moralisme, bien plutôt une volonté de vivre libre revendiquée quand tous les autres veulent l’enfermer dans des règles, des carcans sociaux, et au fond, dans leurs propres prisons.
Alors effectivement ce spectacle est échevelé, avec des moments très justes, d’autres un peu excessifs, on dirait too much donnant l’impression que trop d’idées tuent l’idée, mais qui reste d’un bout à l’autre étonnamment jeune, explosif, haletant, en quelque sorte don giovannesque. Et c’est bien là pour moi l’essentiel : bouddhisme ou pas bouddhisme, excès ou pas, il y a dans ce spectacle une vérité du personnage sans qu’il n’y ait jamais contresens ou contradiction.
Par exemple, cette scène initiale où tous sont éplorés, devant le cercueil annonce évidemment le requiem final, qui est, ne l’oublions pas, une prière pour le repos de l’âme des défunts, pour qu’elle soit accueillie au sein du Ciel. La logique entre début et fin du spectacle est pleinement affirmée et ce qu’il y a entre les deux moments, c’est-à-dire l’opéra, est une sorte de parcours de retrouvailles avec l’existence passée (selon le Livre des morts tibétain), mais aussi une sorte de parcours dans le monde qui fait de Don Giovanni un homme-objet assoiffé de vie, mais aussi manié par le monde et les autres.
Dans ce parcours, des personnages se singularisent et d’autres restent ce qu’ils ont toujours été : Donna Anna garde l’ambiguïté qu’elle a toujours : on posera toujours la question de son rapport à Don Giovanni dans les obstacles qu’elle met à la consolidation de sa relation à Don Ottavio. Ce dernier reste un peu aussi le personnage habituel un peu pâle et transparent que la suppression de son second air Il mio tesoro intanto renforce. Masetto est aussi un peu ridiculisé comme de coutume et manœuvré par Zerlina, notamment dans son air du deuxième acte où elle s’adresse plus au bébé à peine né qu’à lui, comme s’il était lui-même une sorte d’enfant à manœuvrer. Et justement Zerlina, interprété par Penny Sofroniadou est bien plus affirmée : le fait qu’elle se laisse séduire ou qu’elle attende d’être séduite par Don Giovanni alors qu’elle est enceinte et qu’eux deux en jouent est aussi peut-être un jeu des illusions en version bouddhiste, mais en version théâtrale en dit bien plus long sur le caractère décidé de Zerline enceinte qui se laisse aller dans ses bras. De même le rétablissement du duo avec Leporello est la version symétrique de celui de Don Giovanni et Masetto où ce dernier est maltraité, c’est elle qui maltraite Leporello, et qui montre sa domination. Et du même coup ce duo Per queste tue manine la plupart du temps supprimé acquiert une valence particulièrement importante et plus large sur la relation femmes-hommes.

Enfin last but not least, Elviro, évidemment beaucoup discuté dans les chaumières, puisqu’à la place de Donna Elvira, on a un Don Elviro, qui est signe que Don Giovanni fait don ce son corps à tout le genre humain. Le personnage a quelque chose de plus désespéré en version mâle, amant-époux délaissé là où il voyait sans doute Don Giovanni comme un port d’attache définitif, et qui reste seul, dans une désespérance fondamentale, doublement trahi par un Don Giovanni qui ne s’en embarrasse pas, et qui au deuxième acte séduit son amie (dans l’original, c’est la servante d’Elvira), et le livre à un Leporello particulièrement rétif à s’occuper de cet Elviro, dans une scène où l’échange d’habits entre Leporello et Don Giovanni est plus accompli que dans d’autres productions faisant apparaître un jeu de corps exposés en pleine force. Serebrennikov affirme « Leporello déteste tout ce que Don Giovanni fait et subit, il rejette tout et nie tout. » Cette scène lui donne donc une occasion supplémentaire de haïr son maître qui le jette dans les bras d’Elviro, dont il n’a pas forcément envie et en même temps, il se contraint à « jouer le jeu » dans la mesure où selon Serebrennikov, et nous le suivons dans cette affirmation, dans Don Giovanni, tout le monde ment.
Ainsi ce spectacle est-il la conscience de Don Giovanni, celle qui revoit ou rêve sa vie dans ce moment intermédiaire entre la vie et la mort, et donc toujours selon Serebrennikov, tous les personnages se valent, comme tous ces gens en deuil devant son cercueil dont on n’est pas capable de voir le visage ou l’identité. Et dans cette perspective, la liste des personnages établie par Serebrennikov dans le programme est-elle éclairante : Don Giovanni est « L’homme » (on pense à ecce homo), Leporello « son ombre », Donna Anna est qualifiée de Furie, comme les déesses de la vengeance dans l’antiquité romaine, Zerlina de « guérisseuse » etc… On constate que Serbrennikov essaie de projeter le drame dans une sorte de monde parabolique, plus ou moins magique ou mythique, où les personnages sont des « attitudes ». Elviro est par exemple « le cœur brisé », c’est-à-dire le mal aimé. Nous avons donc des figures qui semblent tourner dans le théâtre mental de « l’homme », de Don Giovanni vécu lui aussi comme figure générique.

Hubert Zapiór (Don Giovanni) allant vers son âme

Don Giovanni se transforme aussi, au fur et à mesure qu’apparaît son double dansant, son âme, comme le survolant dans une autre dimension, large chapeau, cape noire, yeux maquillés et lunette noire à un seul verre, l’autre œil comme écarté par un blépharostat : on le croirait sorti d’Orange mécanique. Il est possible que le cinéaste qu’est Serebrennikov ait aussi voulu établir quelques ponts entre la saga d’Alex le violent qu’on essaie de neutraliser et celle de Don Giovanni le violeur, avec cette notable différence que son Don Giovanni ne tue pas, n’use de violence que de manière occasionnelle, et reste obsédé par une mort du commandeur qu’il n'a ni voulu, ni provoqué, mais dont il se sent responsable et coupable.
Les fêtes sont traitées aussi bien au premier qu’au deuxième acte comme des sortes de Sabbat, avec squelettes et danses macabres, avec jeux érotiques projetés ou dans le requiem, comme une discothèque illustrant le Dies irae, et tout cela nous place toujours aux frontières entre réel et fantasme (c’est normal nous sommes dans les méandres d’une conscience) avec une multiplication d’idées qui restent quelquefois cryptiques, comme de vêtir les maschere (Ottavio et Elviro) pendant la fête finale du premier acte de tabliers de francs-maçons. Allusion aux relations de Mozart à la franc-maçonnerie ? D’autres idées sont belles comme l’usage du miroir qui associe en fait l’ensemble de l’humanité, ou la plus traditionnelle course à l’abîme qui se termine dans le Requiem où Don Giovanni à l’appétit barbare (che barbaro appetito dirait Leporello) mange de manière animale, comme un hymne irréductible à la vie. De même la présence permanente de rires et du giocoso non seulement souligne la nature de l’œuvre dramma giocoso, mais surtout souligne l’humanité dans son côté très terrestre. Ainsi de Don Giovanni hissé du cercueil au lit d’hôpital quand il se réveille, et dans son lit d’hôpital saisi d’une monstrueuse érection à la pensée de Zerlina (et de tous les autres). Alors entre les rêves, les illusions et la mort, l’âme du Commandeur, l’acteur Norbert Stöß à l’allure d’un routier sympa qui ratiocine et qui essaie d’amener Don Giovanni à meilleure vie plus raisonnable, citant le Livre des morts tibétain, qui tranche avec le chanteur Tijl Faveyts et son allure très digne et plus « traditionnelle » quand il chante, coincé dans la tour centrale étroite qui servira pour la montée céleste de Don Giovanni comme si entre l’apparence « terrestre » et l’âme il y avait quelque différence, voire quelque béance.
Ainsi, la mise en scène tient en haleine et fourmille d’idées et de personnages complémentaires, comme cette Donna Barbara amie de Don Elviro que Don Giovanni va séduire, mais aussi une jeune femme, une vieille femme, L’enfant, des esprits, des formes de pensée et tout cela fait incontestable spectacle, et un spectacle qui laisse pantois par sa vivacité, sa virtuosité et l’impression d’avoir une vision forte et neuve de l’œuvre de Mozart, une vision véritable d’opéra des opéras.
Le Requiem est conçu évidemment d’une manière différente puisque là encore non seulement on entre dans une autre dimension dramatique, mais aussi musicale : les solistes sont aussi spectateurs-chanteurs, et le chœur est mêlé à une chorégraphie dont l’acteur essentiel est l’âme de Don Giovanni, le danseur Fernando Suels Mendoza, un Don Giovanni un peu vieilli, comme déjà passé de l’autre côté : succession d’images impressionnantes – nous avons déjà parlé du Dies Irae en discothèque – et d’un Don Giovanni dont la dernière image, la montée verticale est évidemment le clou et qui est une image à l’opposé de notre vision habituelle : à la chute fait place l’ascension, qui est presque une aspiration vers le ciel, comme si toutes les folies vues précédemment n’étaient que projections, irréalités, expiations en quelque sorte, jusqu’à l’évidence du vide : alors on comprend pourquoi mourant Don Giovanni tourne dans les airs, il tourne à vide ; tout cela pour rien et pour mourir. La mort, c’est la seule vérité.
Au total un spectacle complexe, accompli, encore plus impressionnant dans sa deuxième partie que dans sa première et qui n’a pas un moment de répit. Tout bouge et tout tourne en tous sens, donnant vraiment de cette histoire pourtant archi connue et rebattue son sens multidimensionnel, vie/mort, amour/haine, en-deçà/au-delà, Terre/Ciel etc… L’image de la conscience de Don Giovanni, en éveil dans ce long tunnel intermédiaire où l’âme du commandeur ne cesse de l’avertir, est une image désordonnée, vitale, immédiate et sans jamais de projection, elle est elle-même et son contraire (Leporello), à la fois le SI et le NO, sorte de Janus bi-face qui est un topos de l’œuvre, mais qui n’a jamais aussi bien été montré ou démontré.

Les voix

Pour une mise en scène aussi particulière et aussi électrique, il fallait une équipe qui se livre totalement, et c’est le cas. Nous l’avons vu, il y a des personnages plutôt « traditionnels », d’autres totalement en dehors des habitudes.
Dans les traditionnels, Masetto, correctement chanté par le pilier de la troupe de la Komische Oper qu’est Philipp Meierhöfer, pas forcément au maximum de ses possibilités mais qui tient bien le (maigre) rôle que la mise en scène lui demande, on compte aussi Don Ottavio, Agustín Gómez, au chant élégant mais peu personnel, à qui en plus est coupé le second air, plus spectaculaire. Le Commendatore de Tijl Faveyts, comme Meierhöfer membre de la troupe est assez impressionnant d’autant plus dans ce rôle fixe que la mise en scène lui donne, comme enfermé dans un costume vaguement asiatique, on pense là encore vaguement à un juge chinois. Tous ces personnages sont « accessoires » d’une certaine manière car tout est concentré autour de Don Giovanni, Leporello, Donna Anna, Don Elviro et Zerlina.
Nous avons souligné combien la Zerlina de Penny Sofroniadou était particulièrement profilée. Elle aussi membre de la troupe, excellente et si « plastique » de la Komische Oper, elle dessine une Zerlina aux contours forts, très marqués, un vrai caractère avec un jeu très déluré et une voix très affirmée, loin d’une sorte de soubrette, mais vrai personnage qui sait user de couleurs dans l’interprétation, sachant manier l’ironie, en contrôlant le volume, et à ce titre, son duo avec Leporello est totalement dominé, voire bluffant ainsi que le duo La ci darem la mano où elle se montre très présente, voire puissante.

Bruno De Sà (Elviro) et deriière Tommaso Barea (Leporello) (Début deuxième acte)

Bruno De Sà est Elviro, et il prend tout le monde à revers tant son interprétation est accomplie à tous les niveaux. Il est le seul à garder son costume masculin pour toute la représentation là où tous en changent, et à affirmer un personnage de mal aimé, désespéré et totalement éperdu. Une très grande incarnation. Vocalement, la voix ne manque pas de corps, ni de volume, ni surtout de toutes les qualités d’une Elvira, les clairs-obscurs, la légère hystérie, le tout marqué par des aigus parfaitement en place et maîtrisés et des agilités sans reproche. C’est une prestation en tous points exemplaire que cette première incursion d’un sopraniste sur les terres inconnues d’un répertoire consacré sinon sacré. Cette authentique voix de soprano fait exploser la salle qui le salue d’une énorme ovation méritée parce que Bruno De Sà, en dehors de ses qualités vocales, montre une incroyable présence scénique au point que pour le spectateur, cet Elviro entre très vite dans la normalité de la représentation sans autre forme de procès.

Adela Zaharia (Donna Anna), Agustín Gómez (Don Ottavio)

Donna Anna dans la distribution des rôles est appelée « Furie » et Adela Zaharia donne effectivement à son personnage des allures de furie, avec une voix d’une puissance qui domine très largement le plateau, sans le déséquilibrer toutefois, tant elle entre dans le profil voulu par la mise en scène, dès le premier moment où elle se jette sur ce pauvre Don Giovanni qui n’en peut mais sur son lit d’hôpital. C’est une Donna Anna de grand relief, avec une étendue vocale flatteuse (un or sai che l’onore puissant, très ressenti, très volontaire) et un non mi dir qui fait voir aussi résolution et délicatesse, avec d’impeccables agilités et un vrai sens des nuances et des couleurs. Voilà une Donna Anna de grand niveau, digne des scènes internationales : elles sont suffisamment rares sur le marché pour pouvoir le souligner quand on en trouve une enfin à la hauteur.
Aussi bien Tommaso Barea (Leporello) que Hubert Zapiór (Don Giovanni) sont d’excellents chanteurs, jeunes, pleins d’énergie et totalement engagés dans la mise en scène : ils sont le Ying et le Yang de la mise en scène, le blond Zapiór et le brun Barea, l’homme et son ombre, le positif (Si) et le négatif (No). Tommaso Barea est en troupe à la Deutsche Oper voisine et son Leporello est tout à fait étourdissant d’énergie, de force vocale, de santé. Sa voix est plus noire et plus puissante peut-être que celle de Zapiór, c’est moins un styliste qu’une force qui va, sachant parfaitement travailler sur les couleurs des mots (il est vénitien) selon leur sens ou leur double sens. Il compose un Leporello un peu plus « sauvage » que de coutume, moins poltron, plus assuré, même face à tous les autres au deuxième acte, et même dans les scènes finales avec Don Giovanni et le commandeur. Il y a dans cette approche beaucoup de cran, beaucoup de relief, une grande vigueur et une belle personnalité. Sans nul doute un chanteur à suivre avec attention.

Nous avions remarqué Hubert Zapiór qui est en troupe à la Komische Oper il y a quelques semaines dans Marcello de La Bohème de Puccini tant les qualités intrinsèques de la voix émergeaient, phrasé magnifique, belle projection et timbre particulièrement velouté. On retrouve ces qualités dans ce Don Giovanni très juvénile, incroyable d’agilité scénique, qui nous gratifie d’acrobaties physiques étonnantes (il réussit à chanter à la fin tout en tournant dans les airs). Le timbre est séduisant, c’est un chanteur qui sait phraser, avec une diction impeccable de clarté. La voix manque un peu de puissance pour le personnage mais dans cette salle aux dimensions plus intimes (900 places) ce n’est pas si gênant et dans cette mise en scène, par rapport au Leporello plus noir de Tommaso Barea, il forme un contraste riche. Il est particulièrement expressif, avec des expressions de visage étonnantes, totalement engagé dans la mise en scène avec un chant viril ne se départit jamais d’une véritable élégance. Voilà un chanteur styliste qui devrait continuer de pratiquer Mozart où il est vraiment remarquable.

 

On retrouve le chœur rompu à toutes les mises en scènes les plus étonnantes de la maison, toujours dirigé par David Cavelius, à la fois puissant dans la scène finale de Don Giovanni et plein de relief et de grandeur dans le Requiem où il s’affirme fortement, avec les quatre solistes que sont Tijl Faveyts (Basse) Agustín Gómez (ténor), Penny Sofroniadou (Soprano) et Virginie Verrez (Alto) qui est aussi la « jeune femme » dans Don Giovanni. Le son d’ensemble est ici assez impressionnant et montre la plasticité de cet ensemble.

 

La direction musicale

Dans un projet aussi explosif et déjouant toutes les attentes, qu’on n’attende pas de l’orchestre de la Komische Oper une version baroque : le son est celui traditionnel d’un orchestre moderne… Je dirais même plus, une version aux couleurs agressivement d’aujourd’hui sans aucun souci de reconstitution historique. Et la direction de James Gaffigan souligne et accentue cette explosion d’un son qui s’affiche envahissant et particulièrement fort dans l’écrin relativement réduit du Schillertheater, au point de relativiser (sans les écraser) les voix qui pour la plupart ne sont pas des voix d’une puissance marquée, si on excepte peut-être Adela Zaharia (Donna Anna) dont la voix n’a aucune difficulté à dominer le flot orchestral.

L’explosion, on la sent presque tellurique dès le premier accord de l’ouverture, et cette énergie, cette force accompagnera la production jusqu’à la fin.
Dans la perspective de cette vision, le choix musical de James Gaffigan m’est apparu en pleine cohérence avec le choix scénique. Ce choix d’un orchestre qui s’impose accompagne avec nervosité et relief toute l’action dont nous avons souligné la vivacité, l’ardeur, le côté haletant et juvénile. Il ne faut pas s’attendre non plus à des subtils raffinements ou à des mignardises mozarto-mielleuses. Ici c’est la force qui va, c’est l’entrainement, c’est d’une certaine manière le tonnerre et il n’y pas de contresens : au contraire, on est dans la Gesamtkunstwerk, c’est-à-dire un travail visiblement concerté entre chef et metteur en scène qui produit une sorte de tremblement de terre à tous les étages. Du point de vue de mes goûts, je n’ai pas de préférence entre interprétation baroque ou sur instruments modernes, pourvu que le plateau réponde en cohérence, et d’un autre côté je ne suis pas habituellement particulièrement enthousiaste de James Gaffigan. Mais on doit constater ici la grande réussite de l’ensemble : cette direction-là avec son énergie, son volume, ses excès aussi et quelquefois son élévation convient à l’entreprise ; le Requiem est calibré en fonction de l’opéra et c’est là encore parfaitement en place, sans rupture de style ni de tempo. Ainsi la direction musicale ne trahit pas la mise en scène mais bien au contraire la renforce. C’est dans la nature du chef d’opéra de regarder ce qu’il a sur le plateau pour s’adapter et pour trouver le ton juste qui accompagnera les visions scéniques. Et James Gaffigan est ici parfaitement juste.

 

Au total un spectacle paradoxal, critiquable, aux choix radicaux et à l’irrésistible fascination parce qu’au-delà des déclarations d’intention, des passages par le bouddhisme ou même par ses relents chrétiens (la parabole de Saint Don Giovanni) avec cette vision du martyr des plaisirs où l’Enfer semble bien être les autres, Kirill Serebrennikov est au cœur de l’abîme que représente Don Giovanni, dont on n’a jamais fini de tirer les ficelles : il lui suffit de nous faire comprendre combien Mozart et Da Ponte vont ici bien au-delà de la Liberté et des limites de l’humain pour nous servir une mythologie qui plus de deux siècles après la création, réussit encore à étonner. C’est pourquoi je voudrais terminer avec les paroles de Markus Hinterhäuser, intendant du festival de Salzbourg lors de notre rencontre en août 2023 :

« Mais avec Mozart, tout est permis. Avec Mozart, tout est possible : il faut de l'honnêteté, de l'intelligence et un certain degré de réflexion. Mozart est tellement plus grand que le côté petit bourgeois de sa réception ! Mozart permet tout, tout, il s'ouvre à tout, à tout, même à l'obscurité, au côté sombre, à tout ce qui nous dérange. »

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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