Richard Wagner (1813–1883)
Das Rheingold (1869)
Prologue en quatre tableaux du Festival scénique « Der Ring des Nibelungen » 
Livret du compositeur
Créé le 22 septembre 1869 au Königlichen-Hof und Nationaltheater de Munich.

Direction musicale | Gianluca Capuano
Mise en scène & Décors | Davide Livermore
Costumes | Gianluca Falaschi
Lumières | Antonio Castro
Vidéos | D‑Wok
Décors | Eleonora Peronetti
Décors | Paolo Gep Cucco
Assistant à la mise en scène | Diego Mingolla
Assistant à la direction musicale | Benedikt Sauer
Assistante aux costumes | Anna Missaglia
Chef de chant | Aurelio Scotto
Musicologue | Kai Hinrich Müller

Wotan | Christopher Purves
Donner | Kartal Karagedik
Froh | Omer Kobiljak
Loge | Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Fasolt | David Soar
Fafner | Wilhelm Schwinghammer
Alberich | Péter Kálmán
Mime | Michael Laurenz
Fricka | Deniz Uzun
Freia, Woglinde | Mélissa Petit
Erda | Ekaterina Semenchuk
Wellgunde | Kayleigh Decker
Flosshilde | Alexandra Kadurina

Les Musiciens du Prince – Monaco

Monte-Carlo, Salle Garnier, mardi 24 février 2025, 20h

Double surprise à Monte-Carlo, d’abord celle de monter un Ring, qui pour un théâtre est une entreprise lourde, engageante, dans laquelle peu d’institutions osent se lancer ; a fortiori le monter dans un théâtre à la capacité réduite (500 places) qui a peu de tradition wagnérienne, même si Jean-Louis Grinda avait produit en 2013 un Rheingold singulier au Grimaldi Forum. 

Mais on ose bien plus à Monte-Carlo, et c’est la seconde surprise, puisque c’est l’orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco, orchestre d’instruments d’époque, habitué à jouer du répertoire baroque qui est en fosse pour une exécution « HIP », historiquement informée, la première exécution scénique moderne du Ring sur instruments anciens.  L’autre entreprise de ce type est conduite par Kent Nagano et fait le tour des grandes salles de concert d’Europe, mais en version concertante. Le prochain épisode en est Siegfried dont la première aura lieu à Prague. Et elle fait aussi courir bien des foules.
À Monte-Carlo, le projet est conduit par le chef Gianluca Capuano, qui lors de la longue interview qu’il nous avait accordée, nous avait confié son amour pour Wagner. Le voilà donc à l’œuvre, avec la première marche gravie et avec quelle réussite ! Nous sommes là conviés à une exécution pleine de couleurs nouvelles, d’énergie juvénile, d’enthousiasme de musiciens qui n’avaient jamais touché à Wagner si bien que c’est une quasi redécouverte. La distribution dans son ensemble est remarquable, à une exception près sur laquelle nous reviendrons et le tableau s’obscurcit un peu plus à l’évocation de la mise en scène de Davide Livermore, dont la médiocrité se pare de mille couleurs et d’une technicité maîtrisée à la vidéo, mais qui ne nous dit rien de l’œuvre, là encore nous y reviendrons. 

Mais c’est un bien autre pari qui a été vaincu ici : faire entendre un Wagner neuf, plein de curiosités esthétiques, plein de voies inexplorées et proprement jamais entendues, ce qui en ces temps de Ring milanais, parisien ou bruxellois, qui n’ont pas l’air de décoiffer beaucoup le landerneau musical, oriente la focale sur la musique et ses effets inattendus et incroyables. Voilà qui a provoqué un immense enthousiasme. Un rendu impressionnant, inoubliable.

 

La production

Le problème avec le Ring, c’est qu’on ne peut faire l’économie de la mise en scène, et que le choix de Davide Livermore pour ce projet au long cours d’un très grand intérêt musical est de nature à peser sur l’ensemble, alors que la nouveauté de la musique et l’intelligence de l’approche sont telles qu’elles mériteraient d’être accompagnées scéniquement d’un projet digne de ce nom. Et il ne s’agit pas d’opposer une énième fois « mise en scène moderne » ou « traditionnelle » comme si les deux s’opposaient. Si je ne m’abuse, l’opposé de moderne est « ancien » et l’antonyme de « traditionnel » est plutôt « novateur ». Les mises en scène traditionnelles, dans la mesure où elles sont créées aujourd’hui sont tout aussi modernes que les autres. Il s’agissait simplement d’accompagner cette expérience unique d’un orchestre sur instruments d’époques dans une production scénique du Ring, d’une simple mise en scène qui ne soit pas un défilé digne de fête foraine, d’images vidéo sur un mur de LED multicolore qui en deviennent insupportables à force d’excès et qui vous détournent du drame.

Si encore Livermore avait utilisé l’impressionnante technique développée par D‑Wok, ce mur de LED qu’il utilise à plaisir partout où il passe, rarement supportable (Giulio Cesare, à Monte-Carlo) et le plus souvent insupportable (Elisabetta, regina d’Inghilterra à Pesaro et Palerme), au simple service de l’histoire et pour une fois, de la fable ou du conte.
Il y a suffisamment d’élément fabuleux dans Das Rheingold, dragon, grenouille, géants, nixes, et arc en ciel etc… pour en faire des images qui fassent rêver, pourquoi pas, et qui n’écrasent pas par leur prétention, leur excès, et leur décalage ce qu’on est en train d’écouter.
Le malheur, c’est que Livermore croit avoir des idées et qu’elles sont en général sans intérêt pour l’histoire et filandreuses. Je mets au défi quiconque d’expliquer ce qu’en tant que spectateur il a appris de plus sur le Prologue du Ring et sur le sens de l’histoire dans ce fatras imposé.
La grande maîtrise technique du projet peut fasciner pendant quelques minutes, et certaines images sont impressionnantes, nous allons y revenir, mais dans l’ensemble c’est un coup d’épée dans l’eau (du Rhin).
L’idée d’un enfant qui joue avec son imagination, et qui écrit (en allemand…) le mot « Spiel », pouvait être intéressante si on faisait entrer cette histoire dans un immense jeu vidéo à la Tolkien, si le produit de l’imagination de l’enfant nous disait quelque chose de la fable et l’ambiguïté du mot Spiel en allemand (jeu d’enfant ou jeu de cartes, mais aussi pièce de théâtre, mais aussi jeu d’acteur) pouvait être un bon tremplin. Que le papier sur lequel il écrit se transforme en avion, un DC3 des grandes années, l’avion de transport de la seconde guerre mondiale qui a été le plus construit de toute l’histoire de l’aviation, et le plus robuste aussi, un avion de légende qui s’abîme dans les profondeurs de ce qui faut bien appeler le Rhin, pour faire ensuite le décor des quatre tableaux, pourquoi pas ? Après tout un avion de légende qui transporte des Dieux de légende, ça peut se comprendre… Que cette scène se renouvelle à chaque changement de tableau comme si elle sortait à chaque fois ex-nihilo de l’imaginaire de l’enfant, sans lien avec un avant et un après, laissant entendre une autonomie des scènes entre elles c’est déjà un gauchissement parce que la musique quant à elle ne s’interrompt jamais et nous indique au contraire un fil continu. Et que cette scène paraît-il renvoie à un trésor nazi enfoui dans une épave d’avion comme les histoires nombreuses de l’or nazi perdu dans des naufrages ou des accidents ferroviaires est totalement ridicule et plaqué, sinon pour justifier les costumes années 30 ou 40 et les vidéos de défilés nazis quand l’or est ramené par Alberich en surface. D’ailleurs, un DC3 nazi, c’est un oxymore, non ?

Faire de cet avion accidenté (décor de Eleonora Peronetti) une épave pour survivants (cela rappelle l’aventure dans les Andes de ces survivants d’un vol uruguayen en 1972 amenés à l’anthropophagie) pouvait mener à quelque chose : des dieux survivants cherchant un Walhalla possible… mais on ne va pas jusque-là à moins que ce Walhalla ne soit l’avion lui-même, destin inattendu pour un DC3 accidenté appelé aussi Douglas C47… Il en aura donc connu de toutes les couleurs (de l’arc en ciel comme il se doit dans ce contexte)…
Alors, les images initiales d’un fond du Rhin avec des filles nageant entre deux ou trois eaux, même si cela a déjà été fait (et sans écran LED) par Peter Hall à Bayreuth en… 1983 et par d’autres, restent impressionnantes et dans le ton de l’œuvre, de même que des filles du Rhin en costumes de revue de cabaret (les p’tites femmes du Rhin ?), des costumes d’ailleurs bien faits par Gianluca Falaschi, l’un des grands du costume de théâtre aujourd’hui, cela peut avoir du sens, légèreté, insouciance, rêve, merveilleux.

Kartal Karagedik (Donner)

De même à la fin celle de Donner lançant la foudre avec ses Heda ! Heda ! Hedo ! Zu mir, du Gedüft ! est particulièrement réussie et fait simplement regretter que les images n’aient pas eu plus de lien organique avec le texte, au lieu d’avoir un lien avec les (non)idées de Livermore.
En revanche, que nous disent ces défilés d’armées nazies et fascistes (nous l’avons évoqué plus haut) au moment où Alberich fait porter l’or des profondeurs qu’il doit livrer à Wotan ? Qu’Alberich est un dictateur fasciste ? Il eût fallu alors le dessiner ainsi lorsqu’il dominait son frère Mime et le monde de Nibelheim, avec plus de précision.

Pétér Kálmán (Alberich avec Tarnhelm) et Michael Laurenz (Mime)

Et l’idée de lier Wagner au nazisme est tellement éculée, tellement rebattue qu’on se demande si Livermore est allé au-delà d’un Wagner de bandes dessinées ou de Wagner pour les nuls.
Comme Livermore se prend désespérément pour un « moderne », il n’y a pas de dragon, ni de grenouille, laissant au mur de LED des effets supposés métaphoriques : en somme il y a pléthore d’images, mais sans imagerie véritable. Si cet enfant s’amuse avec son avion de papier et en imagine des vertes et des pas mûres, si c’est son imaginaire que Livermore est supposé nous transmettre (puisque l’enfant apparaît aussi accompagner Wotan (un des nombreux enfants de Wotan semés à tout vent) comme sans doute un succédané de l’âme de Wotan (tel père, tel fils) tout cela ne va pas trop loin non plus parce que ce n’est pas exploité. Mais Das Rheingold n’est pas seulement une affaire d’image, c’est aussi et surtout une affaire de théâtre, avec une importance donnée à la conversation, aux scènes de famille, comme l’ont montré Castorf à Bayreuth, mais aussi Homoki à Zurich (théâtre d’appartement…) ou même Schwarz à Bayreuth, sans parler de Tcherniakov à Berlin. Conversation cela veut dire des mouvements, un naturel dans les rapports entre les personnages, un certain rythme scénique. Or, il y a de longs tunnels sans mouvements notables, fixes. Des mouvements chorégraphiques de personnages étendus aux pieds de l’épave au début, des mouvements inutiles de serviteurs qui apparaissent et disparaissent, mais de vrais mouvements qui accompagnent les discussions pourtant essentielles, bien peu et laissées au soin et à l’initiative de ceux qui sont de vrais chanteurs-acteurs, comme Wolfgang Ablinger Sperrhacke, qui par le timbre, le ton, l’émission, fait du texte et des mouvements qui vont avec de vrais moments de théâtre, ou l’Alberich furieux et sauvage de Péter Kálmán, et bien sûr de l’apparition d’Erda, une Ekaterina Semenchuk royale qui fait de ce bref moment l’un des seuls moments de théâtre, de vrai théâtre de toute la soirée.

Christopher Purves (Wotan)

Christopher Purves en Wotan reste désespérément transparent, inexistant scéniquement au point de disparaître complètement face au Loge de Ablinger Sperrhacke. Où est le pétillant Falstaff engagé qu’il était avec Kosky ? Ici, il a bien trop de mal avec le texte qu’il n’a visiblement pas en bouche pour « jouer » avec les mots, les inflexions et construire un personnage. Il n’y a pas là-dedans de patte de metteur en scène, il y a des chanteurs habitués à être des acteurs ou des caractères qui s’emparent de leur rôle ou non.
Quant aux géants, habillés en boucs, ils font penser au costume de Mephisto porté par Adam Palka dans la mise en scène de Frank Castorf du Faust de Gounod (Vienne, Stuttgart)… Un costume qui avait, là, du sens.

Fasolt et Fafner (David Soar et Wolfgang Schwinghammer)

Dans Rheingold donner aux géants ce costume laisse un peu perplexe dans la mesure où le seul personnage qui a un rapport avec des boucs dans le Ring, c’est Fricka (au deuxième acte de Walküre) comme la représentait jadis Klaus Michael Grüber à Paris (1976), ou Robert Lepage au MET plus récemment.  Lier les géants à Fricka, c’est tortueux, et va plutôt à contresens. Mais les voix de Livermore sont impénétrables, sans doute pour notre bien d’ailleurs.
On passera sous silence Donner et Froh arrivant avec des ailes d’insecte qui disparaissent à la fin, et cette table de festin aux carafes Lalique sur laquelle on arrache l’anneau à Alberich, le jeu de double de Wotan (revêtu d’une somptueuse redingote de fourrure) avec les géants au départ, comme s’ils étaient une sorte de projection bestialo-erotique du Dieu tout puissant…

Malédiction de l'anneau (Pétéer Kálmán, Alberich)

On s’y perd dans cette profusion d’idées saugrenues qui contribuent tant à embrumer l’histoire sans l’enrichir en rien, sinon à distraire un peu par de la couleur et de l’animation cette partie du public qui subit Wagner au lieu de l’écouter.

Alors, trop plein d’inutile, trop plein de couleurs « flashy », trop plein aussi de motifs répétés (cet avion qu’on tourne à plaisir), et au total un « trop vide » d’idées… On reste quand même immensément triste que l’Italie, le pays qui fut de Visconti, Strehler et Ronconi, qui est celui de Castellucci, un pays qui a fondé l’opéra et le spectacle d’opéra puisse être porté par cette vacuité clinquante, par cet herméneute de la superficialité insignifiante qu’est Davide Livermore. Ce qu’il nous dit de la situation de la mise en scène d’opéra en Italie est simplement désolant.

Les voix

C’est une erreur de politique artistique d’autant plus regrettable que la distribution est globalement à la hauteur de l’enjeu.

Les filles du Rhin (Melissa Petit, Woglinde, Kayleigh Decker, Wellgunde, et Alexandra Kadurina Flosshilde)

Les trois filles du Rhin sont très en place, avec des voix qui se combinent parfaitement disposées sur l’aile de l’épave du DC 3 avec un jeu à peine ondulant mais acceptable parce que vocalement vraiment claires et très au point du point de vue de la projection, et de la clarté du texte (Melissa Petit, Woglinde, Kayleigh Decker, Wellgunde, et Alexandra Kadurina Flosshilde).

Dieux : Omer Kobiljak (Froh) et Kartal Karagedik (Donner) face aux géants Fasolt et Fafner (David Soar et Wilhelm Schwinghammer)

Même remarque pour les dieux Froh (Omer Kobiljak) et Donner (Kartal Karagedik). Omer Kobiljak que nous avons déjà entendu à Zürich (il est membre de la troupe de l’Opernhaus Zürich) dans le même rôle, mais aussi dans Cascada de Die lustige Witwe nous a toujours fait une excellente impression, tant scénique que vocale et il est d’ailleurs dommage que ses qualités scéniques ne soient pas plus utilisées. Il est ici un Froh très présent et convaincant.
De même Kartal Karagedic en troupe à Hambourg est un très convaincant Donner, beau phrasé, belle projection, très beau timbre que nous avons entendu notamment dans le difficile Voyage vers l’espoir de Christian Jost au Grand Théâtre de Genève où il avait le rôle principal, c’est un baryton à suivre (encore un) avec toutes les qualités pour une vraie belle carrière, car le chanteur est intelligent, avec une forte présence scénique (il était frère Léon dans Saint François d’Assise toujours à Genève) : son appel final au tonnerre est spectaculaire par la voix chaude et le timbre séduisant, servi pour une fois par l’image en phase avec le texte.

Michael Laurenz (Mime)

Michael Laurenz en Mime est un ténor qui ici ne chante pas avec les nasalités habituelles d’un ténor de caractère. Il est d’ailleurs amusant de voir le Mime par excellence qu’est Wolfgang Ablinger Sperrhacke chanter ce soir Loge, face à ce Mime qui ne déguise pas sa voix pour en faire une caricature, ce qui est plutôt une bonne idée. Toutefois j’ai trouvé la ligne de chant un peu hachée et surtout certaines notes appuyées et un peu trop fortes. Mais pour le personnage qu’il incarne cela peut passer. C’est un Mime très acceptable et très digne, qui est loin de déparer.
On a déjà entendu David Soar dans Fasolt à Zürich sous la direction de Noseda et il nous avait fait plutôt bonne impression, elle est confirmée ici, même si le timbre nous est apparu plus mat qu’à Zürich. Il reste que l’expression est juste, notamment à la fin et le phrasé impeccable. Il est clair cependant que la puissance et le timbre de Wilhelm Schwinghammer, habitué de Bayreuth et familier de Fafner marquent peut-être plus notamment dans cette salle aux dimensions réduites. Rien de nouveau : Schwinghammer est une des basses wagnériennes d’aujourd’hui et cela compte dans une distribution. Ces deux géants dans leur habit de bouc sont donc eux aussi parfaitement à leur place avec une différence de pâte vocale intéressante pour dessiner des personnages apparemment semblables, mais à la psychologie et aux buts différents…

Melissa Petit (Freia)

Melissa Petit est une habituée des distributions à Monte-Carlo et au Festival de Pentecôte de Salzbourg, on l’a entendue dans divers spectacles dont La Clemenza di Tito (Servilia) et le Pasticcio « Une folle journée » en 2024, mais aussi Il trionfo del tempo e del disinganno en 2021 où elle était Bellezza et, hors distributions « Bartoli », elle fut aussi Sophie dans Rosenkavalier à Genève en 2023. D’une voix jeune et fraiche, en devenir, nous avons vu chaque année une personnalité mieux se dessiner et une voix s’affirmer, et il faut une véritable affirmation pour affronter Freia, qui, nous le disons souvent, est la porte ouverte vers Sieglinde, tant le rôle demande une assise large, des aigus assurés et une vraie personnalité. Freia n’est pas du tout une voix légère (tout comme Loge d’ailleurs). Et Melissa Petit se montre à la hauteur, la voix est claire, certes juvénile, mais très bien projetée, avec une véritable intensité. Voilà une chanteuse qui sait ce que chanter veut dire et qui est suffisamment ductile pour incarner un personnage. On se souvient de son très beau Porgi amor à Salzbourg la saison dernière… Nous avons là la confirmation d’une carrière qui se développe sous de très bons auspices.

Ekaterina Semenchuk (Erda) et de dos dans l'ombre Christopher Purves (Wiotan)

Ekaterina Semenchuk est peut-être la voix la plus connue de toute la distribution, une chanteuse qui est très sollicitée dans le répertoire italien partout dans le monde notamment pour Verdi aussi bien Lady Macbeth qu’Azucena ou Abigaille, mais naturellement dans le répertoire russe (entre autres Marfa de Khovantchina ou Marina de Boris Godunov). On l’entend moins dans Wagner, même si elle a été Fricka au Mariinskij sous la direction de Valery Gergiev. Elle est ici une Erda impressionnante, sans doute l’apparition la plus forte de la soirée et l’un des rares moments de théâtre, quand elle enlace un Wotan (son vieil amant) qui semble pétrifié. Le texte est parfaitement dit, la voix est étendue, pas forcément noire ou sombre comme certaines Erda, mais vivante, mais vibrante, avec des aigus assurés, qui fait passer dans la salle un grand moment de fascination et de concentration, bien habillée par ailleurs par Gianluca Falaschi. Sortant de l’épave de l’avion, elle en fait ainsi aussi une sorte de tombe (elle émerge des profondeurs) vers laquelle elle retourne, c’est une « apparition » d’une très grande force. Une des rares images marquantes de ce spectacle, due à la personnalité de l’interprète et à son aisance vocale et scénique.

Deniz Uzan (Fricka)

Belle personnalité aussi que celle de Deniz Uzun, Fricka, qui remplace Varduhi Abrahamyan empêchée pour toute la série de représentations, il faut d’abord noter son port altier, la tenue en scène très aristocratique qui domine un Wotan plus pâle, et une voix qui s’impose, claire, expressive, qui sait user des couleurs et épouser les rythmes de la « conversation », tout en gardant un poil de distance. Nous l’avions entendu en Krista de L’affaire Makropoulos (prod.Tcherniakov) à Zürich en 2019 (elle était alors membre du Studio) et déjà nous notions qu’elle montrait une fraîcheur, une présence vocale et scénique, une énergie et une intensité toutes particulières. La chanteuse a mûri mais avec ces mêmes qualités d’incarnation et on est heureux de la revoir ici.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Loge)

Wolfgang Ablinger Sperrhacke, pour une fois, n’est pas Mime, mais Loge, l’autre voix « de caractère ». On l’a tellement entendu dans Mime dont il est une sorte d’incarnation pour l’éternité qu’on est presque étonné de l’entendre passer à Loge. Loge est une voix « hybride », au sens où on entend dans ce rôle des voix qui peuvent être plus lyriques (Norbert Ernst), au volume moyen mais à l’expression très travaillée, ou des grandes voix comme celle de Klaus Florian Vogt, passé de Loge à Siegmund, puis maintenant à Siegfried, voire des grosses voix qui aboient comme celle de John Daszak qu’on entend dans le rôle à Bayreuth (production Schwarz et même Castorf), c’est dire la palette possible pour l’incarnation d’un rôle complexe qui demande un incroyable sens des couleurs, dont le plus légendaire fut Heinz Zednik avec Chéreau. Wolfgang Ablinger Sperrhacke a la voix idéale pour l’espace de l’opéra de Monte-Carlo, il n’a pas besoin de forcer son talent et peut travailler sans cesse le texte, la couleur, l’expression, mais aussi les attitudes et le comportement scénique. C’est un chanteur-acteur et n’a pas besoin d’un Livermore pour savoir comment se mouvoir et exister scéniquement. Et de fait, notamment dans les scènes du Nibelheim face au Wotan de Purves, on n’a d’yeux que pour lui, tant il domine l’espace, tant il l’habite, parce qu’il a cette science innée du mot qui fait sens et du mouvement qui va avec. Il est à lui seul une Gesamtkunstwerk…

Péter Kálmán (Alberich)

Magnifique prestation également de l’Alberich de Péter Kálmán : voilà un chanteur qui de rôle en rôle ne déçoit jamais. On l’a vu souvent aux côtés de Cecilia Bartoli notamment en Achilla dans Giulio Cesare (2024) ou Publio de Clemenza di Tito (2021). C’est un artiste très ductile, très investi en scène et qui peut aussi bien être un personnage bouffe (Falstaff, Dulcamara) qu’un inquiétant Klingsor (Parsifal). Il est ici un Alberich puissant, scéniquement convaincant (encore un qui n’a pas trop besoin d‘un Livermore pour savoir ce qu’il a à faire en scène), et il réussit ce tour de force d’apparaître à la fois bestial (quand il est avec les filles du Rhin ou avec Mime) et pitoyable (quand il est manœuvré par Loge) avec une voix qui s’impose par le ton, le volume, la couleur, mais aussi le phrasé (la malédiction de l’anneau est un très beau moment), c’est un bel Alberich, qui obtient un très grand succès, très mérité qui récompense un chanteur vraiment toujours au rendez-vous.

Christopher Purves (Wotan) face à l'un des deux géants

Le Wotan de Christopher Purves en revanche est sans doute le maillon le plus faible de la distribution. On avait aimé son Alberich à Zürich, si intelligent, si incarné et on se trouve devant un Wotan qui peine à exister en scène. C’est loin d’être un mauvais chanteur et nous l’avons entendu dans des rôles très divers qui vont d’Alberich (à Zürich, production Homoki au Borée des Boréades (prod. Kosky à Dijon) ou comme Falstaff dans la production aixoise et lyonnaise de Barrie Kosky. À chaque fois on remarque un phrasé impeccable, un vrai souci du texte et des couleurs, une vraie présence scénique. Et ici, en revanche, si le chant reste soigné, le phrasé n’a pas la netteté voulue, la couleur est quelquefois absente, et scéniquement le personnage semble absent. Certes, Wotan a dans Rheingold déjà bien trahi et déjà presque tout perdu, comme le lui rappelle Erda, mais on doute que ce soit un looser qui ait été représenté ici alors que tout le mouvement de ce prologue est de tromper l’avenir en quelque sorte au prix de quelques trahisons supplémentaires. Purves n’existe pas en scène, ni face à Alberich ni surtout face à Loge, et plus généralement dans le groupe des Dieux. Je me suis surpris à me demander où il se trouvait sur scène, tant il était pâle. La voix n'avait pas la projection habituelle, et c’est un Rheingold sans vrai Wotan ‑un comble- qui nous est présenté ici. C’est vraiment le point le plus gris de la distribution, avec ce paradoxe qu’on entend ses efforts pour chanter et dominer le texte, mais qu’ils restent assez vains, comme inutiles. C’est grand dommage car ce chanteur est estimable. Mais peut-être le rôle n'est-il pas pour lui.

L’orchestre et la direction

Comme on peut le constater, la distribution, malgré le Wotan en demi-teinte de Christopher Purves, est solide, juste, engagée et pleine de ressources. Mais ce qui excitait notre curiosité, c’était la couleur que cet orchestre (dont les musiciens n’avaient jamais touché à Wagner) allait imposer.
Les lecteurs de ce site savent que Gianluca Capuano, considéré comme un spécialiste du baroque et des interprétations « HIP » (historiquement informées) est aussi un passionné de Wagner. Nous reproposons à la lecture ci-dessous la très longue interview (deux épisodes) qu’il nous avait accordé en 2020 pour mieux cerner sa personnalité dans laquelle il nous disait son désir de le diriger.
Nous y voilà donc, dans une exécution très historiquement informée, musicologiquement garantie par Kai Hinrich Müller, et Gianluca Capuano précise dans le programme l’abondance de documentation qui peut éclairer les options qui présidèrent à la première de 1869 à Munich, que Wagner avait interdite en vain, et aux premières représentations du Ring en 1876 à Bayreuth. La première remarque c’est un tempo plus vif, 2h14, qui correspond aux tempi originaux de Wagner, et donc des sons moins complaisants, moins alanguis, moins « romantiques » au sens traditionnel ou « fleur bleue » du terme. On sait que Gianluca Capuano est connu par des tempi plus vifs, on le lui reproche quelquefois, notamment dans Rossini, mais ce spécialiste de l’archéologie des partitions a toujours justifié parfaitement ses tempi qui ne sont jamais lubies, mais choix raisonnés. Comme chez Verdi et chez d’autres, il y a la partition et il y a la tradition, le texte et ce qu'on en fait. Le plus célèbre des exemples est celui de Parsifal, dont la durée varie de 3h40 à 4h50 selon les chefs (le plus rapide étant Boulez, qui affirmait son étroite fidélité à la partition). Hermann Levi à la création durait 4h04. La querelle du tempo est une fausse querelle dans la mesure où c’est souvent le seul élément que le profane peut repérer et par ailleurs le seul élément qui a été modelé par l’écoute de ses premiers enregistrements, qui en général installe chez l’auditeur une habitude qu’il croit être ensuite référence. La question véritable est celle de l’alliance du tempo et du son correspondant, de l’épaisseur du trait, de la dramaturgie musicale, du son produit par des instruments inhabituels au son quelquefois plus rêche, moins éthéré, qui donne à la musique une certaine concrétude qui correspond d’ailleurs souvent au drame. Das Rheingold n’est pas un opéra romantique, mais un prologue fait de scènes de conversation où même les filles du Rhin derrière le balancement aquatique de leur chant parlent entre elles, mais sur une couleur différente, si bien que l’arrivée d’Alberich fait immédiatement rupture très terrienne Hehe ! Ihr Nicker !
Wie seid ihr niedlich, neidliches Volk !
imposant un nouveau style et un nouveau rythme qui rompt avec le balancement initial et immédiatement introduit le drame. Ces ruptures semblent presque plus naturelles avec ce son orchestral quelquefois plus brutal, moins complaisant, presque plus engagé.
La seconde observation est un rapport scène-salle très particulier à Monte-Carlo où la salle Garnier aux ors presque agressifs (elle eût pu être un vrai Walhalla…) a une capacité d’environ 500 places alors qu’on a l’habitude de Wagner dans de plus grandes salles (le précédent Rheingold, signé Jean-Louis Grinda en 2013, était au Grimaldi Forum). Cela impose une proximité vocale inhabituelle, donc une manière de projeter la voix différente avec une moindre nécessité de forcer, et la proximité avec le public permet un orchestre évidemment moins fourni. Ici 70 musiciens alors qu’à la création dans la vaste salle du Nationaltheater de Munich ils étaient une centaine.
Le rapport du son de l’orchestre à la salle au volume réduit compense et rend l’orchestre particulièrement présent, avec des moments d’ailleurs impressionnants (les enclumes telluriques dans la descente au Nibelheim). Ce qui frappe aussi, c’est une certaine souplesse technique alliée à une raideur du son produit, avec des effets inattendus de brutalité, surprenants et en même temps en accord avec ce qui est dit ou fait sur scène, et une clarté incroyable des différents niveaux, où chaque instrument est entendu, où l’épaisseur de la partition apparaît dans toute son étendue et sa complexité, tout en cassant un confort de l’écoute attendue comme dans le prélude si fameux peut-être moins délicat, mais plus chtonien, plus rupestre et plus présent, produisant un effet peut-être encore plus impressionnant de matière brute en constitution, c’est tellement net à l’entrée des cordes qui font littéralement naître un monde et le font déjà vibrer. C’est d’emblée fascinant aussi avec des cuivres si étonnants qu’on croit ne jamais les avoir entendus ainsi. Et ce son si particulier accompagne tout au long de l’œuvre les paroles avec une netteté vraiment spécifique, en un dialogue encore plus net instrument/mot, avec des alliances de couleurs inattendues, des ruptures brutales, ce qui met encore plus en relief les capacités des chanteurs. En fait ce son si particulier crée une nouvelle dramaturgie, une nouvelle urgence et presque un nouveau Wagner qu’on n’a jamais entendu sous ce prisme. L’orchestre est très présent, sans être protagoniste, mais est un personnage qui nous parle, exactement comme le voulait Wagner. Capuano est particulièrement attentif au commentaire musical qui suit le texte et les expressions vocales, il est attentif au rythme, aux enchainements, aux superpositions donnant à l’ensemble une incroyable luminosité, une clarté et surtout un naturel qui stupéfie. Tout semble se tresser et couler sans artifices, comme un flux global où l’on entend tout, et tout est à sa place même quand les cuivres semblent dissoner. Depuis Boulez dans un tout autre contexte, je n’avais ainsi entendu une telle osmose, et un tel sens du drame, sans rien de complaisant, mais cherchant sans cesse à ponctuer les moments clés, avec des moments où suivre la musique vous coupe presque le souffle. Ainsi de la longue phrase orchestrale qui coupe la réplique d’Alberich dans la scène initiale entre und eine muss mir erliegen ! et Fing' eine diese Faust!… moment de basculement qui précède l’apparition de l’or où l’énergie et la vigueur des attaques sont stupéfiantes, pour ensuite ponctuer la reprise d’orchestre sur Faust (littéralement prends ce poing), c’est un travail de dentelle sonore qu’on écoute avec une certaine stupéfaction, non pas comme si on revenait à un Ur-Text, un texte d’origine, mais au vrai texte, au seul texte possible.
L’ensemble est ainsi d’une force peu commune, d’une intensité qui vous saute à la face et vous stupéfie : il faut quelquefois fermer les yeux pour ne pas être pollué par les délires de Livermore car la musique s’impose dans une telle évidence que le regard devient hélas un élément quelquefois perturbateur .
C’est aussi un immense avantage pour Capuano de travailler avec ses musiciens, avec qui il entretient une relation de longue date, sur un texte neuf, sur une page blanche en quelque sorte et donc construire ex-nihilo, sans tradition, sans routine de répertoire, sans « ah, mais d’habitude on fait comme ça » : il est sûr que c’est aussi une entreprise de groupe, une entreprise presque familiale, un art toujours neuf de faire de la musique ensemble de « zusammenmusizieren », on entend une vraie construction collective faite de contributeurs individuels, de petits maçons qui chacun y vont de leur brique. On sait, et on l’a souligné souvent, combien les Musiciens du Prince-Monaco sont un orchestre exceptionnel, surdoué et comment ils répondent immédiatement à toutes les sollicitations de leur chef ; ici, dans ce rendez-vous en terre inconnue, ils explorent et nous révèlent un trésor nouveau. L’or du Rhin, c’est eux, un or incroyablement brut, et déjà on a envie de la suite…

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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