Richard Strauss (1864–1949)
Die Ägyptische Helena (1928)
Opéra en deux actes
Livret de Hugo von Hofmannsthal
Création au Semperoper de Dresde le 6 juin 1928

Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Sven-Eric Bechtolf
Décors Julian Crouch
Costumes Mark Bouman
Lumières Fabrice Kebour
Video – designer Josh Higgason

Helena Ricarda Merbeth
Menelas Andreas Schager
Hermione Caterina Maria Sala*
Aithra Eva Mei
Altair Thomas Hampson
Da ‑Ud Attilio Glaser
Die allwissende Muschel Claudia Huckle
Elfo 1 Noemi Muschetti*
Elfo 2 Arianna Giuffrida*
Elfo 3 Alessandra Visentin
Elfo 4 Valeria Girardello*
Serva di Aithra 1 Tajda Jovanovič
Serva di Aithra 2 Valeria Girardello

*Soliste dell'Accademia Teatro alla Scala

 

 

Mila, Teatro alla Scala, le 9 novembre 2019

La création à la Scala d’un opéra de Richard Strauss est un événement suffisamment important pour qu’on s’y arrête. Die Ägyptische Helena n’est pas l’un des titres les plus fréquents de Strauss en Italie et ailleurs (trois productions à Salzbourg dont une concertante en un siècle) mais marque encore la collaboration entre Strauss et Hofmannsthal sur un livret qui est variation sur la mythologie, emblématique d’une période instable, née de la première guerre mondiale.
La production reste en deçà des espérances, mais tient la route et c’est la musique qui emporte la conviction. Malheureusement, le théâtre est loin d’être plein, comme souvent à la Scala dont le public est de moins en moins curieux.

Après Die Tote Stadt c’est la deuxième création à la Scala de la saison d’un opéra de répertoire, et la création d’un Strauss devrait être un événement qui suscite la curiosité. Mais ce n’est pas le cas et la Scala continue à afficher un public touristique, pas très passionné par le spectacle, et plus intéressé par les selfies. C’est désolant et il faudra que Dominique Meyer s’attaque à reconquérir le public local qui a déserté les travées, au moins de la Platea, parce que les galeries sont toujours pleines. Il est vrai que si la plupart des idées de Pereira sont bonnes, il y en a tout de même des moins bonnes, dont cette augmentation absurde des tarifs qui conduit à vendre au dernier moment à 20% de réduction les places laissées libres.

Le décor en forme de radio

Cette Ägyptische Helena est rare partout, et pas seulement à la Scala. Sans doute le livret de Hofmannsthal, une variation mythologique un peu bancale, n’est-il pas le plus efficace, mais la musique est brillante, elle demande des voix puissantes (à la création Elisabeth Rethberg).
On l’a écrit à propos d’Idomeneo, dans la mythologie, les retours de la guerre de Troie sont difficiles pour tout le monde, a fortiori pour Hélène et Ménélas, un couple qui, comme on dit, est tout à reconstruire. Ménélas ramène à la maison celle qui fut la cause de dix ans de guerre avec ses conséquences et cela ne peut se passer dans la quiétude… C’est cette variation sur le mythe d’Hélène que raconte Hofmannsthal en s’inspirant de l’Hélène d’Euripide et d’une tradition née de Stésichore, un poète antérieur à Euripide, qui avait contredit Homère en supposant qu’Hélène, loin d’avoir été enlevée par Pâris, avait été cachée en Égypte pour attendre Ménélas…
Strauss et Hofmannsthal, sans doute amusés par cette version assez peu connue du mythe, qui montre une Hélène sage qui attend (telle Pénélope) son mari de retour de guerre, à l’opposé de celle d’Offenbach en font une sorte de fantaisie. La musique n’a rien de dramatique, il n’y a pas d’enjeu tragique, mais un complot divin contre Ménélas, pour l’empêcher de tuer l’Hélène qu’il ramène de Troie. L’Hélène partie avec Pâris était un fantôme, la vraie était en Égypte : voilà une légende un peu tirée par les cheveux destinée à rétablir l’image d’Hélène, dirait-on aujourd’hui. Fake news, artifice de la com, nous n’avons rien inventé, l’antiquité avait déjà pourvu. Il est vrai d’ailleurs que le personnage d’Hélène à Troie est d’une remarquable discrétion (200 vers sur 16000) dans l'Iliade et d’une étonnante dignité, pleurant sa situation d’exilée (ravie comme prise de guerre plutôt qu’enlevée par un prince-berger un peu léger ?). Cette Hélène dont la psychologie reste tout de même un mystère, a été aussi un sujet de méditation dans l’antiquité (voir L’éloge d’Hélène, d’Isocrate). Il y a donc matière à rêver un opéra, et ce sera Hélène d’Égypte.
Sans doute aussi en 1928, 10 ans après la première guerre mondiale, les aventures de Ménélas qui met tout comme Ulysse plusieurs années à rentrer, peuvent aussi avoir une fonction métaphorique…   Les retours de guerre sont difficiles pour tous les soldats, et celui symbolique de Ménélas doit l’être encore plus, qui retrouve sa femme censée avoir convolé avec Pâris, d’où son désir de vengeance. Or, la vengeance après une guerre est un plat amer et mal accepté.  On lui préfère l’oubli et la clémence. On voit ce que politiquement a coûté après la première guerre mondiale l’humiliation de l’Allemagne (« l’Allemagne paiera »), et on a veillé à ne pas recommencer au lendemain de la deuxième. Il y a aussi ce trait dans l’Hélène d’Égypte : Ménélas a envie de vengeance au premier acte, et retrouve sa femme au deuxième acte, littéralement, ils font la paix. C’est d’abord cet aspect que Sven Eric Bechtolf souligne avec des projections de scènes de guerre de la première guerre mondiale. Il voit donc dans Die ägyptische Helena une sorte de métaphore des réconciliations d’après-guerre qui étouffent les rancœurs.

La deuxième idée de Bechtolf, c’est de faire de cette opéra une fantaisie « sérieuse », une histoire à laquelle on va avoir envie de croire, comme les histoires racontées à la radio par Orson Welles au cours des années trente. Alors toute son histoire se déroule dans le décor d’un poste de radio de l’époque, les années 20 étant les années de développement de la TSF, et le poste géant qui fait décor est justement un poste TSF. La radio comme stimulateur d’imaginaire, ce qui permet en même temps toutes les fantaisies.

Revue des années 20

Voilà donc les deux premiers piliers sur lesquels repose une mise en scène qui ne va pas vraiment plus loin, mais qui se laisse regarder avec plaisir, parce que le décor de Julian Crouch est ingénieux, assez spectaculaire pour rappeler des décors de revues, il y a des costumes fantaisie (de Mark Bouman) , des paillettes, du brillant, des couleurs, et c’est la troisième idée, celle d’ancrer cette histoire dans une tradition du spectacle des années folles et de ses stars comme Joséphine Baker ou Mistinguett. Les années folles sont un âge d’or de la revue à grand spectacle, aussi bien en France qu’en Allemagne (à Berlin !) et donc c’est aussi rechercher un imaginaire de l’époque que d’ancrer le spectacle dans cette tradition-là.
En revanche, il n’y a pas beaucoup de travail sur l’acteur ou sur les personnages, l’œuvre n'est d'ailleurs pas un modèle de psychologie raffinée.
Bechtolf et Crouch privilégient le spectacle, le visuel plus que le ressort dramaturgique : il est vrai qu’en dehors du couple Ménélas-Hélène (et même si Hélène est fille de Zeus) il y a surtout des nymphes, des mages, des êtres surnaturels au premier rang desquels la magicienne Aitra, qui entretient une liaison avec Poséidon. C’est elle qui va tout manigancer et permettre au couple de se rabibocher. Alors entre les paillettes, les coquillages géants (voir le profil de la fameuse radio TSF) cette Égypte a un côté Folies Bergères.

C’est tout l’art de Strauss et Hofmannsthal que de mélanger le sérieux et le sourire, ils l’ont fait aussi dans Der Rosenkavalier et mettent dans Die ägyptische Helena les personnages à distance, conservent quelque chose de la fable en proposant une musique luxuriante, rutilante, moins intérieure que certains moments de Rosenkavalier, tout en reprenant aussi des canons de la comédie bourgeoise (le couple Hélène-Ménélas peut-être aussi vu comme un couple de vaudeville : le mari trompé veut tuer sa femme, mais on lui fait croire à une histoire à dormir debout et il y croit, comme les braves types de vaudeville dont le destin est de porter les cornes).
Pourtant, la subtilité du livret ouvre aussi sur d’autres possibles : une Hélène rachetée, une volonté de clore les agitations consécutives à la guerre de Troie, une solution de couple qui privilégie la résignation ou la raison après les 10 ans de folie de guerre de Troie. C’est bien le caractère de ce livret et de cette musique que d’être lu de manière totalement ouverte, entre privé et public, poltique et légendaire, mythologie et fable, conte de fées ou affaire de cocuage.
Ce côté hybride d’un livret qu’on ne sait pas toujours comment prendre a peut-être nui au destin d’une œuvre dont la carrière reste à tout le moins discrète. Musicalement au contraire, la musique brillante favorise les effets : on pense à Rosenkavalier, on pense à Frau ohne Schatten à cause des chatoyances d’un orchestre important et du travail éminent sur la couleur.

Andreas Schager (Ménélas) et Ricarda Merbeth (Hélène)

Et Franz Welser-Möst est un grand spécialiste des chatoyances, en privilégiant les aspects spectaculaires et débridés d’une musique qui réussit bien à l’Orchestre de la Scala qui brille de tous ses feux. À l’opéra, Welser-Möst est considéré comme un spécialiste de Strauss, notamment depuis ses grands Rosenkavalier de Zürich et il est actuellement au festival de Salzbourg la référence straussienne, on lui doit notamment Die Liebe der Danae, Rosenkavalier et Salomé, on verra son Elektra cette saison. Si on peut souvent observer qu’il dirige un peu fort, il dirige en même temps très précis, très clair, très limpide, avec une rare lisibilité.
Ce sont les qualités dont il fait montre dans cette exécution dont il privilégie la rutilance (les cuivres de la Scala mis à l’épreuve s’en sortent avec les honneurs) mais aussi le travail sur les couleurs, grâce à la clarté d’une lecture dont on entend chaque instrument. Mais c’est aussi, et c’est là sans doute le caractère le plus marquant, une lecture qui, tout en privilégiant la clarté, reste aussi – et ce n’est pas paradoxal, compacte, avec une pâte orchestrale impressionnante par le rendu. C’est à la fois compact et aérien, et plein de nuances, de détails marquants, où la dynamique est particulièrement soignée. Il n’élimine ni les traits de délicatesse, ni la tension permanente de bout en bout. En somme, il s’agit d’une lecture très sentie, multiple, qui a le souci de suivre parfaitement le plateau et de donner une cohérence dramatique à l’ensemble. C’est en somme l’une des interprétations les plus convaincantes du chef autrichien, qui trouve un écho somptueux dans un orchestre de la Scala des (très) grands jours.
Excellent aussi le chœur dissimulé en avant-scène parfaitement préparé par Bruno Casoni, mais on connaît à la fois l’excellence et la versatilité du chœur de la Scala.
Welser-Möst est accompagné par un plateau évidemment à la hauteur, dominé par le couple Hélène/Menelas de Ricarda Merbeth et Andreas Schager.

Andreas Schager (Ménélas) et Ricarda Merbeth (Hélène)

On connaît la voix puissante, quelquefois coupante et froide, de Ricarda Merbeth, ce n’est pas une chanteuse de la délicatesse, mais d’abord du volume et de la puissance. Elle incarne ici une princesse sûre d’elle et dominatrice, dardant des aigus assurés, appuyés sur un corps vocal puissant, dont on sent l'assise et les réserves, mais aussi – et c’est chez elle assez rare – d’une vraie sensualité. Il y a dans la voix un côté charnu et charnel qu’on ne lui connaissait pas  vraiment et ce pourrait-être l’un des rôles où elle est la plus convaincante.
Andreas Schager est ici au sommet de ses possibilités qui sont grandes, il affiche une puissance insolente de Heldentenor, avec des aigus rayonnants, sûrs, jamais criés, et en même temps il domine sans difficulté le volume de l’orchestre. Certes, il est moins contrôlé qu’avec un Barenboim qui sait tout particulièrement cadrer ce chien fou du monde des ténors. Mais le timbre est tellement séduisant, à la fois juvénile et lumineux, que même les excès sont pardonnés. Il y a dans ce chant une spontanéité, un engagement de tous les instants. Certes, il n’est pas marqué par une psychologie raffinée, mais Ménélas n’est pas un exemple de raffinement dans cette œuvre. Schager se jette dans la bataille avec une sorte de jouissance non dissimulée et le rôle lui convient tout particulièrement. Schager, c’est d’abord la joie de chanter, la santé vocale incarnée et il faut profiter de ces occasions exceptionnelles d’écouter un Heldentenor authentique dans ses œuvres. Il faut reconnaître que c’est d’autant plus fabuleux que c’est rare.

Eva Mei (Aithra)

Face à ces deux monstres vocaux, Eva Mei résiste crânement ; on aurait pu croire que cette voix très lyrique se heurterait au mur vocal constitué par Merbeth/Schager et il n’en est rien, grâce à l’intelligence, grâce à l’élégance du chant, grâce aussi à une incontestable présence scénique, Eva Mei affronte  avec succès la partie de Aithra, grâce à un timbre lumineux, à un chant coloré qui sait moduler, interpréter, varier les tons et les sons, tout en gardant une vraie présence vocale (notamment à l’aigu). Grâce à sa personnalité vocale et scénique, elle existe d’une manière authentique avec ses moyens propres, preuve de ce que peut accomplir un chant intelligent.

Thomas Hampson (Altair)

L’intelligence est aussi la marque du chant de Thomas Hampson, dont on connaît les qualités de diction, d’expression et de phrasé : c’est un chanteur de Lieder et cela s’entend. Certes, la voix a perdu son émail, mais aussi un peu de puissance et le timbre n’a plus le charme d’antan. Il est difficile de « réparer des ans l’irréparable outrage », mais le chanteur reste fascinant en scène, par sa présence et son charisme. C’est au fond ce qui lui est demandé dans le rôle de Altair.
Excellent Attilio Glaser dans le rôle de son fils Da-Ud, évidemment amoureux d’Helène, un ténor au timbre sombre particulièrement bienvenu par le phrasé, et le sens de l’interprétation et de la couleur.

Dans l’ensemble, les rôles de complément sont particulièrement bien tenus, Claudia Huckle, le coquillage omniscient affirme une belle voix de contralto au timbre velouté, ainsi que Tajda Jovanovič (Die erste Dienerin der Aithra) et Alessandra Visentin (Dritter Elf) et signalons enfin Caterina Maria Sala (Hermione), à la voix tendre, et claire, Noemi Muschetti (Erster Elf), Valeria Girardello (Die zweite Dienerin der Aithra/Vierter Elf) Arianna Giuffrida (Zweiter Elf), toutes valeureuses membres de l’accademia della Scala .

Par cette création d’un titre classique jamais représenté, la deuxième de l’année après Die tote Stadt, dans une production de très bon niveau, la Scala d’Alexander Pereira fait honneur à son rôle, qui est d’alterner les titres traditionnels de son répertoire, et de faire connaître d’autres œuvres dont la présence au répertoire enrichissent le théâtre par ouverture qu’ils démontrent et le relief dans le panorama lyrique. Belles opérations à mettre au crédit du passage de Pereira à la Scala, dont il faut désormais parler au passé.

Salut final sur fond de lampes d'appareil radio
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. Les places vendues au dernier moment ont un rabais de 20% et non de 50 malheureusement…
    Ceci dit le principe en lui-même est une idiotie.
    Depuis la mise en place de ce principe les ventes d abonnement sont en chute libre, tout le monde achète ses places au dernier moment.

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