Igor Stravinski (1882–1971)
The Rake's Progress (1951)
Opéra en trois actes
Livret de Wystan Hugh Auden et Chester Simon Kallman d'après William Hogarth
Créé le 11 septembre 1951 à La Fenice de Venise
Direction musicale : Susanna Mälkki
Mise en scène : Jonathan Miller (reprise par J. Knighten Smit)
Décors : Peter J. Davison
Costumes : Judy Levin
Lumières : Jennifer Tipton

Mr Trulove : James Creswell
Anne Trulove : Golda Schultz
Tom Rakewell : Ben Bliss
Nick Shadow : Christian van Horn
Mother Goove : Eve Gigliotti
Baba la Turque : Raehann Bryce-Davis
Sellem : Tony Stevenson
Gardien : Paul Corona

Metropolitan Opera Chorus
Chef des chœurs :  Donald Palumbo
Metropolitan Opera Orchestra

New-York, Metropolitan Opera, samedi 11 juin 2022, 13H30

Le Metropolitan Opera reprend la production de l'inusable Rake's Progress que Jonathan Miller avait créé en 1997. L'occasion de réunir une fine équipe vocale avec en tête un couple Ann Trulove et Tom Rakewell brillamment interprétés par Golda Schultz et Ben Bliss, deux voix juvéniles et virtuoses qui se jouent des difficultés techniques et expressives de la partition. Le maléfique Nick Shadow est campé par la haute stature de Christian van Horn, avec un numéro étourdissant de Raehann Bryce-Davis en Baba la Turque. À la tête de l'orchestre du Metropolitan Opera, Susanna Mälkki déploie une richesse de nuances et d'idées qui placent l'unique opéra de Stravinsky parmi les plus hauts chefs d'œuvres de la modernité. 

James Creswell (Trulove), Golda Schultz (Ann), Ben Bliss (Tom), Christian van Horn (Nick Shadow)

Stravinsky a longtemps tourné autour du genre opéra en usant de formes réduites et composites, où le théâtre musical rencontrait l'oratorio – avec un usage de la voix parlée et chantée l'inscrivant comme instrument à part entière et jouant un rôle essentiel dans une modernité musicale tournant le dos aux usages traditionnels d'une dramaturgie lyrique. Avec The Rake's Progress, Stravinsky n'inaugure pas seulement son premier et unique "opéra", mais il relève le défi de composer une musique sur une trame complexe faite d'une succession de tableaux dont le commentaire sert de livret à la manière d'un chemin de croix profane. Inspiré en partie de la série éponyme des huit peintures de William Hogarth, le livret de Wystan Hugh Auden ne désacralise pas totalement le sujet – lui adjoignant au passage des aspects propres au roman d'éducation ou picaresque qui font de la "carrière" de Tom Rakewell une sorte de trajectoire vue par le prisme narratif d'une série de fragments illustrant une vie morcelée, diffractée.
Œuvre célèbre mais relativement rare sous nos latitudes, The Rake's Progress se heurte à l'originalité de cette structure, à la fois atout esthétique majeur et obstacle rédhibitoire pour une mise en scène qui tenterait de trouver une ligne générale à cette fragmentation. Stravinsky déclarait d'ailleurs dans un texte de présentation non dénué d'humour : "L'exécution musicale de The Rake's Progress ne pose aucun problème, son adaptation à la scène, en revanche, présente des difficultés certaines. Quoi qu'il en soit, j'affirme que les principaux obstacles qui s'opposent à une visualisation vraiment convaincante de cette œuvre tiennent uniquement à l'incapacité de certains à l'accepter telle qu'elle est."
Sur ce point, on ne saurait objecter à la production de Jonathan Miller d'avoir minimisé le recours à des inventions d'une hardiesse inouïe mais plutôt privilégié une approche claire et épurée, suivant une esthétique picturale et graphique dont l'immédiateté dégage une lisibilité qui donne toute sa dimension au livret et à la partition de Stravinsky. La série des "tableaux" s'inscrit dans une galerie de situations et d’affects qui passe du ludique au pathétique, de l’exaltation à la mélancolie, de l’intime au public… Un message dont l'humanité et l'universalité est traduite par une musique faire de collages et pastiches qui déploient une géniale imitation (et hommage) à l'opéra classique : récitatifs, airs, duos, trios, chœurs, interludes – exercices de styles qui donnent à cette atmosphère proche du Tom Jones de Fielding ou du Barry Lyndon de Thackeray les atours d'un chef‑d'œuvre intemporel.
Le choix de Jonathan Miller de répondre fidèlement au livret par une multiplicité des espaces scéniques implique un recours systématique à des changements de décor et d'incessants levers et baissers de rideaux. L'ensemble de cette série de saynètes forme une sorte d'album d'images marqué par une esthétique très illustratives, entre Magritte et les couvertures de magazines américains de l'entre-deux-guerres. On est loin de l'Angleterre du XVIIIe siècle mais tout est montré avec un relatif équilibre d'abstractions dans les décors et de réalisme dans les détails et les costumes. La maison Trulove ressemble à ces constructions cubiques avec lesquelles s'amusent les enfants, avec le détail curieux d'un arbre poussant à l'intérieur et dont le feuillage vert est taillé en forme de toit. Les rues de Londres sont stylisées à l'extrême, avec ces lignes de fuite et ces profils d'usines découpés, les mêmes paysages qu'on aperçoit par la fenêtre de la salle à manger de Tom.

Ben Bliss (Tom), Christian van Horn (Nick Shadow)

Miller brode visuellement sur l'idée de la rencontre entre un poète et un compositeur – avec en toile de fond cette folie qui menace et l'univers de la ville et de la spéculation qui finissent par corrompre le jeune homme un peu naïf. Le traitement fait passer au second plan le pacte faustien entre Tom et Nick Shadow, privilégiant le projet de fable sociale marxiste qui tenait tant au librettiste Wystan Hugh Auden et ses amis Christopher Isherwood et Stephen Spender avec qui il avait parcouru l'Allemagne de la République de Weimar. Le résultat est visuellement cette ville industrielle du XXe siècle, évoquant non simplement Londres mais vaguement Berlin ou tout autre place financière, peuplée de cabarets et de bordels et mélangeant les peintures de Hogarth avec les décadents George Grosz et Otto Dix.
Tandis que Trulove lit son Wiener Zeitung en tenue bavaroise et plus tard, après avoir fait fortune, Tom Rakewell l'imite en reprenant son journal et ajoutant sa collection d'animaux, fauves et requin empaillés (requin qu'on retrouve à l'identique dans le décor de David Hockney et la mise en scène de John Cox à Glyndebourne en 2010, avec le même numéro comique où Baba brise tout ce qu'il y a sur la table). Ceci dit, au-delà du roman d'éducation, c'est une certaine forme de tristesse désenchantée qui plane sur cette histoire d'un jeune homme qui fait carrière et finit anéanti par la folie. Bien sûr, on rit beaucoup quand Baba la turque débarque en voiture au milieu de ses admirateurs ou bien quand elle fait une crise de nerfs et casse la vaisselle. Mais cette intrusion (rappelons que le personnage est une pure invention de Auden) se conclut par le constat amer du sentiment d'avoir été dupée par Tom et l'impossibilité de former avec lui un couple uni – ce qu'elle confie à mi-mots à Ann. C'est bien pour Tom aussi la perte des illusions et le refus de grandir. Il est comme un enfant entre les mains de Nick lui montrant une machine à fabriquer des pains avec des pierres (au passage, un hilarant amalgame entre catholicisme et du marxisme !) mais l'atmosphère bascule avec la scène où il joue son âme en devinant les cartes que lui propose Nick – lequel, furieux de devoir abdiquer, prononce la formule qui précipite Tom dans la folie. Cette ultime scène dans l'asile d'aliénés est de loin la plus touchante et montre une agonie débarrassée de toute connotation tragique, avec Tom expirant tel un enfant blotti dans les bras de Ann. Le temps est aboli, il ne reste que la notion de pureté où les personnages sont comme dans un jardin d’Eden saisis par le mimétisme des figures mythologiques d'Adonis et Vénus. C'est le moment choisi par Jonathan Miller pour faire table rase du décor, le faire disparaître complètement pour donner l'épilogue sur un simple fond noir – solution drastique qui donne à cette morale chantée sa dimension à la fois humoristique et aigre-douce.
Il fallait à cette production un cast de haut vol qui puisse apporter un souffle et une énergie capable de rendre ses couleurs à la musique de Stravinsky. Mission accomplie : le juvénile aréopage réuni autour de Susanna Mälkki donne à cette parabole en musique les accents, le caractère et les nuances idéales. Golda Schultz offre au personnage de Ann une ligne à la fois puissante et finement détaillée avec une belle densité sur tous les registres comme elle le démontre dans son grand air No word from Tom… I go to him. Il ne manque pas une note de passage dans les ornements, négociés avec une agilité de tout premier plan. Sous la chair mozartienne circule un évident atavisme straussien qui fait entendre un phrasé et un sens du texte d'une netteté qui vivifie la musicalité et l'émotion (Gently, little boat). Le Tom Rakewell de Ben Bliss est quant à lui un alter ego évident, fort d'un style et d'une technique qui lui donnent à son Here I stand… une aisance déconcertante dans la manière d'intégrer l'art du récitatif baroquisant avec le côté dévergondé et élégiaque. Capable de moduler Love, too frequently betrayed sans céder à la déploration facile ou de donner à Vary the song une instabilité et une fièvre qui en magnifie l'expression, il fait de son personnage le parfait héros adolescent d'une parabole dont le sens lui échappe. Par la subtilité de l'émission et le contrôle de la projection, il fait de l'ultime Where art thou, Venus ? une ode à la beauté qui est aussi une forme d'adieu au monde. Troisième larron de cette belle réussite, le Nick Shadow de Christian van Horn manie l'ironie et l'aplomb avec un art de la caractérisation confondant. Il révèle par touches progressives le personnage maléfique qui perce sous le masque de la respectabilité, avec un timbre complexe et soutenu, imitant tantôt la bonhommie tantôt la cruauté (Fair Ladies, Gracious Gentlemen…). On brûle par avance des surprises qu'il nous réserve en sautant du diable de Stravinsky au Méfistofélès de Gounod dans la reprise du Faust mis en scène par Tobias Krätzer à Bastille fin juin…

Raehann Bryce-Davis (Baba la Turque), Ben Bliss (Tom)

L'ensemble des seconds rôles mérite largement son lot de félicitations, à commencer par Raehann Bryce-Davis qui dévore scéniquement et vocalement un rôle de Baba la turque qu'elle semble réinventer à chaque mesure (As I was saying, both brothers wore moustaches). Elle met le public dans sa poche en un tournemain, l'embarquant dans un numéro captivant où elle rivalise avec les trophées de chasse qui encombre le salon de Tom. À la fois tigre et requin carnassier, la voix plonge avec délectation dans les abysses pour mieux surgir l'instant d'après dans une ligne vibrante et suraiguë (Scorned ! Abused ! Neglected ! Baited !). Le Trulove paterne et calculateur de James Creswell séduit par la sombre élégance de la diction, avec un abattage et un jeu qui manquent à la Mother Goose d'Eve Gigliotti dans une scène au bordel un brin corsetée. Saluons pour terminer la performance de Tony Stevenson dans le rôle de Sellem, le commissaire-priseur. Capable de d'alléger par des gamineries et un ton badin la difficulté technique redoutable de la scène des enchères, il passe subitement du caractère bouffe à l'étroitesse d'esprit du froid spéculateur. Cette scène fait la part belle aux étonnantes individualités qui composent le chœur du Metropolitan Opera – un ensemble jamais pris en défaut qui révèle des qualités organiques d'une cohérence et d'un impact proprement fabuleux.
Susanna Mälkki ciselle le néoclassicisme de Stravinsky sans se borner à souligner systématiquement les marges où Rake's vient mordre sur Così ou Don Giovanni. Prenant un soin aigu à intégrer les citations dans un geste qui les unifie dans un flux d'une voluptueuse finesse, elle fait sienne la citation du compositeur dans sa Poétique musicale (1939–40) : "Plus l'art est contrôlé, limité, travaillé, et plus il est libre". Les motifs répétés et le rythme fixe de la machinerie stravinskienne trouvent ici une expression très théâtrale qui change l'orchestre en maître d'œuvre, tirant depuis la fosse les fils invisibles qui animent le mélodrame. À la précision avec laquelle la petite harmonie picore le dessin mélodique dans les scènes élégiaques, répond la sensualité et le volume des cordes. On passe d'une dimension harmonique esquissée à la pointe sèche dans les saynètes comiques et verbeuses (Scène des enchères, trio Tom-Ann-Baba) à une Commedia dell'arte à la frontière fragile entre drame et comédie. Cette lecture multiple fait entendre les contradictions d'une musique qui se plait à combiner le grand format sur un texte en apparence dérisoire et la légèreté et le badinage dans des passages dramatiques. "Tu as le nécessaire puisque tu as le superflu" disait le Diable au Soldat. L'orchestre résume cette nécessité superflue et ce superflu nécessaire – oxymore musical du destin et des aspirations de ce brillant Rake's Progress.

Golda Schultz (Ann), Ben Bliss (Tom)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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