Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Giulio Cesare in Egitto (1724)
Opera seria en trois actes HWV17
Livret de Nicola Francesco Haym
Créé au King’s Theater de Londres le 20 février 1724

Mise en scène : Damiano Michieletto
Direction musicale : Philippe Jaroussky
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Scénographie : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti

Gaëlle Arquez : Giulio Cesare
Sabine Devieilhe : Cléôpâtre
Franco Fagioli : Sesto
Lucile Richardot : Cornelia
Carlo Vistoli : Tolemeo
Francesco Salvadori : Achille
Paul-Antoine Bénos-Djian : Nireno
Adrien Fournaison : Curio

Ensemble Artaserse

 

 

Paris, Théâtre des Champs Elysées, 11 mai 2022, 19h

Le Théâtre des Champs-Élysées présente ce mois-ci la production du Giulio Cesare in Egitto signée Damiano Michieletto. La mise en scène offre un équilibre théâtral assez consensuel entre options classiques et contemporaines, s'appuyant volontiers sur un album d'images dont la force n'est pas toujours payée par la pertinence sur la durée. Le public viendra célébrer les débuts en fosse de Philippe Jaroussky à la tête de l'Ensemble Artaserse et dirigeant un plateau où abondent la crème des voix baroques, dont la grande majorité se livre avec succès au délicat exercice de la prise de rôle. La Cléopâtre de Sabine Devieilhe et la Cornelia de Lucile Richardot se hissent au sommet d'une soirée où brillent également le Giulio Cesare de Gaëlle Arquez et le Sesto de Franco Fagioli.

 

 

Franco Fagioli (Sesto), Lucile Richardot (Cornelia)

Ce rendez-vous au Théâtre des Champs-Élysées avait largement de quoi attirer tout ce que la baroquie compte de fidèles venus célébrer les débuts en fosse de Philippe Jaroussky à la tête de l'Ensemble Artaserse. Le célèbre contre-ténor français connaît son Haendel sur le bout des doigts, pour avoir chanté à de très nombreuses reprises le rôle de Sesto en récital et surtout dans l'emblématique et controversée production et Patrice Caurier et Moshe Leiser à Salzbourg en 2012 ((Voir le compte rendu de cette production : https://blogduwanderer.com/2012/08/26/salzburger-festspiele-2012-giulio-cesare-in-egitto-de-g-f-haendel-le-25-aout-2012-avec-cecilia-bartolni-dir-mus-giuseppe-antonini-ms-e-scene-patrice-caurier-et-moshe-leiser/)). L'affiche parisienne regroupait pour l'occasion un aréopage de gosiers capables d'assurer à eux-seuls le succès d'une soirée où abondent les prises de rôles. Pareille distribution exigeant une scénographie capable de porter les enjeux plus loin qu'une simple version concert, le choix de Damiano Michieletto semblait à même de pouvoir réconcilier les Anciens et les Modernes sans risque de pugilat esthétique à la sortie. Sa précédente incursion en terres baroques s'étant soldée par un sombre et symbolique Alcina au festival de Pentecôte à Salzbourg en 2019, on pouvait s'attendre à une approche tout aussi sage et consensuelle à Paris… C'était sans compter une partie réfractaire du public de l'avenue Montaigne venu huer une production assez peu originale, hésitant entre parcours balisé et visite guidée dans les méandres du livret de Bussani-Haym.

D'un bout à l'autre, la scénographie de Paolo Fantin nous plonge dans une esthétique aux contours très chics et épurés, typique des approches modernisées de l'opera seria, et sans autre aspérité qu'une ou deux scènes fortes où le symbolique et l'action concourent à aller plus loin que le pur narratif. Le principal intérêt de ce travail réside dans le fait que Michieletto donne une place inhabituellement importante à la figure de l’absent : le "grand" Pompée, cet adversaire qui pensait avoir trouvé refuge auprès de Ptolémée et que César poursuivit jusqu’en Égypte. Par calcul et veulerie, Ptolémée le fait mettre à mort pour s’arroger les bonnes grâces de César mais celui-ci, horrifié par un acte d’une telle traîtrise et d’une telle cruauté, se retourne contre le prince égyptien et accorde sa protection à Cornelia et Sesto, la veuve et le fils de Pompée. Michieletto ne renouvelle pas de fond en comble une intrigue somme toute assez plate, avec des personnages qui peinent à sortir de rôles de convention. Son travail assume la possibilité de créer plusieurs niveaux de lecture, avec comme fil rouge (au sens propre du terme on le verra), l’importance dramaturgique de la mort de Pompée dans l’enchaînement des événements et l’ombre sa mort sur la possibilité du couple que forme César avec Cléopâtre. Pris entre les impératifs d'un protocole qui souligne le poids stratégique d'une telle union et l'amour véritable que les deux amants se portent mutuellement, ce projet de vie commune s'éloigne et s'étiole peu à peu, laissant les deux protagonistes de part et d'autre d'un bonheur impossible.

Michieletto trace un parcours fléché et d'une lisibilité souvent bien prévisible, qui mène à une conclusion dont l'amertume et le désespoir aura sans doute désarçonné les amateurs de claire apothéose, bruissant de pompe et de circonstances. Le livret de Giulio Cesare in Egitto ne brille pas par le rythme des péripéties mais plutôt par la profondeur de caractères qui peinent à concilier quête du pouvoir et sentiments intimes. Sur ce point précis, le net changement de régime entre la première et la seconde partie met à jour une construction dramaturgique qui transforme le sanglant vaudeville en chassé-croisé amoureux où Cléopâtre mène le jeu, nettement plus que César comme le fait remarquer fort justement Michieletto dans le texte de présentation. Sans doute pour donner une épaisseur visuelle qui vient compenser des péripéties narratives souvent au point mort, il imagine à l'arrière scène un ballet de figurants qui ajoutent un commentaire silencieux à l'action se déroulant au premier plan. Ainsi, les trois Parques tenant le fil du destin dans une pose pleine d'abattement et de lassitude et Pompée dont on devine l'assassinat et la transformation en effigie de marbre. Un pan coulissant du haut décor à la blancheur immaculée dévoile durant l'ouverture ce pauvre Pompée empêtré dans un réseau étroit de filins élastiques couleur sang qui le contraignent dans ses mouvements et finissent par l'emporter en le traînant sur le sol, illustrant les traits croisés des poignards dont il est frappé.

Le raide et froid costume trois pièces de César imite celui de son adversaire – symbole d'une romanité à la fois petit-bourgeoise et vaguement mafieuse, que vient bousculer l'entrée d'Achille apportant la tête de Pompée dans une caisse en bois d'où s'échappe un filet de sang. Le geste l'emporte ici sur le réalisme burlesque de la tête tranchée (Caurier-Leiser) et s'intéresse surtout à la vision de cette tache de sang qui vient littéralement salir la scène. Ce sang emblématique restera sur le devant de la scène durant toute la première partie, telle la présence muette de ce personnage-clé, à la fois un rival, mari et père dont le meurtre conditionne le drame tout entier.

L’arrivée de l’urne funéraire de Pompée s'accompagne quant à elle du beau symbole de la cendre tombant des cintres, telle une calamité divine qui rejaillit comme le sang, sur les protagonistes de la scène. Cette souillure s'accompagne du douloureux Alma del gran Pompea où César parlant à Pompée parle surtout à lui-même. Mais la tristesse ne dure jamais trop longtemps pour un être aussi avide comme lui de conquête et de pouvoir, comme le montre la scène où il tombe amoureux de Lydia-Cléopâtre et surtout le Va tacito e nascosto où l'allusion à la chasse sert de prétexte à déjouer la tentative d'empoisonnement par Tolomeo. Posé à côté de la tache de sang et les cendres de Pompée, le poison complète à l'avant-scène cette sorte de rébus-synopsis.

Michieletto multiplie les images signifiantes, jouant parfois sur les stéréotypes de l'Égypte antique comme ce masque de pharaon dont s'amuse un Tolomeo empruntant ses tatouages ‑hiéroglyphes à ceux de Christophe Dumaux (signés du même Agostino Cavalca, complice de la production salzbourgeoise en 2012). Citons également le collier de Cléopâtre ou la tête de Pompée au bosquet de Némésis et puis surtout ces trois Parques aux longs cheveux dont les gestes lents et accablés semblent sortir tout à la fois d'un tableau de Puvis de Chavannes ou d'une production de Romeo Castellucci. Comme une sorte d'interaction entre le réel et le fantasmé, le fantôme de Pompée se déshabille et se métamorphose en grandiloquente statue de Pompeius cosmocrator qui domine toute la fin de l'acte III.

Difficile de dire si ce travail d'illustration trouve sa cohérence d'un bout à l'autre de la soirée mais l'œil perçoit sans trop de difficulté les ponts qui relient des scènes très stylisées comme le viol de Cornelia par Achille où la mère obligée de se déshabiller fait écho à l'image de Pompée quittant un costume que son fils enfile durant le Son nata a lagrimar. On devine ici l'ambiguïté d'un fils chargé de venger son père et placé de fait dans une position incestueuse vis-à-vis de sa mère – image fugace qui refera surface à la toute fin lorsqu'il aura définitivement fait oublier sa mise de premier de la classe en passant clairement du côté des conjurés en tuant de sang-froid Tolomeo d'un coup de révolver et menaçant de renverser César. L'immense bâche plastique percée par les coups de poignards d'un aréopage de tueurs en toges durant La giustizia ha già sull'arco évoque l'image finale de César sur lequel tombent les fils du destin annonciateur de son assassinat dans la Curie de Rome (et son agonie au pied de la statue de… Pompée).

Sabine Devieilhe (Cléopâtre)

Le personnage de Cléopâtre est quant à lui, celui qui bénéficie de la plus grande attention de la part de la scénographie. Elle est la sœur de Tolemeo, l'assassin perfide et dépravé par qui le malheur est arrivé. On la découvre dans une scène où elle joue les coquettes, choisissant parmi la garde-robe et les perruques, l'apparence qui lui permettra assurément de séduire César sous le faux prénom romain de Lydia. Sur l'air du Non disperar, chi sa ? elle change de perruques et de caractère, révélant une psychologie versatile, où l'immaturité côtoie la stratégie politique. Hésitant entre plusieurs styles de féminité, elle opte finalement pour un carré brun et une tenue de sage soubrette à col Claudine (allusion discrète à l'anecdote de Plutarque qui l'imaginait livrée à César enroulée nue dans un tapis ?). Changée en plantureuse Jessica Rabbit durant le V'adoro pupille, elle éteint les chandeliers dont la lumière faisait encore obstacle à la nuit d'amour avec César. Dans la scène-clé du Se pietà di me non senti, l'héroïne doute de pouvoir accéder au trône et conquérir le cœur de César. On la voit prisonnière de d'encombrant réseau de fils rouges, avec l'apparition hallucinée des trois Parques changées en divinités infernales du jardin des délices de Jérôme Bosch. Les lyricomanes répriment des cris d'effroi au moment où Sabine Devieilhe pose sur sa tête un crâne gigantesque étouffant en partie les sublimes aigus de sa voix. L'image est ici très forte, rappelant le geste antique des cendres dont on se recouvre en guise d'expiation et d'humiliation. Se pietà di me non senti, giusto ciel, io morirò. Tu da pace a' miei tormenti, o quest'alma spirerò ("Si tu n'as pas pitié de moi, ô juste ciel, je vais mourir. Apaise mes tourments, sinon je rendrai l'âme") et joignant le geste à la parole, elle dépose à terre ce funeste symbole du pouvoir qui s'envole et de l'amour impossible. Michieletto ajoutera à cet album d'images celle – dérangeante et bouleversante – du cadavre d'une vieille femme qui se tient telle un sombre présage derrière Cléopâtre chantant son Piangerò la sorte mia. La scène finale montre César qui s'éloigne d'elle pour affronter son fatal destin, l'abandonnant sur son trône telle une reine d'Égypte de carte postale.

Le plateau, on l'a dit, présente un cast de haute volée dont les qualités peuvent parfois faire obstacle très paradoxalement à la perception générale et à l'équilibre global. Cette abondance de biens peut nuire en effet à des prestations aussi éblouissantes soient-elles ; si bien que les chanteurs qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont ceux qui savent proportionner leur ligne vocale à la caractérisation de leur rôle. Peu sollicitée par la direction d'acteur, c'est sans doute la Cornelia de Lucile Richardot qui marque le plus les esprits par cet alliage de solidité et de sobriété qui donne au personnage une ampleur dramatique que lui refuse paradoxalement un livret qui l'enferme dans le rôle lacrymal d'une seconde Andromaque. Le timbre dense et délicatement vibré font du Priva son d’ogni conforto, une complainte à la fois nostalgique et tendre. Passant du rôle de César, qu'il a souvent interprété, à celui de Sesto, le contre-ténor Franco Fagioli déploie des trésors d'engagement qui mettent à mal une palette écourtée dans l'aigu et des plongées périlleuses dans le registre grave qui rendent audibles quelques déplaisantes distorsions de timbre. Le sublime Son nata a lagrimar fait entendre deux voix qui regardent chacune dans deux directions différentes, opposant des moyens et des conceptions dont la cohérence ne peut se saisir qu'individuellement.

Même constat concernant le Giulio Cesare de Gaëlle Arquez et la Cléopâtre de Sabine Devieilhe – deux personnalités vocales absolument sublimes mais jouant dans deux domaines séparés. Attentive à soutenir la tension de la ligne et de la projection, Gaëlle Arquez noie les vocalises dans un halo qui en déconstruit le phrasé (Al lampo dell’armi) tandis que d'autres airs comme Aure, deh per pietà ou Alma del gran Pompeo lui offrent une assise plus confortable. D'une manière générale, son personnage peine vocalement à se dégager vraiment des maladresses dans lequel le maintient le livret et les options d'une scénographie qui s'attache à dégager en lui les traits d'une future victime incapable de jouir de ses triomphes politiques. La Cléopâtre de Sabine Devieilhe est au contraire très à l'aise dans la façon de faire briller une palette colorature et cette géniale insolence avec laquelle elle brode autour de la ligne principale des guipures d'aigus tous plus stratosphériques les uns que les autres (Non disperar, chi sa ? ou même Se pietà). C'est tout juste si Da tempeste parvient à la prendre en défaut mais parler ici des fautes techniques relèverait carrément de la cuistrerie…

De belles surprises attendent le spectateur du côté du Tolomeo de Carlo Vìstoli dont la voix pleine et noble donnerait une ampleur et une noblesse à la perfidie du personnage. Négociant les redoutables changements de registres du Domerò la tua fierezza, il impose une belle puissance dans la ligne et les vocalises. Les seconds rôles sont eux aussi admirablement servis, depuis l'Achille de Francesco Salvadori qui affirme tout le poids et la véhémence de sa menace dans un Tu sei il cor di questo core jusqu'aux interventions nuancées et remarquables du Nireno de Paul-Antoine Bénos-Djian et le Curio d'Adrien Fournaison.

Attentive et présente à la fois, la direction de Philippe Jaroussky révèle des qualités très prometteuses. Le geste cisèle un écrin qui négocie au millimètre les exigences des voix, depuis les prises d'air à la longueur de note. L'alliage des articulations et des tempos offrent aux interprètes une liberté dont la plupart se saisissent pour orner les reprises et répondre aux sollicitations des différents pupitres. L'urgence dramatique manquent sur la durée à des bois et des cordes dont la joliesse sans doute ne saurait suffire à dégager Haendel de son cadre poli et courtois. On passera sur de rares (et inévitables) approximations comme l'intervention du cor naturel dans le Va tacito e nascosto ou le violon solo dans Se in fiorito ameno prato ; les solistes de l'ensemble Artaserse se plient avec un enthousiasme audible aux intentions d'un chef soucieux de varier des climats, n'hésitant pas à limiter avec une grande maîtrise une alternance de sotto voce et forte sans laquelle un volume général trop généreux pourrait contrevenir à la lisibilité des lignes vocales. Saluons un travail dont la technique et les intentions laissent présumer de belles perspectives dans d'autres œuvres d'un répertoire que Philippe Jaroussky connaît à la perfection.

 

Franco Fagioli (Sesto), Lucile Richardot (Cornelia)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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