César Franck (1822–1890)
Complete Songs and Duets.

Tassis Christoyannis, baryton
Véronique Gens, soprano
Jeff Cohen, piano
Enrico Graziani, violoncelle.

 

2 CD, Palazzetto Bru Zane (CD1 : 52'31"/CD2 : 51'55")

 

 

Enregistré à Venise du 16 au 19 avril et du 4 au 5 octobre 2021

César Franck étant né en 1822, on peut compter sur le Palazzetto Bru Zane pour ne pas oublier cet anniversaire. Ouverture des festivités avec une intégrale discographique des mélodies du compositeur liégeois, sans doute l’un des aspects les plus méconnus de sa production. Avec Tassis Christoyannis et Jeff Cohen, rejoints par Véronique Gens pour quelques duos, les mélomanes sont en de bonnes mains, d’autant que le programme a été soigneusement élaboré pour conquérir l’auditeur.

C’est avec une certaine dose de courage, voire de témérité, que le Palazzetto Bru Zane s’est lancé dans une série d’enregistrements de mélodies françaises. Si le récent coffret proposant l’intégrale des compositions de Reynaldo Hahn dans ce domaine ne dut guère faire se hausser de sourcils, il n’en allait pas de même des disques consacrés à d’autres compositeurs, les uns quasiment tombés dans l’oubli – Fernand de la Tombelle, Benjamin Godard –, les autres méconnus en tant que mélodistes – Lalo, Saint-Saëns. Avec César Franck, on se situe à nouveau dans le second groupe, car le Pater Seraphicus ne fait pas partie de ceux que les chanteurs retiennent d’habitude pour leurs récitals, et seuls ses compatriotes lui ont parfois accordé un peu d’intérêt.

Mais à présent tout cela va changer, comme dirait Golaud, puisque l’année 2022 est celle du bicentenaire de la naissance du Liégeois. Celui dont on n’entend pratiquement plus que les œuvres symphoniques ou la musique de chambre va renaître sous ses autres visages : l’opéra Hulda sera donné en mai-juin en version de concert, et les parutions discographiques liées aux commémorations sont inaugurées par une intégrale de ses mélodies. Deux CD pour une centaine de minutes de musique, voilà un honneur auxquels bien peu avaient eu droit jusqu’ici dans la série publiée par le Centre de musique romantique française. Même Gounod, pourtant le mélodiste le plus réputé, avait dû se contenter d’une sélection sur une seule galette. César Franck méritait-il plus qu’un autre ce traitement de faveur ? Ecoutons pour en juger.

L’ordre dans lequel les mélodies sont agencées n’a certainement pas été laissé au hasard. Dans la mesure où les compositions de Franck dans ce domaine s’étendent sur plusieurs décennies, depuis 1843 pour les toutes premières jusqu’à 1889 pour les ultimes, il faut évidemment s’attendre à de grandes différences entre les débuts d’un jeune apprenti de vingt ans à peine et les dernières productions d’un maître expérimenté. De façon sans doute délibérée, ce n’est pas l’ordre chronologique qui a été retenu, car cela n’aurait peut-être pas permis de capter immédiatement l’attention de l’auditeur. En ouvrant le premier disque avec « Les Cloches du soir » de 1889, le parcours commence par la fin, en un sens, mais c’est un bon moyen d’assurer l’intérêt : les quatre quatrains de Marceline Desbordes-Valmore ont inspiré à Franck une mise en musique résolument affranchie de la forme strophique, avec une partie pianistique aux contours imprévisibles. Vient ensuite « Nocturne » de 1884 : si le poème du journaliste monarchiste Louis de Fourcaud est assez convenu, pour ne pas dire médiocre, le compositeur trouve le moyen d’en tirer une mélodie séduisante. En troisième position, « Le Vase brisé », conçu en 1879 sur un texte de Sully-Prudhomme, manifestement considéré comme le chef‑d’œuvre de César Franck dans le domaine de la mélodie, puisque le sujet en été retenu pour l’illustration du disque : la forme en est totalement libre, et l’intensité du sentiment que traduit la ligne vocale correspond bien au contenu symboliste des vers.

Avec cette salve inaugurale, le programme du disque frappe un grand coup et nous convainc du bien-fondé d’enregistrer les mélodies de Franck. Mais de quelle nature sera la suite ? Le livret nous indique en effet que « Le Vase brisé » est « la première des mélodies qui abandonne totalement la référence à la forme strophique au profit d’une construction plus vaste ». De fait, la quatrième plage, sur un poème de Victor Hugo, paraît plus répétitive mais la ligne de chant et l’accompagnement possèdent un charme qui opèrent sans tarder. Vient alors la véritable épreuve pour les bonnes volontés : le texte le plus mièvre sur lequel César Franck ait jeté son dévolu, « Le Mariage des roses », heureusement transcendé par sa mise en musique. Si le père du Chasseur maudit a pu surmonter haut la main un pareil écueil, l’auditeur renonce à tout a priori et se laisse persuader. Malgré son titre, « L’Emir de Bengador » n’a rien d’orientaliste mais s’écoute avec plaisir ; « Ninon » de Musset vaut bien la version plus illustre qu’en a donné Tosti (mais on peut lui préférer le duo qu’en tire Offenbach dans Fantasio) ? On sacrifie bien volontiers à l’exercice toujours réjouissant de la comparaison, Franck ayant deux adapté « S’il est un charmant gazon » de Victor Hugo

Bref, l’oreille et l’esprit sont conquis lorsque l’on en arrive aux Six Duos de 1888 qui concluent le premier disque. Malgré la date tardive, l’œuvre pourra sembler bien naïve dans ses harmonies, pour une raison simple : il s’agit d’un recueil destiné aux amateurs, commande de l’éditeur Enoch, d’où le refus de toute complexité dans l’écriture, avec des pièces au caractère un peu répétitif. Pour les textes, Franck fit à nouveau dans le genre niais, avec quelques bondieuseries larmoyantes signées Alphonse Daudet ou Amable Tastu, mais pas seulement, par chance : « Les Danses de Lormont », sur un poème de Desbordes-Valmore échappe à ce climat lénifiant.

Le deuxième disque n’inclut que dix mélodies mais dure aussi longtemps que le premier, qui en comptait une vingtaine. Il s’agit donc de pièces beaucoup plus développées, entre cinq et sept minutes plus plusieurs d’entre elles. C’est aussi dans ce deuxième CD que se cachent les textes les plus douteux, notamment ces « poèmes » patriotiques et revanchards, dont une étonnante prosopopée intitulée « Paris », long texte en prose qui donne la parole à la capitale meurtrie par la guerre de 1870, source d’une mélodie à la forme nécessairement plus souple. « Les Trois Exilés », avec son refrain bonapartiste, a sa place musicalement aux côtés du « Chant du départ » et de « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». L’incendie de l’Opéra-Comique en 1887 avait inspiré à « Jean de Villeurs » un texte grandiloquent que Franck se sentit tenu de mettre en musique à des fins caritatives.

Il serait néanmoins injuste de passer sous les silences les belles réussites qui se trouvent aussi dans ce deuxième disque, sur des textes signés Hugo ou Chateaubriand. Et heureusement, l’interprétation est, elle, au-dessus de tout soupçon. On est heureux pour Véronique Gens qu’elle ait eu l’occasion de chanter autre chose que les duos, une des deux versions de « S’il est un charmant gazon » lui incombant. Quant à Tassis Christoyannis, dont tous les volumes précédents dans cette collection avaient permis de juger la maîtrise du style adéquat, il se montre ici comme à nu : évidemment, la musique de César Franck se prêterait mal aux effets de manche, ainsi qu’aux clins d’œil ou au second degré, mais la sincérité et le dépouillement adoptés par le baryton grec font merveille dans ce répertoire (l’interprète sait aussi se faire vibrant, juste autant qu’il faut, pour déclamer les textes plus chauvins). Au diapason de cette approche, Jeff Cohen ne cherche à aucun moment à tirer la couverture à soi, et même si les parties de piano lui offrent rarement de quoi briller en virtuose, il sait admirablement soutenir le chant par son jeu toujours sensible.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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