Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlos (1867)
Grand-Opéra en cinq actes
Livret de Joseph Méry et Camille du Locle d'après Don Carlos de Friedrich Schiller

Direction musicale– Michele Spotti
Mise en scène – Vincent Huguet
Décors – Richard Peduzzi
Costumes – Camille Assaf
Lumières – Irene Selka
Chef des chœurs– Michael Clark
Dramaturgie – Roman Reeger

Elisabeth de Valois – Yolanda Auyanet
Philippe II – Nathan Berg
Don Carlos – Joachim Bäckström
Rodrigue, Marquis de Posa – John Chest
Le Grand Inquisiteur – Vazgen Gazaryan
Princesse Eboli – Kristina Stanek
Un moine – Andrew Murphy
Comtesse d' Aremberg – Nataliia Kukhar
Voix du Ciel – Inna Fedorii
Comte de Lerme – Ronan Caillet
Députés flamands – Jasin Rammal-Rykała, Kyu Choi, Félix Le-Gloahec, Andrei Maksimov, Yurii Strakhov, Jiacheng Tan

Chœur du Theater Basel
Chœur  supplétif du Theater Basel
Sinfonieorchester Basel

 

Bâle, Theater Basel, jeudi 17 février 2022, 19h

C’est la seconde production de Don Carlos (en version française) à laquelle j’ai l’occasion d’assister à Bâle, et c’est toujours un défi pour un théâtre, même valeureux comme Bâle. L’intérêt de cette édition c’est qu’à la différence de la précédente (Mise en scène de Calixto Bieito), elle parie plus sur l’homogénéité musicale et le niveau général de la distribution que sur la mise en scène, bien plus sage que la terrible vision de Bieito. Il en résulte une soirée qui confirme à la fois la beauté incontestable de la version française (un des meilleurs livrets de Verdi) et sa qualité prosodique, mais aussi la difficulté à effectuer des choix dans une œuvre dont chaque présentation dans un théâtre est l’objet d’hésitations et de discussions pour savoir où couper, ou quelle version exacte choisir. Il reste que l’opération et globalement une réussite.

Trailer

Les coupures

Commençons par évoquer la question lancinante des versions et des choix, des coupures et des regrets. Pour des raisons qui tiennent à la concentration dramaturgique, à la durée de la représentation (quasiment 4 heures), chef et metteur en scène ont décidé de couper le ballet (ce qui est le moindre mal), mais surtout le chœur initial des bûcherons, et le fameux lacrymosa qui suit la mort de Posa, l’un des moments les plus intenses et les plus beaux de la partition, celui-là même que certains chefs (Maazel jadis à Salzbourg) décidèrent d’ajouter à la version en quatre actes en italien. On ne peut que regretter amèrement qu’aient été coupés les deux moments les plus originaux de l’œuvre qui en quelque sorte signent la version française – on évitera d’y accoler en plus le qualificatif « originale » parce qu’on discute encore aujourd’hui de la réalité et de l’étendue de la version originale.
En revanche, deux autres moments sont donnés cette fois dans l’édition la plus ancienne de Verdi, quasiment jamais entendus, la première partie du duo Posa-Philippe II au deuxième acte, et la rébellion du quatrième acte (qui devrait suivre le fameux lacrymosa…) qui font entendre des musiques une fois de plus rarissimes.
Dans la mosaïque impossible à reconstituer du Don Carlos de Verdi, le choix a été de profiler la représentation sur la version en cinq actes en Italien dite de Modène (1886) pour des raisons dramaturgiques, qui est effectivement une solution raisonnable et cohérente, à défaut d’être pleinement satisfaisante, parce qu’elle intègre l’acte de Fontainebleau.
Nous avons dans ce site consacré un dossier à la question du Don Carlos dont on ne se sortira jamais. Les coupures effectuées par Verdi lors de la Première parisienne n’ayant pas toutes été dictées par la musique mais quelquefois par l’horaire des omnibus, on se demandera toujours si c’est la répétition générale de 1867 ou la première qu’il faut prendre en compte, ou les décisions ultérieures (voire antérieures, comme la version princeps prévue au début des répétitions parisiennes). Faisons contre mauvaise fortune bon cœur et disons-nous que chaque théâtre nous réserve la surprise d’un Don Carlos singulier. Mais surtout, ne croyons jamais à la com des théâtres qui vous parleraient de « version complète » ou plus complète que complète, cela ressemble trop aux lessives qui lavent plus blanc que blanc. Donc même si personnellement je regrette profondément la mise à l’écart du chœur des bûcherons et du lacrymosa, nous admettrons avec un sourire entendu et un peu ironique qu’il s’agit de la « version de Bâle ».

 

La production

Le Theater Basel, alors dirigé par Georges Delnon – aujourd’hui à Hambourg -, avait donc déjà proposé en 2006 la version française de Don Carlos, dont il avait confié la mise en scène à Calixto Bieito. Cette production, l’une des plus terribles de l’œuvre et l’une des plus incisives de Bieito proposait un Carlos apprenti terroriste : on était encore proche des attentats de la gare d’Atocha de Madrid (2004) et Elisabeth au cinquième acte attachait une ceinture d’explosifs à son bien-aimé. La mise en scène soulignait aussi l’ambiguïté de ses rapports avec Posa dans leur duo initial d’une crudité qui serait peut-être insupportable aujourd’hui… Cette mise en scène dérangeante qui n’a jamais été reprise hélas constitue pour moi un des moments les plus forts de ma carrière de spectateur.
Georges Delnon a beaucoup marqué l’identité de ce théâtre notamment en matière d’appel à des metteurs en scène novateurs (Bieito, mais aussi Simon Stone qu’il a contribué à lancer en Europe en lui proposant une résidence), et comme souvent après des périodes fortes, la succession est difficile et il n’est pas évident de qualifier la ligne actuelle de Benedikt von Peter parce qu’elle est en place depuis peu, mais incontestablement, elle est bien plus sage. Le Theater Basel avait une place particulière, plus contemporaine, presque plus expérimentale dans les grands théâtres d’opéra en Suisse, très différente de Zurich ou Genève. Il reste une institution de grande qualité, comme le montre la production qui nous occupe aujourd’hui, mais change insensiblement de couleur. On espère simplement qu’il ne s’assoupira pas.

Acte II

En confiant la production à Vincent Huguet, Benedikt von Peter, intendant depuis la saison dernière (et qui est lui-même metteur en scène) donne un signe : aller dans une direction totalement opposée à celle de Bieito. À la crudité du regard de Bieito il oppose la vision sage et onirique de Vincent Huguet qui a amené dans ses bagages le décorateur qu’on peut dire légendaire, Richard Peduzzi, qui fut le décorateur  de toutes les productions de Patrice Chéreau et donc en particulier du Ring de Bayreuth, de Lulu et d’Elektra, spectacle sur lequel Huguet était assistant. De fait, les décors de Peduzzi et les éclairages plutôt sombres de Irene Selka donnent la couleur d’ensemble d’une production particulièrement tendue et sont imposants sans être d’ailleurs si séduisants. Moins marquants peut-être les costumes de Camille Assaf, plus traditionnels.
On sait bien que la plupart des Don Carlos, par référence à l’Escurial et à l’étiquette espagnole, ont des décors assez nus, et des costumes souvent noirs ou gris. On sait par ailleurs que Carlos et Elisabeth sont morts en 1568, et qu’ils n’ont pu connaître (sinon sur plan …) l’Escurial terminé en 1584, mais peu importe, cela a fait rêver quelques metteurs en scène. Il faut simplement souligner que Verdi oppose par contraste la cour de France chatoyante et colorée, entrevue dans l’acte de Fontainebleau, et la cour d’Espagne, dont les plaisirs n’étaient pas vraiment le quotidien.

Joachim Bäckström (Don Carlos) Yolanda Aulanet (Elisabeth): Acte I

De fait, l’acte de Fontainebleau est peut-être du point de vue de l’ambiance le plus réussi : c’est une invention de Verdi (il n’existe pas chez Schiller) probablement venu du drame d’Eugène Cormon, Philippe II, Roi d’Espagne (1846), dont le début prend place en forêt de Saint Germain. La nature (et en particulier la forêt) s’oppose évidemment au reste de l’œuvre qui se déroule pour l’essentiel en intérieur (sauf l’autodafé qui n’est pas exactement un lieu de joie et d’amour) et donc plutôt oppressant : il y a là quelque chose qui veut poser la rencontre dans un espace hors sol, qui favorise les rêves. Pourtant, – et c’est aussi là un donné que les coupures effacent, l’opéra s’ouvrait lors de la répétition générale sur une scène très sombre, sur ce choeur des bûcherons ici coupé qui chantait la souffrance du peuple, attendant la fin des guerres. Une des raisons du mariage avec Philippe II est justement l’accélération de la fin de la guerre et si Elisabeth accepte le diktat de cette union c’est par raison d’Etat et pour apaiser les souffrances de la population. Il y a donc dans cet acte un tracé politique dont le seul acte de Fontainebleau (sans les bûcherons) ne rend pas compte et sonne comme un coup du destin qui enlève brutalement Elisabeth au fils pour la donner au père, comme un paquet cadeau et donc sanctionne seulement la rupture brutale d’un rêve adolescent. Selon qu’on envisage le Grand Opéra face à la grande histoire ou face aux destinées individuelles, les choses changent radicalement.
Mais d’un autre côté, l’acte de Fontainebleau fixe les caractères : une Elisabeth qui se sacrifie pour la raison d’État et – notamment dans cette mise en scène, un Don Carlos qui la refuse farouchement et cherche à s’interposer violemment. Il y a d’un côté une femme mûre, et de l’autre un homme qui ne grandira jamais. Tout est posé. L’idée de Huguet est ici intéressante.
Il reste que l’acte de Fontainebleau, au-delà d’une des plus belles musiques de la partition, est essentiel pour l’équilibre de l’œuvre, et en cela d'ailleurs la version en quatre actes laisse un vrai pan de l’évolution des personnages de côté.
Dans la mise en scène de Vincent Huguet, le décor de Fontainebleau se retrouve au cinquième acte, comme si on revenait au début, comme si le livre se refermait, comme si les deux êtres qui se sont juste croisés vivaient symétriquement le moment de l’éveil et celui de l’adieu sans que leur amour ne soit atténué, et que cet amour, cette rencontre entre les deux êtres ne pouvait que se dérouler dans ce cadre vaguement (très vaguement) bucolique de Fontainebleau, une forêt propice aux jeux amoureux que la mise en scène propice à la clandestinité laisse voir – rêve ou réalité -. Et c’est là où Peduzzi réussit peut-être le mieux à tracer une ambiance, sombre et étrangee, où on devine en fond de scène une vie, une sorte de palais, une construction en tous cas qu’on a oubliée en s’enfonçant dans les fourrés.

John Chest (Posa) Nathan Berg (Philippe II)

Pour le reste, le travail se Vincent Huguet se concentre sur Philippe II, vu comme un méchant si caricatural qu’on a l’impression du méchant de bande dessinée, il est violent, dictatorial : il suffit de voir comment à l'acte I, avant même qu’Elisabeth ne réponde oui à la demande en mariage, il lui prend violemment la main : rappelons quand même que chez Verdi Philippe II n’est pas à Fontainebleau, c’est une licence de la mise en scène pour matérialiser le « rapt » dont est victime en quelque sorte la jeune princesse.
Cette violence manifestée par le personnage qui jette à terre, pousse, brutalise n’est pas exactement conforme a un profil plus renfermé (comme son monologue elle ne m’aime pas le souligne par ailleurs) et plus fin également comme le souligne la scène avec Posa qui dénote simplement une immense solitude. Dans la vision de Huguet, il n’est pas loin d’être une brute assez sanguinaire, un dictateur de droit divin.

Yolanda Aulanet (Elisabeth) Nathan Berg (Philippe II)

Cette idée de droit divin est bien appuyée dans la scène de l’autodafé, par la descente du couple royal des cintres, comme figurant ces statues baroques chargées qu'on voit dans les processions espagnoles  : on sait que le ciel est présent fortement dans la scène (« voix du ciel » qui clôt la scène par exemple).

Autodafé

Autre licence de la mise en scène accentuant l’ambiance d’horreur, la comtesse d’Aremberg, figure muette habituellement, est Thibault à la fois dans la scène de la chanson du voile d’Eboli, elle devient une figure plurielle, celle d’une dame de la cour victime du roi, et ensuite hérétique envoyée au bûcher (elle est enfermée en cage dans l’autodafé).

Montée au Ciel de l'hérétique

Huguet ainsi concentre sur un personnage plusieurs idées. Autre signe de la mise en scène, l’intimité entre Posa et le Roi est visible au point où Posa est assis dans un coin au moment du monologue elle ne m’aime pas, tandis qu’Eboli est assise sur le lit, et que Philippe II commence son monologue allongé, scène d’intimité à trois à laquelle on ne s’attend pas, et qui n’est pas non plus une idée si mauvaise, au sens où elle va justifier d’autant plus la fureur de Philippe lorsqu’il apprend ce qu’il croit être la trahison de Posa. En bref, il y a quelques idées intéressantes notamment sur les individus et leurs relations : Huguet ne veut pas d’une fresque historique et lointaine, il veut une histoire d’êtres qui les uns et les autres sont lacérés, frustrés, insatisfaits. Seules, Eboli et Elisabeth sont vues de manière plutôt habituelle et traditionnelle.
On a dit combien Philippe II était traité au bord de la caricature ; Posa et Carlos en revanche sont traités comme des jeunes « romantiques » (notamment Posa d’ailleurs, le personnage est peut-être le mieux dessiné), et le profil de Carlos est d’une jeunesse presque adolescente notamment dans l’acte de Fontainebleau.
Les espaces conçus par Richard Peduzzi se veulent évocatoires, des espaces d’enfermement, d’une couleur rouge brune, très abstraits (l’autodafé), tout cela étouffe, c’est sombre et peu éclairé, ils ne resteront pas dans les grandes œuvres du maître décorateur qu’on a connu plus inspiré.

 

La réalisation musicale

Le plateau réuni allie des chanteurs plutôt jeunes et d’autres plus assis ou plus mûrs : la qualité d’ensemble est particulièrement honorable, dans une œuvre qui ne souffre aucune médiocrité : elle est difficile à distribuer – notamment la version française- et bien des théâtres s’y sont cassé les dents. Disons que très globalement nous sommes devant un plateau équilibré, y compris dans les rôles plus réduits, Nataliia Kukhar comme comtesse d’Aremberg et plus, la voix du ciel de la jeune ukrainienne Inna Fedorii bien projetée et très contrôlée, et le Moine de Andrew Murphy, un peu clair, mais assez sonore. ainsi que Lerme (Ronan Caillet) et les députés flamands (Jasin Rammal-Rykała, Kyu Choi, Félix Le-Gloahec, Andrei Maksimov, Yurii Strakhov, Jiacheng Tan).
Belle prestation du Grand inquisiteur de Vazgen Gazaryan, qui s’affirme avec autorité, la voix est contrôlée sur l’ensemble du registre, et le timbre séduisant : la couleur vocale se différencie bien de celle de Philippe II et il obtient au total un vrai succès. Face à lui de fait Philippe II interprété par le canadien Nathan Berg, a une voix plus claire (il est originellement baryton-basse), le timbre n’est pas particulièrement exceptionnel, mais l’autorité de l’interprétation s’impose, à qui la mise en scène demande brutalité et violence : la voix est contrôlée, le chant est attentif aux couleurs, et la puissance est au rendez-vous. En outre, il fait preuve d’une vraie présence scénique, et essentiellement dans son air elle ne m’aime pas où il affirme une solitude que la mise en scène effleure sans approfondir, même si ce n’est pas toujours un Philippe II intérieur comme on aime. Ceci étant, il est sans conteste au rendez-vous du rôle.

 

Elle ne m'aime pas, acte III : Nathan Berg (Philippe II), Kristina Stanec (Eboli) Posa (John Chest)

Sa maîtresse, qui s’affiche au bord de son lit pendant le monologue et rit bruyamment à la fin de son monologue (c’est un geste de mise en scène peu utile et peu pertinent), c’est une Eboli vraiment exceptionnelle chantée par Kristina Stanek, qui aborde le rôle à cette occasion. Naguère membre de l’ensemble de Bâle, elle est aujourd’hui en troupe à Hambourg et on peut affirmer qu’elle a dominé le plateau du point de vue vocal avec une voix puissante, des aigus triomphants dans le Don fatal, un peu moins dans l'air du voile, qui demande plus de technique, une souplesse vocale plus grande, avec quelques imprécisions dans les agilités et les trilles (mais on a connu de grandes gloires du chant bien plus en difficulté dans cet air – Waltraud Meier par exemple). Il reste que du point de vue du volume, de l’étendue du registre, avec des graves somptueux, et de l’abattage à revendre, Kristina Stanek se pose comme un mezzosoprano à suivre attentivement.

Kristina Stanec (Eboli) John Chest (Posa) Yolanda Aulanet (Elisabeth, à terre)

L’autre intime du roi, et intime tout autant de Carlos, c’est Rodrigue, interprété ici par John Chest, qui propose lui aussi une véritable incarnation de Posa. On a entendu des voix plus impressionnantes (un Tézier, bien sûr, mais pas seulement), mais il compose dans l’ensemble un personnage complexe, tiraillé entre sa loyauté envers Philippe et son amitié pour Carlos, avec un profil jeune, indompté sans être en révolte inutile comme Carlos. Il réussit à donner à son personnage toutes ces facettes, avec un chant élégant, un français d’une grande clarté (ce qui n’est pas toujours le cas de ses collègues), un beau phrasé et un vrai contrôle vocal. Beau personnage qui remporte lui aussi un grand succès, très mérité.
L’Elisabeth de Yolanda Aulanet pose une voix puissante, à l’assise large, avec une vraie rondeur, un timbre charnu. Peut-être Elisabeth est-il un rôle un peu lourd pour elle parce que son cinquième acte et notamment son air Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde n’a pas l’épaisseur voulue, parce que la voix accuse un peu de fatigue. Mais pour le reste, elle est une Elisabeth jeune, assez fraiche et en même temps assez mûre. La mise en scène essaie d’afficher en Elisabeth et Don Carlos un couple jeune, en essayant de différencier sensiblement les deux personnages, malgré les sentiments qui les étreignent, elle arrive à être cette Elisabeth à la fois amoureuse au départ et ensuite, non pas indifférente mais absente, comme une exilée de l’intérieur. Il n’y aucun doute que la qualité de la voix nous laisse espérer une jolie carrière.
Le Don Carlos de Joachim Bäckström, chanteur scandinave habitué de rôles lourds (Siegmund par exemple) est peut-être le moins convaincant, tout en n’étant pas déshonorant. On connaît la difficulté du rôle, notamment en français, demandant à la fois un grand lyrisme et un certain héroïsme, affichant une jeunesse farouche et échevelée, mais en même temps irrésolue. Un immature qui se prend pour un héros et qui doit le faire entendre dans la voix.
Le personnage est là, la silhouette est juvénile, son premier acte est scéniquement très convaincant. Mais la technique vocale affichée dès le départ convient mal à ce rôle. Ce n’est pas une question de puissance ni d’aigus, ce n’est pas une question de langue parce que son français est clair, c’est une question d’émission, de timbre, de style de chant. Il ne colore jamais, chante tout en ayant l’air de forcer comme si on était dans un acte de Walküre voire de Siegfried avec un timbre nasal. Je ne suis pas certain qu’il force autant qu'il en laisse l'impression, mais cette manière de chanter tout d’une pièce ne s’adapte pas au rôle, à sa fragilité, à sa subtilité. Nous sommes à côté d’un chant interprété : s’il est rentré dans le personnage qu’il joue avec engagement, il n’est pas rentré dans le chant qui va avec. Erreur d’aiguillage.

Mais ne pinaillons pas, un Don Carlos (en version française) est si difficile à réaliser que nous tenons là tout de même une distribution plus qu’honorable, très engagée, et sans aucun véritable accident. Tous défendent la partition, à l’unisson des forces du théâtre, qui se sont montrées à la hauteur de l’enjeu, que ce soit le chœur important (avec le chœur supplétif) du Theater Basel dirigé par Michael Clark, puissant, clair (beau phrasé) notamment au troisième acte, ou l’orchestre, le Sinfonieorchester Basel qui en cette seconde représentation n’a pas vraiment connu de faiblesses, la direction claire de Michele Spotti mettait en valeur les pupitres (les cors, les bois) et on se souviendra de l’accompagnement exceptionnel du violoncelle solo de l’air de Philippe II Elle ne m’aime pas qui a su parfaitement se tresser avec la voix, d’une manière aussi singulière que remarquable.
Mais évidemment, tout cela est aussi le résultat du travail mené par Michele Spotti à la tête de l’ensemble des forces du théâtre, de l’intelligence de l’approche et de la grande maîtrise globale de cette partition monumentale.
Il y a un incroyable défi du jeune chef d’orchestre de 28 ou 29 ans, qui a dirigé beaucoup de Verdi en extraits, mais finalement pratiquement jamais un opéra en entier sinon très récemment Traviata à Palerme en juillet 2021. Et le voilà brutalement lancé dans une des partitions les plus délicates du maître italien. À croire que Don Carlos (ou Don Carlo) inspire les chefs doués, parce que si je ne me trompe, le Don Carlo dirigé à Covent Garden et à la Scala par Claudio Abbado à 35 ans en 1968 était son premier Verdi.
La direction de Michele Spotti manque peut-être un peu d’intériorité dans certains moments plus retenus, avec un tempo plutôt soutenu, mais c’est la seule réserve (bien légère) sur un ensemble absolument remarquable et particulièrement maîtrisé. Techniquement, on entend tous les niveaux du texte musical et tous les pupitres. Ce travail est d’une grande maturité, d’une grande lisibilité et d’une grande rigueur, et en même temps il rend parfaitement et en tous points justice à la partition, avec un sens du théâtre qu’il faut souligner : il a l’œil à tout et respire avec le plateau. Nous avons souvent souligné les qualités de « pulsion » du jeune chef, notamment dans ses Rossini (son Bruschino à Pesaro) mais au-delà de cette qualité qui donne du dynamisme et entraîne un orchestre très bien préparé, ce qui fascine, c’est le travail sur une très large palette de couleurs, les variations d’ambiance, l’alternance de lyrisme et d’épique.  Je l’ai déjà évoqué, l’accompagnement au violoncelle de l’air de Philippe est vraiment exceptionnel, dû au soliste bien sûr, mais aussi au travail de détail effectué par le chef, son regard attentif au texte (il connaît bien le français pour avoir étudié à Genève) et surtout quelquefois aux mots singuliers. Un travail de dentelle assez stupéfiant.
Je ne sais pas si un théâtre italien lui aurait confié un Don Carlos en français, mais Bâle lui a fait confiance, et avec quel résultat ! Il est le grand architecte de la soirée, et son travail vaut vraiment le voyage.

La chance pour le spectateur qui voudrait voir ce spectacle, c’est qu’il court jusqu’en mai prochain pour sept représentations encore. Ceux qui veulent le voir en ont toutes les possibilités : du côté français les amateurs potentiels d’Alsace et de Franche Comté (ces derniers ont peu d’opéras entre Belfort et Dijon, et doivent se rabattre sur la Suisse (Lausanne, Bienne ou Bâle), et Bâle n’est qu’à trois heures de TGV de Paris, quant aux amateurs (et lecteurs de Wanderer) suisses, ils savent que Bâle est à 2h50 de Genève.  C’est un spectacle de grand intérêt pour tous les amateurs d’opéra (bien plus par la musique que par une mise en scène qui n’est pas à la hauteur de la qualité musicale proposée). De toute manière, on ne manque pas un Don Carlos en version française, si beau, si rare.

Acte V : "Au revoir dans un monde où la vie est meilleure" Joachim Bäckström (Don Carlos) Yolanda Aulanet (Elisabeth)
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Article précédentLe discours de la morale
Article suivantAu théâtre ce soir

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici