Dimitri Chostakovitch (1906–1975)
Le Nez (Нос) (1930)
Opéra en trois actes et dix tableaux
Livret de Dmitri Chostakovitch, Evgueni Zamiatine, Georgy Ionine et Alexander Preis d'après Le Nez, nouvelle de Nikolai Gogol
Création le 18 janvier 1930 au Théâtre Maly de Leningrad (aujourd'hui Théâtre Mikhailovski de Saint Petersbourg)

Direction musicale
Vladimir Jurowski
Mise en scène Kirill Serebrennikov
Consultant artistique Evgeny Kulagin
Décors Olga Pavluk
Costumes Tatyana Dolmatovskaya
Masques Shalva Nikvashvili
Eclairages Michael Bauer
Vidéo Alan Mandelshtam – Alexey Fokin
Préparation musicale Daniil Orlov
Chœur Stellario Fagone
Dramaturgie Katja Leclerc

 

Platon Kusmič Kovaljov Boris Pinkhasovich
Ivan Jakovlevič Sergei Leiferkus
Praskovja Osipovna Laura Aikin
Reviervorsteher der Polizei Andrey Popov
Ivan Sergey Skorokhodov
Die Nase Anton Rositskiy
Lakai der Gräfin Sean Michael Plumb
Beamter der Annoncenredaktion Gennady Bezzubenkov
1. Hausknecht Martin Snell
2. Hausknecht Piotr Micinski
3. Hausknecht Milan Siljanov
4. Hausknecht Bálint Szabó
5. Hausknecht Andrew Hamilton
6. Hausknecht Theodore Platt
7. Hausknecht Andrew Gilstrap
8. Hausknecht Roman Chabaranok
1. Polizist Roman Chabaranok
2. Polizist Tansel Akzeybek
3. Polizist Piotr Micinski
4. Polizist Milan Siljanov
5. Polizist Alexander Fedorov
6. Polizist Andrew Gilstrap
7. Polizist Armando Elizondo
8. Polizist Granit Musliu
9. Polizist Vasily Efimov
10. Polizist Martin Snell
Vater Gennady Bezzubenkov
Mutter Laura Aikin
1. Sohn Sergey Skorokhodov
2. Sohn Theodore Platt
Pjotr Fjodorovič Ulrich Reß
Ivan Ivanovič Sean Michael Plumb
Alte ehrwürdige Dame Doris Soffel
Händlerin Eliza Boom
Arzt Gennady Bezzubenkov
Jarischkin, ein Freund des Kovaljov Tansel Akzeybek
Podtočina Pelageja Grigorjevna Alexandra Durseneva
Ihre Tochter Mirjam Mesak
1. Herr Tansel Akzeybek
2. Herr Alexander Fedorov
3. Herr Granit Musliu
4. Herr Martin Snell
5. Herr Roman Chabaranok
6. Herr Andrew Gilstrap
7. Herr Vasily Efimov
Ein alter Mann Anton Rositskiy
1. Neuankömmling Anton Rositskiy
2. Neuankömmling Gennady Bezzubenkov
Spekulant Milan Siljanov
Verdienter Oberst Anton Rositskiy
1. Geck Alexander Fedorov
2. Geck Piotr Micinski
1. Student Tansel Akzeybek
2. Student Granit Musliu
3. Student Theodore Platt
4. Student Bálint Szabó
5. Student Vasily Efimov
6. Student Armando Elizondo
7. Student Ulrich Reß
8. Student Sean Michael Plumb
1. Bekannter Kovaljovs Martin Snell
Ein anderer Bekannter Kovaljovs Ulrich Reß
3. Bekannter Kovaljovs Piotr Micinski
Wächter Bálint Szabó
Heiduck Bálint Szabó
Pförtner des Polizeichefs Anton Rositskiy
Droschkenkutscher Bálint Szabó
Kutscher Bálint Szabó
Sopransolo (Kasaner Kathedrale) Mirjam Mesak
Tenorsolo (Kasaner Kathedrale) Sergey Skorokhodov
Eunuchen Changhoun Eo, Meili Li , Matthias Dähling, Brennan Hall, Kiuk Kim, Aleksandar Timotic
Nina Laubenthal, Julie Marx, Susanne Metzner, Agnes Preis

Chor der Bayerischen Staatsoper
Bayerisches Staatsorchester

Munich, Nationaltheater, 27 octobre 2021, 19h30

Première production du double mandat de Serge Dorny comme StaatsIntendant de la Bayerische Staatsoper, et de Vladimir Jurowski comme directeur musical, c’est aussi une première à Munich où Le Nez de Chostakovitch n’a jamais été représenté, et où Kirill Serebrennikov n’a jamais signé de mise en scène. Que d’arguments en faveur d’un voyage munichois lorsque Le Nez sera repris et d’une production, qui semble avoir été accueillie avec ferveur, vu le succès remporté en ce soir de deuxième représentation et qui comme on dit annonce au public bavarois « la couleur » de l’ère qui commence.

Kirill Srebrennikov au travail à distance avec son équipe

 

Le choix de cette œuvre en ouverture de mandat en a surpris certains qui s’attendaient sans doute à un titre plus couru. Pourtant, c’est un choix logique à plusieurs titres. D’une part c’est un titre important jamais joué à Munich, d’autre part, c’est un compositeur bien connu du nouveau directeur musical qui ainsi ne risque pas les comparaisons qu’il aurait inévitablement essuyées s’il avait ouvert par un titre déjà dirigé ici par Kirill Petrenko. Nous sommes en terrain inconnu, et ainsi on joue la surprise.
De même l’appel à Kirill Serebrennikov, déjà demandé dans de nombreuses institutions théâtrales et lyriques (pas en France bien évidemment) et notamment par Kosky à la Komische Oper (Il Barbiere di Siviglia) ou par Roščić à Vienne (Parsifal), est ainsi appelé par Munich pour la première fois, dans les conditions permises par la situation judiciaire du metteur en scène dans son pays (interdit de sortie de Russie, et longtemps assigné à résidence), c’est à dire une mise en scène à distance via zoom : on le voit saluer en direct sur écran à la fin du spectacle.

Dernier constat, très satisfaisant : alors que beaucoup de théâtres se plaignent d’un retour très (voire trop) progressif du public, la salle du Nationaltheater est bien pleine, d’un public très diversifié avec de nombreux jeunes. Le public munichois, très local et peu « touristique », a répondu présent, y compris pour ce titre rare. C’est un gage magnifique de bonne santé et on doit s’en réjouir.
Si la structure de l’œuvre est « traditionnellement » en trois actes, elle est faite de scènes entrecoupées d’intermèdes musicaux, à la manière de Wozzeck, créé en 1925 à Berlin, et en 1927 à Saint Petersbourg, juste au moment où commence la composition du Nez, créé en 1930 mais composé entre 1927 et 1928. Elle s’accommode donc très bien d’une représentation sans entractes, qui augmente la tension tout en gardant la concentration de la nouvelle de Gogol.

Le livret, écrit par Chostakovitch lui-même, avec Evgueny Zamiatine, Georgi Ionine et Aleksandr Preis suit le déroulement de la nouvelle, tout en empruntant à d’autres œuvres de Giogol, Les âmes mortes, La nuit de mai et Tarass Boulba. L’histoire raconte comment Platon Kusmič Kovaljov petit fonctionnaire de la grande bureaucratie tsariste tellement raillée par Gogol, perd un matin son nez, part à sa recherche en parcourant diverses strates de la société de Saint Petersbourg et finit par le retrouver et rentrer ainsi dans la normalité et l’anonymat.
Musicalement, c’est une œuvre de son temps, écrite par un jeune homme de 22 ans, à peine sorti des études, et largement influencé par les musiques contemporaines, dans une période très riche en créations originales, une période de liberté créatrice y compris en Russie où le poids du stalinisme se fera sentir un peu plus tard, et particulièrement aux dépens de Chostakovitch avec l’affaire de Lady Macbeth de Mzensk. Tout est donc encore possible autour de 1927 et 28.
Le Nez porte en lui une étonnante modernité, une audace musicale assez phénoménale, plus encore que la Lady Macbeth peut-être, très variée formellement, et sans avoir de censure à ses trousses, c’est un Chostakovitch presque inattendu, plus proche de productions de Hindemith, de Berg, de Kurt Weill, qu’on découvre, notamment ici grâce à la direction de Vladimir Jurowski. Mais c’est aussi une œuvre importante par les masses qu’elle met en jeu, une distribution nombreuse avec environ 70 rôles (on frôle Guerre et Paix de Prokofiev) chantés par 26 chanteurs dont certains ont plusieurs rôles, un chœur et un orchestre très important, en fosse et sur scène.
C’est donc une très importante production, pour une œuvre jouée 16 fois en 1930, puis réapparue en URSS en 1975, en France en 1979, et à Munich en 2021 ,  étonnamment développée par cette nombreuse distribution et tout aussi étonnamment concentrée dans le temps : une explosion en quelque sorte ou mieux, une bombe.

Plusieurs options se profilent pour mettre en scène le premier opéra de Chostakovitch, qui surprend toujours par sa musique très « futuriste » qui la rapproche de toute la production musicale des années 1920, l’option fantasmagorique, choisie par William Kentridge dans sa production vue à Lyon et ailleurs, sans doute la production la plus courue et la plus connue des productions récentes, l’option sarcastique couleur comédie musicale choisie par Kosky à la Komische Oper, nous sommes à Munich devant une option plutôt sombre, qui affine les possibles du texte de Gogol et les élargit à la couleur du monde d’aujourd’hui…

Femmes dans la neige (Mirjam Mesak, Alexandra Durseneva)

 

L’univers dessiné par Serebrennikov est un univers carcéral dans une Saint Petersbourg glacée et parsemée de tas de neige sale, univers enneigé qui loin de faire rêver, génère plutôt du cauchemar. Un cauchemar vécu par Platon Kusmič Kowaljov, qui se réveille un matin sans son appendice nasal et qui va sonner à toutes les portes péterbourgeoises pour le chercher et le récupérer.

Pour asseoir sa vision, Serebrennikov installe la trame dans cette Saint Petersbourg hivernale et au sein d’une société de violence : « Saint Petersbourg en hiver : une ville où l’on trouve de-ci de-là des morceaux de cadavres. Les gens en revanche affectionnent des corps charnus et se font pousser des nez supplémentaires : plus vous avez de nez, plus vous êtes digne de confiance » dit l’argument qu’il signe dans le programme de salle.
Cadre de l’œuvre, un décor unique, fermé, carcéral : murs gris et sales, grilles, toit à la fois vitré et métallique, lumières crues, néons, spots : un univers uniforme et étouffant, où gisent çà et là des tas de neige salis. C’est une Saint Pétersbourg qui ne fait pas envie, qui montre l’envers du décor somptueux habituel, comme si Potemkine ((Potemkine, qui lorsque la tsarine Catherine II traversait les villages, faisait construire de fausses façades pour cacher la misère ambiante)) était passé par là.
Kovaljov, le petit employé, travaille dans un commissariat de police, non pas une police russe, non pas spécialement celle de Poutine, mais une « Polizei », pas non plus une police allemande, mais une Polizei « métonymique » qui représente toutes les polices et tous les moyens de tout appareil d’État pour surveiller, encadrer, enfermer ses citoyens.

État policier

L’impression qui domine est celle d’un univers complètement envahi de policiers, d’une société enserrée dans la surveillance et les interdits.
La question de la Police est déjà évoquée dès le premier chapitre de la nouvelle de Gogol, où le barbier Ivan Jakovlevič qui a trouvé le nez dans son petit pain chaud, cherche à s’en débarrasser en le jetant à l’eau du haut d’un pont, où il est très vite repéré par la police : « Il remarqua au bout du pont un inspecteur de police à l’aspect des plus nobles, aux larges favoris, avec tricorne et sabre. Il se figea ;…» ((Nikolaï Gogol, Les nouvelles de Pétersbourg, Le Nez, Editions Babel, P ;71, Trad André Markowicz)).
La Police à laquelle rien n’échappe, déjà présente dans Gogol, voit dans cette mise en scène son rôle devenir central, où Serebrennikov, bien au-delà de sa propre situation, voit nos sociétés rythmées par les volontés policières et le poids étatique : ballet de barrières métalliques, répression de manifestations, et torture des prisonniers pour leur arracher leurs nez, qui est dans sa vision un symbole de statut social. Les références sont nombreuses dans notre histoire récente, d’utilisation des prisonniers comme cobayes. Il en résulte une société uniforme et des hommes au visage masqué et multinasal, où l'on est dans l'incapacité d'identifier qui que ce soit, une ambiance qui fait fortement penser à Brecht. Kovaljov, par sa "normalité" est le seul identifiable.

Boris Pinkhasovich (Kovaljov) dans une normalité dérangeante

Dans cette société où l’on affiche ses nez comme des trophées et où l’on affectionne des corps bien en chair, Kovaljov perd et son nez et son corps charnu, il se retrouve sans nez et malingre, c’est à dire à l’opposé de la norme. De cette histoire tragicomique, Serebrennikov fait un drame de l’identité.
En effet, dans cet ensemble de rôles dont nous avons souligné le nombre et l’importance,  il est bien difficile pour le spectateur de repérer des individualités – à l’exception notable de la vieille Dame respectable personnifiée par la toujours fascinante Doris Soffel.
Kovaljov refuse dans cette société codifiée la singularité de l'ordinaire que lui offre sa nouvelle situation et devient du même coup l’autre, c’est à dire le problème. Serebrennikov fait de cette histoire écrite en 1836 une histoire d’aujourd’hui, où la question de l’autre comme gêne, comme présumé coupable, semble préoccuper quelques sociétés européennes dont certains éléments de la société française qui se lovent avec délices dans le marigot..


Nous voilà donc immédiatement projetés dans une image sociale dystopique qui est franchement effrayante. Alors tout prend son sens : les manifestations contradictoires, avec d’un côté ceux qui disent non (Нет/Nein) et ceux qui disent oui (Да/Ja), ceux qui brandissent la croix – car la religion n’est jamais bien loin avec une scène de la Cathédrale déplacée du premier au troisième acte, en plein accord entre Jurowski et Serebrennikov, pour mettre la rencontre avec le nez à la fin et en accentuer l’aspect dramatique, mais aussi faire de cette scène une sorte de climax lyrique. Ainsi a‑t‑on l’impression (fausse) que tout va se terminer dans une sorte d’union sociale mystique autour de Dieu, évidemment ici détournée.

Manifestation

Il en résulte une vision sociale complètement délitée, qui tire à hue et à dia au rythme d’une musique elle-même volontairement déconstruite. Et tout y passe, y compris les fêtes de Nouvel An avecles éclairages rutilants de fin d’année dans le style de ceux qu’on voit à Moscou ou Saint Petersbourg, et les orchestres folkloriques avec autant de balalaïkas, ces souvenirs  d’un âge d’or d’une identité nationale qu’on croit faire revivre.
Cette traversée sociale à faire peur est celle d’un Kovaljov perdu parce que seul, parce que seul à être autre, et peut-être seul à être enfin lui-même dans une société où la solitude est angoissante, comme la vision finale de ces maisons anonymes où chacun s’enferme dans son univers et sa solitude irréductible : au terme du parcours, Kovaljov préfère la norme cruelle d’une société perdue et en déliquescence à celle d’une singularité affirmée.
Le travail de Serebrennikov, réalisé à distance, répétons-le, avec l’assistance de Evgeny Kulagin vise d’abord à composer un tableau épique, et souvent désespéré du monde vers lequel nous semblons aller, comme ces Somnambules de Christopher Clark qui marchaient vers la première guerre mondiale ((Christopher Clark, Les Somnambules, Flammarion, Paris, 2013)).
La rapide succession des scènes, les changements brutaux d’éclairages, l’apparition qui de praticables avec une cellule de prisonniers voisinant avec une tablée de taverne, qui d’un camion de police pénitentiaire, qui de la célèbre statue de Pierre Le Grand par Falconet trônant au centre de la Saint Petersbourg historique est assez étourdissante, sans compter les visions vidéo de la ville envahie par les neiges qu’on essaie de nettoyer ou les répressions policières. Tous les moyens sont utilisés, y compris les moyens traditionnels de l’illusion théâtrale, donnée comme telle, comme la statue de Pierre Le Grand en trompe l’œil au recto et au verso les placages de bois qui la supportent portés par les machinistes. Serebrennikov veille à nous rappeler que nous sommes à la représentation et que nous voyons une projection, la possibilité d’une tragédie, mais que nous restons assis dans notre fauteuil.
Serebrennikov et Jurowski considèrent la manière dont Le Nez a été ignoré pendant une soixantaine d’années comme l’indice que l’œuvre serait une bombe à retardement et qu’elle nous parle aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Gogol parlait à Chostakovitch en 1930 avec la distance du regard critique sur la société tsariste, aujourd’hui, Le Nez réfère ou peut référer à un état social autre, celui que nous vivons, et sonne comme visionnaire aussi bien pour nous, après le stalinisme, après la guerre froide, après la deuxième guerre mondiale, mais au milieu d’autres questions aiguës, qui montrent que la question du totalitarisme est loin d’être close et que les sociétés aveugles sont encore prêtes à les accueillir. Certes, aussi bien Serebrennikov, russe en exil intérieur que Jurowski russe en exil extérieur, sont sensibles à ces questions parce que vécues dans la chair, mais ils ont chacun le sens artistique suffisant pour montrer que la question dépasse la Russie et s’étend à l’universel. La vision proposée ici est un cauchemar d’aujourd’hui, pour sociétés d’aujourd’hui. Comme toutes les grandes œuvres d’art, Le nez pose une question ouverte qui trouve sa ou ses réponses à chaque moment, à chaque période, devant chaque public. Composé dans un moment parmi les plus riches et les plus créatifs de notre histoire récente, et à la veille de la période la plus noire de cette même histoire, Le Nez est un opéra prémonitoire malheureusement pour toutes les époques.

Un univers sinistre

C’est peut-être là le point le plus fragile de ce spectacle d’une force singulière qui constitue une véritable gifle : Serebrennikov évacue tous les aspects sarcastiques, tout élément de respiration qu’on pouvait voir dans d’autres productions (Que ce soit par exemple Kentridge ou Kosky), il nous assomme pour nous mettre en face avec nous-mêmes, sans espoir. Pas un espace pour le sourire (intermittent) de Gogol.

Ce qui frappe aussi, et ces dernières lignes le montrent, est la construction scénique et ses options inséparables de la conception musicale à vrai dire extraordinaire menée par Vladimir Jurowski. Il y a là un concept partagé, une construction intellectuelle commune qu’on lit dans la cohérence scène/fosse : impossible de séparer la réalisation musicale de sa traduction scénique : c’est une véritable Gesamtkunstwerk que cette production, une œuvre d’art totale. Une fois encore, quand une production est réussie, il est difficile d’envisager un autre chef pour ce travail, et l’on a plutôt envie de la revoir pour l’approfondir. C’est sans conteste une grande production, et comme toutes les grandes productions, on peut en discuter les présupposés.

À la différence de la vision de Serebrennikov, plutôt monocolore et marquant clairement une direction, La direction musicale de Vladimir Jurowski est kaléidoscopique. Il n’y a pas forcément de contradiction, la musique élargit la perspective et c’est naturel. Jurowski insiste sur la variété, la multiplicité des couleurs, la diversité des approches musicales, des tons et des volumes tout en donnant à l’ensemble une singulière unité.
Il faut d’abord saluer la performance du Bayerisches Staatsorchester, on savait que c’était l’un des meilleurs orchestres de fosse, on en a la confirmation : la performance est extraordinaire, les cordes somptueuses, les bois et cuivres fabuleux, le son toujours contrôlé et modulé. Vladimir Jurowski est un analyste cérébral des partitions, c’est un lecteur souverain : avec cet orchestre, il nous sonne une lecture foisonnante, aux ambiances multiples, il y a d’abord du cabaret à la Kurt Weill : on ne cesse quelquefois de penser à Mahagonny ou Dreigroschenoper, non par mimétisme, non parce qu’on s’est plongé dans ce répertoire récemment, mais simplement par la couleur et par l’ambiance d’un orchestre immense et charnu et qui semble aussi quelquefois grêle, presque jazzy, et qui change de couleur à chaque scène et  à chaque numéro.
Et puis d’un autre côté Chostakovitch vient de découvrir Wozzeck, il en retient les épisodes, les intermèdes chacun coloré différemment, avec quelquefois une puissance inouïe à la limite du supportable (l’intermède des percussions, impressionnant cloue sur place) ; à d’autre moments, par ses choix, il impose un lyrisme opulent comme la scène de la cathédrale où le chœur montre une fois de plus son niveau d’excellence (dirigé par Stellario Fagone) dans un moment largement inspiré des liturgies orthodoxes.
En choisissant d’intégrer un extrait du 8ème quatuor de Chostakovitch, il construit aussi un contraste fort, introduisant l’intériorité, le retour sur soi. En fait, il expose un Chostakovitch échevelé, prêt à tout, une sorte d’éponge qui épouse son époque mais qui plonge aussi dans les traditions russes et son histoire musicale, un Chostakovitch qui n’a peur de rien, à la fois hyperthéâtral avec un sens inouï du spectacle et incroyablement inventif musicalement.
En écoutant, on se demande quelle aurait été la production future de Chostakovitch s’il n’avait pas été bridé par les temps et les circonstances historiques, par Staline, par lui-même quelquefois peut-être. Il y a dans cette direction musicale une telle capacité d’invention, une telle volonté d’afficher toutes les audaces de la partition que l’on comprend sa disparition dans les tiroirs pendant de 1930 à la fin des années 1970. La partition est trop neuve, trop en avance, secouant trop l’échelle des valeurs instituées : dans les années 1970, je m’en souviens, la discussion autour de Chostakovitch portait sur son positionnement par rapport au régime soviétique, ses prétendues compromissions ou lâchetés (discussion évidemment agitée par les moralistes en chambre, bien protégés, les confortables donneurs de leçons), une telle partition écrite à 22 ans à peine fait éclater tous les codes et toutes les discussions vaines.
Le plus étrange, c’est que Le Nez reste encore aujourd’hui une partition relativement mise de côté, quand on pense qu’un des premiers opéras du monde (Munich) le crée en 2021((Paris n’a pas encore de production propre, puisque Le Nez n’a été représenté qu’à l’occasion de la venue du Mariinski en 2005, La Scala évidemment ne l’a jamais représenté, ni l’Opéra de Vienne ; seuls parmi les grands théâtres, le MET en 2013 et Covent Garden en 2016 l’ont affiché)) pratiquement un siècle après sa création.
Tout le mérite de Jurowski est d’en montrer non seulement la grandeur et la complexité, mais surtout l’actualité et la modernité intactes. Que cette œuvre entre au répertoire est une aubaine et la réparation d’une injustice, voire d’un scandale.

Vladimir Jurowski se montre aussi très attentif au plateau qu’il suit avec une attention de tous les instants. Dans une distribution aussi pléthorique, chaque artiste à quelques exceptions près revêt plusieurs rôles,  c’est donc une impression plus chorale et plus globale que donne ce plateau d’un niveau exceptionnel distribué avec justesse et intuition jusqu’aux plus petits rôles (il y en a un certain nombre) où l’excellente troupe est comme toujours solide, Martin Snell, Ulrich Reß, Balint Szabó, Sean Michael Plumb, d’autres sont des artistes qui étaient assez familiers de Lyon, comme l’excellent Piotr Micinski, vu plusieurs fois ces dernières années, ou Vasily Efymov l’un des bons ténors de l’école de chant russe. D’un autre côté un ténor comme Tansel Akzeybek est l’une des références de la troupe de la Komische Oper et il est dans cette distribution un des étudiants, indice que les moindres rôles sont distribués à des artistes qui sont en carrière et qui sont appréciés. C’est bien là la force de l’ensemble du cast.
Par ailleurs, Guennady Bezzubenkov basse de référence en Russie est bien mis en relief ici, ou les trois ténors Anton Rositskyi, Sergey Skorokhodov, et tout particulièrement l’excellent Andrey Popov sont tous trois remarquables par la différence de couleur des voix.

Sergei Leiferkus (Ivan Jakovlevič)

Et les rôles principaux sont formidablement tenus, Sergey Leiferkus magnifique Ivan, avec sa voix toujours marquante, à la couleur un peu voilée idéale pour le rôle, Laura Aikin tonitruante et caricaturale Praskovja Osipovna,

Doris Soffel (Vieille dame noble)

Doris Soffel superbe vieille Dame respectable, une véritable figure frappante qui laisse une trace chez le spectateur. En général, les femmes sont des personnalités fortes, même si elles passent brièvement, et aussi bien Eliza Boom que Mirjam Mezak ou Alexandra Durseneva.

Boris Pinkhasovich, Kovaljov affreusement ordinaire

Mais c’est surtout l’extraordinaire Boris Pinkhasovich qui frappe dans le rôle principal de Platon Kusmič Kovaljov, d’abord par le timbre d’un velours d’une suavité rare, ensuite par l’étendue du spectre, les contrastes en volume, en couleur, en expression qui font découvrir une voix d’une élasticité et d’une expressivité étonnantes. Son répertoire est large et il y a fort à parier qu’il va surgir dans les barytons les plus demandés : il allie en effet une qualité vocale incontestable (diction, couleur) et une présence scénique d'un engagement exemplaires, complètement immergé dans le personnage. Sa prestation est simplement extraordinaire.

On aura compris que les débuts du nouveau couple munichois Dorny-Jurowski constituent un succès, du côté du public qui fait un triomphe à la production, mais aussi du côté de l’orchestre dont la prestation exceptionnelle montre simplement qu’il y a une suite à Kirill Petrenko et que le futur est prometteur. La fabuleuse direction musicale de Jurowski et l’extraordinaire distribution, excellente jusqu’au moindre rôle sont de très bon augure pour le futur.
En effet, aussi bien la production de Serebrennikov est forte, inquiétante, particulièrement engagée, autant elle ne fait pas oublier d’autres productions de l’œuvre de Chostakovitch et se place à leur côté dans la catégorie des productions stimulantes, sans les dépasser en originalité ni intérêt. Serebrennikov propose une vision sinistre et prophétique de notre monde, c’est une voie possible mais pas la seule.
C’est au niveau musical que cette production stupéfie et fait exploser les références, sans doute aujourd’hui la plus extraordinaire version de l’opéra qu’il soit donné d’entendre, dans une offre néanmoins encore aujourd’hui réduite. Le Nez entre alla grande dans le répertoire munichois.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Personnellement je n'ai pas eu l impression d un Gesamtkunstwerk.
    Pour moi la mise en scène était terriblement monolithique et rigide en comparaison du feu d artifice de Jurovski . Certes point de détail devant l émotion incroyable ressentie.
    Je suis totalement d accord avec votre analyse du public munichois, c'est le public le plus ouvert et enthousiaste qui soit, tout en étant dans son aspect extérieur très traditionnel. Le public reste en salle et l'orchestre dans la fosse jusqu'au dernier salut.…. inimaginable à Milan par exemple, le prix des billets est nettement moins cher qu'à l opéra de Paris et à la Scala et les transports en commun sont gratuits si vous vous rendez à un spectacle. Le Bayerische Staatsoper est le symbole de Munich pour ses habitants et la classe politique locale.

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