Kurt Weill (1900–1950)
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930)
Opéra en trois actes
Livret de Bertolt Brecht, assisté d'Elisabeth Hauptmann, Caspar Neher et Kurt Weill
Création le 9 mars 1930 au Neues Theater de Leipzig

Direction musicale : Ainārs Rubiķis
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors et lumières : Klaus Grünberg
Collaboration aux décors : Anne Kuhn
Costumes : Klaus Bruns
Dramaturgie : Maximilian Hagemeyer
Chef des chœurs : David Cavelius
Leokadja Begbick : Nadine Weissmann
Fatty, der »Prokurist«: Ivan Turšić
Dreieinigkeitsmoses : Jens Larsen
Jenny Hill : Nadja Mchantaf
Jim Mahoney : Allan Clayton
Jack O’Brien : Philipp Kapeller
Bill, genannt Sparbüchsenbill : Tom Erik Lie
Joe, genannt Alaskawolfjoe : Tijl Faveyts
Tobby Higgins : Adrian Kramer

Chœur de la Komische Oper Berlin
,
Orchestre de la Komische Oper Berlin.
Berlin, Komische Oper, 2 octobre 2021, 19h

En 2020, soixante-dix ans après la mort le Kurt Weill avait été programmé un Projet Kurt Weill impliquant plusieurs grandes institutions berlinoises, Berliner PHilharmoniker, Berliner Ensemble, et Komische Oper Berlin. La pandémie est passée, le projet a été reporté, et cette année, les institutions en question programment chacune, avec une temporalité différente, ce qui avait été prévu de manière plus articulée. Ainsi le Berliner Ensemble a‑t-il ouvert avec grand succès  sa saison avec Die Dreigroschenoper (L’Opéra de Quat’sous) dans la mise en scène de Barrie Kosky, qui en écho, propose à la Komische Oper une production de Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dont la première a eu lieu le 2 octobre ; un opéra ambitieux, formellement complexe, qui n’a pas toujours bénéficié de productions mémorables. Celle-ci pourrait bien l’être, l’une des productions les plus noires et les plus dures de Barrie Kosky.

Streaming de la Première en libre accès sur sur Youtube jusqu'au 29 octobre 2021 : https://youtu.be/SQsgynlWGRg

 

Trailer :

Les théâtres ne jouent pas fréquemment Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny). Si l’on s’en tient à notre Opéra national de Paris, une seule production, signée Graham Vick et dirigée par Jeffrey Tate, en 1995, reprise une fois en 1997. Personnellement, j’ai vu la production salzbourgeoise de 1997, mise en scène de Peter Zadek et dirigée par Dennis Russell Davies, un échec, celle signée Calixto Bieito à Anvers en juin 2016 (cliquer sur ce lien) plutôt réussie et enfin celle d’Aix en Provence en 2019 signée Ivo van Hove et Esa Pekka Salonen, opulente et peu convaincante (voir article ci-dessous).
C’est dire la complexité d’une œuvre qui recouvre des formes multiples, la chanson, l’opéra, le théâtre, le cirque aussi et n’a pour principe unitaire que la forme du récit par épisodes, avec une annonce faite pour « distancier », puis une scène, sans que les scènes n’aient forcément entre elles de rapports.
On ne trouve d’unité que dans la vision globale de ce récit presque parabolique (le mot est d’ailleurs utilisé par Kurt Weill). Il s’agit de fonder une ville à partir de rien, dans le désert : on va passer du désert à la jungle de la ville.

Le travail de Barrie Kosky, par son apparente simplicité, souligne paradoxalement  la complexité de l’œuvre. Très souvent, les mises en scènes de Mahagonny sont surchargées, colorées, remplies, et perdent en lisibilité. Faut-il rendre sur scène l’excès et le désordre par une vision d’excès et de désordre ?

 

Qu'est-ce que Mahagonny ?

Mahagonny est d’abord une rencontre initiale, en 1927, de Weill et Brecht autour du « Songspiel » , Mahagonny, ce nom qui sonne pour une chanson, ce nom évocatoire de quelque chose de lointain, d’exotique, aux limites peu perceptibles. De cette rencontre naît Die Dreigroschenoper (l’Opéra de Quat’sous », qui débouche sur Aufstrieg und Fall der Stadt Mahagonny, à la forme à la fois plus aboutie, plus complète, plus « opératique », l’effort pour faire un théâtre épique qui puisse aussi répondre à la forme wagnérienne, à la Gesamtkunstwerk wagnérienne. Même si Brecht se tient toujours à distance de Wagner, il y pense souvent. Ainsi Mahagonny est une Gesamtkunstwerk antiwagnérienne en quelque sorte, avec sa diversité formelle, l’importance donnée au dialogue, à la chanson, aux chœurs, on passe du cabaret berlinois à l’opéra, on effleure l’opérette, on vire au drame, et à l’oratorio, tout en touchant aussi aux modes du baroque et du début du XIXe (la tempête, si fréquente dans les opéras baroques et rossiniens) : toute la fin a quelque chose d’un Requiem effrayant. Il n’y a pas d’unité de ton, mais l’unité est donnée par la structure du récit, et du dit : les courts moments parlés qui annoncent les scènes font l’unité, ils donnent le ton du récit épique en éloignant le spectateur, en créant cette distanciation qui place le spectateur dans la position d’un regard éloigné, presqu’en hauteur, toujours ce même regard de l’entomologiste qui observe les petites bêtes humaines agités dans un bocal.
L’opéra comme récit, à la fois épique et biblique, de la parabole de la turpitude.

Jim Mahoney, au milieu de la foule démultipliée par les miroirs

Et Brecht aime à décrire ces villes qui sont paradis ou/et  perdition, utopies ou dystopies. Il continue une tradition lointaine de la littérature qui est  la fascination l sur toute une mythologie de la ville, facteur de perdition : que la ville « de perdition » soit un thème littéraire, nous le savons depuis la Bible justement, avec Sodome et Gomorrhe, voire Babylone fascinante et inquiétante, dont certains pensent que le nom même de Mahagonny soit une lointaine réminiscence. Pensons aussi au Zarathoustra de Nietzsche interdit de pénétrer la grande ville. Pensons à ce que font Hugo, Balzac, Zola, Baudelaire de Paris. Pensons enfin à la Berlin des années 1920, années folles.
Et puis il y a les mythes, Babel certes, mais aussi Rome, cette Rome de perdition saccagée en 1527 par les soldats de Charles Quint sous la renaissance, vue comme la nouvelle Sodome.

Mahagonny contient en elle tous les miasmes urbains chantés par la littérature ou laissés par l’histoire (Carthago delenda est), elle est irreprésentable et pourtant présente fortement dans la mythologie brechtienne : n’est-ce pas lui qui écrit Dans la jungle des villes ? N’est-ce pas lui qui mythifie Chicago dans Arturo Ui ? Et même Baal, sa première pièce évoque un poète maudit plein de talent qui épuise les plaisirs et les turpitudes de la ville et finit isolé dans une communauté de bûcherons (rappelons-nous Jim, bûcheron en Alaska), il y a là des idées récurrentes, des réminiscences.
Le parcours ici va de l’utopie à la dystopie, à moins que nous soyons dès le départ dans la dystopie, quand on entend les premières répliques des trois protagonistes et notamment Leokadia Begbick, celle qui va gérer toute l’affaire :

« J'ai une idée : si on ne peut pas aller plus loin, on va rester ici. Vous savez, tous ceux qui reviennent de là-bas et qui ont tiré l'or des rivières sont d'accord : les rivières ne lâchent pas comme ça leur trésor. Il faut travailler dur, et nous, on ne sait pas travailler. Mais moi, je les ai vus, ces hommes-là, et je vous le dis, l'or, ils le lâcheront. L'or, c'est plus facile à tirer des hommes que des fleuves. Nous allons fonder une ville, qui s'appellera Mahagonny, la ville-piège. » ((Gut, wenn wir nicht hinauf können, werden wir hier unten bleiben Seht, alle Leute, die von dort herunterkamen,sagten, daß die Flüsse das Gold sehr ungern hergeben. Es ist eine schlimme Arbeit, und wir können nicht arbeiten.
Aber ich habe diese Leute gesehen, und ich sage euch, sie geben das Gold her ! Ihr bekommt leichter das Gold von Männern als von Flüssen ! Darum laßt uns hier eine Stadt gründen und sie nennen 'Mahagonny', das heißt : Netzestadt ! ))

La Ville-piège, « Netzestadt » : prendre au piège les hommes dans les filets voilà l’objectif de la fondation d’une ville qu’on s’imagine bien surgie du désert comme un enfer du jeu de l’alcool et du plaisir à la Las Vegas. Mais c’est anecdotique. Pour comprendre la parabole et son épure, quelques indices : le désert, l’un des personnages s’appelle Moïse-la-Trinité, nous sommes dans un espace qui se réfère aux Écritures
Alors Barrie Kosky propose un espace vide, noir et les personnages apparaissent du sol, un peu comme des personnages beckettiens, les deux personnages Moïse et Fatty sont l’un en rabbin tenant l’ancien testament, l’autre en prêtre catholique tenant sans doute le nouveau, ils sont perdus, s’échangent leur livre pour s’orienter.
Et dès que la fondation de la ville piège est décidée, ils se défroquent.
Sans faire de mauvais jeu de mots, la messe est dite, dès ce début. Le propos sera de construire une histoire plus biblique qu’épique. On pense aux nombreuses histoires de villes maudites esquissées plus haut de villes et Mahagonny commence son existence comme une fausse utopie vrais naïfs.

 

Une mise en scène "essentielle", qui va à l'Essence des choses

Les cartes sont abattues en pratique dès le lever de rideau : la mise en scène sera « essentielle », l’œil sera fixé sur les personnages, et pas dispersé sur un décor où il n’y rien, rien que du noir, car dans ce désert, règne un soleil noir : « Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit » dirait Hugo. Tout élément de contexte ne serait que détail et anecdote, alors Kosky s’en tient au minimum, trois fontaines à alcool, Rhum, Gin, Whisky les « sources de vie », et un seau porté par Leokadia Begbick, la « veuve noire », une fantastique Nadine Weissmann plus maquerelle que nature, circulant sans cesse et durant tout le spectacle parmi les hommes pour recueillir dans ce seau l’argent dépensé aux fontaines puis ailleurs. Seau métallique, comme celui qui recueille les eaux sales quand on tord la serpillière, l’argent « sale » en quelque sorte parce qu’à  Mahagonny, tout plaisir est tarifé : Leokadia veille avec son seau.
Kosky fonctionne par signes élémentaires qui suffisent à faire comprendre la nature de la machine et du carburant qui la fait vivre.
Dernier élément du décor, des miroirs, puis des glaces immenses qui reflètent et les néons crus qui éclairent la scène et les personnages qui ainsi se démultiplient, comme si les personnages singuliers étaient un parmi d’autres, copiés à l’infini, sans autre caractère que leur recherche du plaisir à tout prix, et quand tous se retrouvent en groupe, on démultiplie l’effet pour faire masse.
Mais pas seulement, ce serait trop simple. Il est évident que l’utilisation du miroir et des reflets est un élément de l’illusion, indique le système qui a été mis en place comme illusoire, trompeur, à la manière d’une sorte de vision baroque qui nous détourne du vrai.
Toute la première partie fonctionne ainsi par signes, et par gradation : on commence par vendre l’alcool, qui rend illusoirement heureux, on vend du bonheur à trois sous. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi vendre d’autres plaisirs, et Leokadia Begbick devient la maquerelle de cet immense bordel où les filles sont mises à disposition des hommes : le monde de Mahagonny : des clients, des putains, et une trinité : Leokadia, Fatty, Moïse.

Alors évidemment les images bibliques se bousculent : Sodome et Gomorrhe, plus que Las Vegas, et le déchainement des éléments, comme l’ouragan qui clôt la première partie, on pense aux plaies d'Egypte par exemple..
Du coup, comme Mahagonny est évitée par l’ouragan, c’est un « Signe » qui déchaîne le « tout est permis ». Ainsi le début de la deuxième partie fait-il allusion au Veau d’or, dans une scène difficilement soutenable qui montre le peuple en folie s’adonnant au plaisir de la « Grande Bouffe » qui sacrifie un veau ; le « sacrificateur »  Jack O’Brien l’éviscère,  en mange les entrailles chaudes et en meurt d’indigestion. Le peuple, laissé sans maître et seulement guidé par ses plaisirs, répète l’histoire de Moïse et Aaron, et il y a évidemment entre Schönberg et Weill ici une vraie parenté : si « Moïse et Aaron » a été créé en 1954, l’œuvre a été composée entre 1930 et 1932, d’après un livre « das Biblische Weg » paru en 1926. Nous sommes exactement dans la période créatrice de Brecht et Weill, comme Kosky le fait remarquer.
La seule loi de Mahagonny est que tout est permis, et notamment se saoûler, baiser, bouffer, se battre.
Tel sont les commandements de cette bible nouvelle.
Le filon religieux se retrouve d'ailleurs dans d’autres œuvres de Weill, comme « les Sept péchés capitaux » ou le « Requiem Berlinois ».

Jim (Allan Clayton) seul contre tous

Kosky choisit donc à cause de tous ces signes de privilégier le « filon » biblique au filon « capitaliste », comme on va le voir, en épuisant tous les possibles de la source religieuse.
Par ailleurs, très habilement, sans jamais insister, noyant même les scènes dans la farandole générale, Kosky fait apparaître les principaux personnages presque comme surgis d’un néant : Jim est d’abord un parmi d’autres, l’exemple de celui qui cherche autre chose après sept ans de travail de bûcheron en Alaska, celui qui vient du froid pour chercher un peu de chaleur, un peu à la manière de vignettes qu’on va inscrire dans un déroulé plus large. Jenny surgit avec d’autres filles, mais elle surgit sans passé, sans histoire, pour vivre au jour le jour.
Au départ entre Jim et Jenny quelques moments, quelques dialogues, quelques flashes…en suspension, presque en marge du développement de Mahagonny, comme une flaque de douceur dans un océan de turpitude, et en même temps c’est traité dans la mise en scène de manière tellement incidente qu’on a de la peine à donner « valeur » à ces croisements et à cette rencontre, comme un détail qui ne bouscule rien de la parabole qui se construit.

Mahagonny surgit de toutes ces mythologies, de toutes ces histoires, et elle surgit justement du rien, comme une génération spontanée : on est au milieu du désert, on ne peut plus avancer, on ne peut pas reculer sinon on sera repris par la police, alors on s’arrête et on fonde une ville, comme ces lieux-néant qui vont pousser comme champignons (pensons à Las Vegas…).
Il y a quelque chose comme cela dans le travail de Kosky qui utilise un espace vide à la Peter Brook pour montrer justement que cette « ville-trop plein » naît du vide. Nous avons déjà évoqué les miroirs véhicules d’illusion, de reflets et d’ombres, mais les personnages surgissent dès le départ de la terre, du sol, ils poussent là, au milieu de la scène, comme par hasard, on voit quelquefois des têtes émerger du sol, ou les personnages s’y enfoncer, comme lorsque Jenny les reçoit pour des gâteries après qu’ils aient versé le écot dans le seau de la veuve Begbick : chacun descend en sous-sol comme dans un caveau, comme pour une petite mort, comme dans un trou mystérieux.

Kosky volontairement aussi refuse de traiter l’aspect idéologique d’un Brecht marxiste qui à travers cette parabole de l’ascension et de la chute du capitalisme, démontrerait le vieil adage « l’argent n’a pas d’odeur ». Certes, le capitalisme dit « sauvage », tout comme le libéralisme « sauvage », mène à la chasse au bonheur individuel à tout prix, et surtout au prix du bonheur des autres (et aujourd’hui au prix de la ruine de la planète pourrait-on ajouter). « Soi-même comme un roi » comme le dit le titre du dernier ouvrage d’Elisabeth Roudinesco. Et donc tout mène à la désillusion, à la déconstruction sociale.
Kosky place en effet sa lecture au-delà d’une lecture idéologique au sens « années 50 ». L’intérêt des œuvres de ce type est qu’on les croit souvent liées à un moment (ici, la grande crise, les années 30, la facilité comme illusion et la violence comme résultat), mais en réalité elles pointent des mécanismes qui sont des formes applicables à tout moment, et en cela ces œuvres sont de grandes œuvres.

Aujourd’hui, en cette période post-moderne, post-idéologique, complètement traversée par une chasse au bonheur illusoire et les affirmations contradictoires d’une société gavée, libertarienne (tout est permis, laissez-moi ma liberté totale) mais qui pour arrêter la glissade dans la pente savonneuse du vice, a soif de limites, de frontières, parce qu’elle est traversée de toutes les peurs possibles, à commencer par celles de l’autre.
Kosky construit non une démonstration idéologique mais un conte moral effrayant, une dystopie sur mode biblique.

 

Jim Mahoney, emblème prophétique

Nous avons déjà évoqué la Bible, dans cette évocation des cités de perdition et de l’aspect parabolique de l’histoire. L’histoire même de Jim Mahoney, par son exemplarité la renforce. Elle en devient l’emblème prophétique ou christique.

Allan Clayton (Jim) et Nadja Mchantaf (Jenny)

Il y a entre Jenny et Jim une relation d’amour qui tranche avec la morale de la ville où le sentiment n’existe pas, où la seule morale c’est l’argent. Et quand Jim n’a plus d’argent pour payer, tous le rejettent alors qu’il était un meneur : ses amis les plus proches ne lui prêtent pas d’argent, il devient le galeux des « animaux malades de la peste » de La Fontaine, le « pharmakos » de la société, celui sur lequel on rejette tous les miasmes, sur lequel tous vont se venger. Observons notre monde, plein de « Pharmakoi », les juifs (c’est leur statut éternel), les roms, les arabes, les ouigours pour les chinois, les kurdes pour les turcs, les … les… les… D’où des chasses à l’homme.
Et Kosky aime représenter ces scènes de chasse à l’homme, souvenons-nous du final du deuxième acte des Meistersinger où Beckmesser est roué de coups, de la manière, en version comique, dont les « ombres » traitent Falstaff dans sa mise en scène d’Aix et de Lyon (en ce moment à l’Opéra de Lyon). Ici tous se ruent contre Mahoney.
Mais avec une violence inouïe (certains en salle ont protesté), les « fondateurs » crèvent d’abord les yeux de Jim et en font une sorte de Œdipe aveugle, ensanglanté et éperdu.

Tom Erik Lye (Bill, genannt Sparbüchsenbill) Allan Clayton (Jim Mahoney)

Mais la comparaison d’Œdipe ne tient pas : elle tient seulement parce que nous y pensons à cause de l’actualité lyrique, à Paris comme à la Komische Oper de Berlin. Œdipe se crève les yeux et se met comme pharmakos suprême, en marge de la société.
Ici on crève les yeux de Jim.
Je ne sais si Kosky y a pensé, mais Jim ici devient une sorte de substitut de Samson, héros biblique bien connu, qui une fois trahi par Dalila, est prisonnier des philistins qui lui crèvent les yeux et s’en divertissent.
Dans l’histoire biblique Samson est prisonnier des philistins. Dans notre langage aujourd’hui un philistin est une personne inculte, qui n’est attachée qu’aux biens matériels, sans spiritualité. C’est exactement le sens de ce final ou le monde n’est rempli que de philistins.
Il n’est pas sûr que Kosky ait précisément pensé à Samson, il est plus probable qu’il ait pensé au Christ et à la lapidation, car dans cette scène de chasse au supplicié, le supplicié qui est le seul à rappeler Dieu « Ihr wißt wohl nicht, daß es einen Gott gibt. » (Vous ne savez donc pas qu'il y a un Dieu?).

Et les autres chantent :

Par une grise matinée,
en plein whisky,
Dieu vint à Mahagonny,
Dieu vint à Mahagonny,
En plein whisky
nous aperçûmes Dieu à Mahagonny((An einem grauen Vormittag,
mitten im Whisky,
kam Gott nach Mahagonny,
kam Gott nach Mahagonny.
Mitten im Whisky,
bemerkten wir Gott in Mahagonny.))

Et la mort de Jim devient un assassinat collectif, un sacrifice rituel de la bête sur l’autel, chaque habitant de Mahagonny se repasse le poignard pour transpercer le corps, autre scène insupportable, (on pense aussi, sur un autre mode, au Crime de l’Orient Express d’Agatha Christie, comme idée de vengeance collective), mais Kosky en fait évidemment un « motif », la vengeance sociale contre contre le marginal qui a osé aimer et croire.
Kosky fait de cette mort un sacrifice païen. On sacrifie Jim comme geste "apotropaïque", un geste de protection sociale, pour éviter que le mauvais sort (ici l'humanité) n'envahisse Mahagonny.
Comment ne pas penser au Ring de Wagner ? À Mahagonny, toute la société nie l’amour, nie Dieu dont elle refuse l’intervention finale – on sait la fonction de « frein social » des religions.
Aussi Kosky fait-il de Dieu une sorte de jouet mécanique, de robot articulé, un singe darwinien mécanique surmonté d’une inscription  אֶמֶת (en hébreu : emet la vérité) qui bientôt en faisant tomber une lettre devient מֵת (en hébreu met la mort) et ainsi Dieu porteur de vérité devient annonciateur de la fin de Mahagonny ((Kosky explique dans le programme de salle ce jeu de mot de la tradition kabbaliste où "emet" – la vérité, devient "met" la mort en faisant juste tomber la lettre Aleph )).
Ainsi Kosky propose-t-il ici non une vision prophétique d'un Dieu qui serait "voix du Ciel" mais en le matérialisant, il montre la vision que cette société a de Dieu, celle d’un jouet sans valeur, comme jadis Chéreau représentait dans Siegfried le Dragon non comme vision directe, mais comme Siegfried le voyait, comme jouet mécanique qui ne faisait pas peur. C’est sa manière de visualiser les projections de cette société, même au moment où elle sombre. On le voit, tout est plein de motifs religieux, détournés ou non. La société pourrie meurt, mais ne se rend pas.
Cette mise en scène forte, minimaliste aussi est l’une des plus dures de Barrie Kosky, dans la veine de ses Meistersinger. Elle remet en quelque sorte les choses en place. En éliminant volontairement la charge directe contre le capitalisme, et en déplaçant la question sur la recherche d’un bonheur à tous prix, y compris au prix de la vie des autres, sur la confusion bonheur/plaisir, sur la confusion bonheur et bonheur matériel, Kosky n’élimine pas la charge idéologique, il l’élargit à une sorte de fable terrible sur nos sociétés sans spiritualité et sans plus aucun sens de l’humanisme.
Ici la société finit en horde sauvage, presque animale. Jim voulait vivre dans une cité utopique et y trouver au bonheur humain, il est éliminé et sacrifié parce qu’il est le ver dans le fruit. Mahagonny ne peut fonctionner avec du sentiment. Jim et Jenny ne peuvent s’aimer, tout comme Siegfried et Brünnhilde dans un monde structurellement sans amour. Jim est sacrifié et Jenny retourne avec le groupe, sans plus y croire, puisque toutes les illusions sont perdues, et qu’a force de tourner à vide et à fond, la machine se brise.
Mais Jim n’est pas un ange, ni un saint : dans Mahagonny, aucun personnage et ni Jenny si Jim, ne sont des modèles. Jim est sacrifié non parce qu’il a volé et tué, et peut-être même pas parce qu’il n’a pas d’argent et qu’il n’a pas payé, il est sacrifié parce qu’il a un moment cru en l’amour et en un sentiment humain.  Il est sacrifié parce qu’il est simplement humain. Simplement.

 

Une œuvre musicalement "chorale"

Comme on le voit et la mise en scène le souligne, même si Weill et surtout Brecht se méfient de Wagner, ils font aussi de Mahagonny leur propre Ring, je l’avais déjà perçu au travail de Bieito à Anvers, l’œuvre comme grand récit épique de la chute de l’humanité dont le capitalisme est l'un des moteurs, mais pas le seul.
Ce que comprend Kosky, c’est qu’un Mahagonny qui ne ferait que dénoncer le capitalisme comme on le dit le plus souvent (voir la notice Wikipedia en Français, très emblématique à ce propos) s’ensablerait, tant l’idée aujourd’hui est éculée et a été surexploitée, à propos de Mahahonny bien sûr (voir Ivo van Hove à Aix) mais aussi sur d‘autres œuvres.
En faisant de Mahagonny la parabole de la chute, il donne à l’œuvre une valence universelle qu’on lui refuse quelquefois, sans doute aussi d’ailleurs pour des raisons idéologiques car pour certains, Brecht sent encore le soufre (pas Wagner, c’est curieux…) et on l’élimine en l’estimant dépassé.

Pour réaliser cette fresque, car c’en est une, y compris musicale, il faut une cohésion extraordinaire du plateau, il faut la cohésion d‘une troupe, c’est à dire d’artistes qui ne représentent pas eux-mêmes, mais un style de travail, un partage de convictions, une ambiance. Comme pour Œdipe une semaine auparavant, c’est d’abord cette homogénéité-là qui frappe. Une homogénéité renforcée par les costumes noirs à paillettes, comme des costumes d’un enfer du plaisir, une sorte de Cabaret des enfers où chacun n'est qu'une partie d'un tout  Il faut enfin une troupe artistiquement et techniquement aussi adaptable que possible à tous les genres.
Quelle troupe plus plastique que celle de la Komische Oper, qui joue l’opéra, l’opérette, le cabaret, et  quel orchestre plus rompu à des genres différents, dirigé aussi bien par Jurowski que Benzwi, jouant Paul Abraham, Oscar Straus aussi bien qu’Enesco ou Verdi.
La difficulté musicale de Mahagonny réside dans cette impossibilité de réduire l’œuvre à un genre, ou du moins de privilégier un genre plutôt qu’un autre et donc l'impossibilté de réduire à un style donné.
En jouant, Dreigroschenoper dirigé par Adam Benzwi au Berliner Ensemble, on voit immédiatement quel chemin prend l’œuvre, petit orchestre, chef d’opérette ou de comédie musicale. À la Komische Oper, c’est l’autre versant de parcours similaires sinon parallèles, parce qu’entre Mackie Messer et Jim Mahoney, il y a évidemment des parentés même si l’un est sauvé et l’autre pas. C’est l’expérience de Dreigroschenoper qui mène à Mahagonny. et ce n’est pas un hasard si les deux œuvres sont rarement réussies à la scène.
C’est toute la complexité d’une œuvre difficile à distribuer, où ce ne sont pas les voix qui comptent la plupart du temps, mais la couleur et la versatilité. Jens Larsen était par exemple un Tirésias exemplaire dans l’Œdipe d’Enesco la semaine précédente, et dans Mahagonny il est DeieinigkeitMoses (Moïse-la ‑Trinité) avec une une toute autre émission et évidemment un tout autre style de jeu.
La manière de proposer d’abord des costumes de ville, puis une tenue uniformément noire à paillettes pour tous contribue à rendre anonymes les performance et la manière dont les personnages se fondent dans la foule c'est une manière d’imposer l’idée d’un collectif et d’une œuvre « chorale ».
Alors on reste impressionné par l’engagement de tous, chœur et solistes, et d’abord les trois fondateurs, Ivan Turšić, Fatty agile, bel acteur, à la voix très bien placée, Jens Larsen que nous venons d’évoquer, brutal et imposant, et évidemment Nadine Weissmann, dans la partie de Leokadja Begbick qui pose le personnage, exactement comme elle posait sa Erda dans la mise en scène de Castorf à Bayreuth. La voix a peut-être perdu un peu de bronze, mais le jeu, l’allure, la manière dont, elle remplit la scène, sa coiffure un peu folle, crépue et frisée, sa minijupe outrancière, tout cela construit un personnage irrésistible de mère maquerelle générale, ne quittant jamais son seau, avec une expressivité rare dans le chant.

Nadja Mchantaf (Jenny)

Nadja Mchantaf, est aussi une Jenny qui rend parfaitement l’ambiguïté du personnage, toujours sur le fil du rasoir, offerte à Jim mais aussi cherchant toujours à gagner de l’argent en se vendant à tous sous la houlette de la Begbick et n’étant d’aucune aide au moment où Jim demande la solidarité. Ainsi la scène d’adieu, émouvante, est aussi inutile puisqu’elle sanctionne l’impossibilité du sentiment dans Mahagonny. Elle réussit évidemment magnifiquement l’Alabama Song, et les parties lyriques lui conviennent tout particulièrement.
Il faut tous les citer car tous à un moment sont un profil, un caractère, Philipp Kapelle en Jack O’ Brien dévoreur de veau (le « Moschophage »), Tom Erik Lye, Tijl Faveyts, et Adrien Kramer respectivement Bill, Joe, et Tobby Higgins.
La palme revient au magnifique Jim Mahoney d’Allan Clayton, voix héroîque, magnifiquement posée, plus convaincant que dans son Candide sur cette même scène, à la fois violent et tendre, naïf et meneur, car dans cette mise en scène noire, personne ne se sauve, aucun personnage n’émerge sans de lourdes zone d’ombre. Il reste que durant tout le troisième acte, qui est construit autour de lui, il est exceptionnel et souvent bouleversant. Une grande interprétation, qui marque fortement.

Le chœur est l’autre grand protagoniste de la soirée, dirigé par David Cavelius, puissant, très engagé dans le jeu, avec une intensité notable : par sa présence permanente, par son agressivité, il montre combien cette œuvre est d’abord collective et parle d’une communauté où les personnages qui émergent sont d’abord uni inter pares, à l’exception de Jim, qui est le seul à ne pas changer de costume entre les deux parties, toujours identifiable au milieu des anonymes.  Grande performance qui justifie qu’on les appelle « Chorsolisten » solistes du chœur tant c’est un ensemble de performances scéniques individuelles.
L’orchestre dirigé par le GMD ((Directeur général de la musique)) de la maison, Ainārs Rubiķis se tire aussi avec tous les honneurs d’une partition qui effleure tous les genres, de la chanson au cirque et à l’oratorio avec de vrais moments lyriques (où il réussit sans doute le mieux).
Il fait montre d’une très bonne maîtrise de l’ensemble, et l’orchestre suit avec attention et concentration, jouant aussi de bien des couleurs musicales qu’on ne trouve pas sur la scène, uniformément grise, avec un jeu d’instruments très divers où les cordes ne sont pas les instruments moteurs, mais tous les autres. Alors que la plupart des mises en scènes sont souvent multicolores, quelquefois vulgaires et anecdotiques, le choix d’une mise en scène noire et uniforme laisse la notion de couleur à la musique, aux musiques pourrait-on dire, et ce n’est pas une mauvaise idée.

On pourra relire aussi notre compte rendu pour Le Blog du Wanderer de la production de Calixto Bieito d’Anvers en 2016, très proche par l’esprit et très différente par l’esthétique et le parti pris scénique.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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