Sibelius
Luonnotar, Tapiola, Spring Song, Rakastava, Suite from ‘Pelléas och Mélisande’.
Lise Davidsen, soprano.
Bergen Philharmonic Orchestra
Edward Gardner

1 CD Chandos CHSA 5217. Durée 72’51.

Enregistré à Bergen en mai 2018 et en février 2021

Après un superbe Peter Grimes paru il y a quelques mois, le label Chandos continue à faire confiance au chef britannique Edward Gardner et à l’orchestre philharmonique de Bergen. C’est l’occasion d’entendre la soprano norvégienne Lise Davidsen dans un répertoire scandinave, elle qui est désormais plus associée aux compositeurs germaniques.

Difficile, décidément, de détacher la musique de Sibelius des œuvres peintes par les artistes de son temps. Par la similitude d’inspiration qui les fit se tourner, eux comme lui, vers le fonds mythologique de leurs contrées, ils semblent durablement voués à rester associés, et le nouveau disque paru ce 2 juillet chez Chandos ne fait pas exception à la règle : comme lorsqu’il s’agit de choisir une pochette pour Kullervo ou Finlandia, c’est une fois encore une toile de son exact contemporain Akseli Gallen-Kallela – né en avril 1865 en Finlande occidentale, Sibelius venant au monde en décembre de la même année, mais en Finlande méridionale – qui sert à attirer l’auditeur dans cet univers de mystère et de symbole. Et quand Sibelius ne hantait pas les mêmes terres de légende que les peintres nordiques, c’était pour se tourner vers le symbolisme belge qui triomphait alors dans toute l’Europe, et même aux Etats-Unis, Maeterlinck ayant inspiré les compositeurs les plus divers, d’Arnold Schoenberg à Vaughan Williams, de Rachmaninov à Charles Martin Loeffler, d’Ernest Chausson à Lili Boulanger (plus près de nous, Maeterlinck suscite encore des opéras, comme Les Aveugles de Savier Dayer en 2006 ou L’Invisible d’Aribert Reimann, en 2017).

Le programme concocté pour le disque Chandos permet de parcourir la carrière de Sibelius presque d’un bout à l’autre, puisqu’il réunit des pièces de jeunesse datant des années 1890 et emmène l’auditeur jusqu’à Tapiola, œuvre de 1926, soit quelques années avant que le compositeur perde l’envie de composer et rejoigne la cohorte des « Silencieux » (voir à ce sujet le livre que, sous ce titre, Laurent Vilarem a consacré en 2019 à ces « compositeurs à l’épreuve du silence »). Évidemment, les pages les plus anciennes sont celles où Sibelius se cherche encore, comme en témoignent de nombreuses réécritures et révisions : Rakastava, suite pour orchestre à cordes, triangle et tympanon, est conçu en 1893 en parallèle avec un cycle pour chœur d’hommes a cappella qui porte le même titre, mais ne prendra sa forme définitive qu’en 1912 en tandis que le Chant du printemps, initialement baptisé « Improvisation pour orchestre » en 1894, est repris et renommé dès l’année suivante, et à nouveau en 1902. Malgré quelques passages mieux venus ici et là, il s’agit encore de compositions assez peu personnelles.

Il en va tout autrement de Pelléas och Mélisande, suite d’orchestre que Sibélius tira de la musique de scène qu’il avait composée pour la création, le 17 mars 1905 à Helsinki, de version en suédois de la pièce de Maeterlinck écrite en 1892 et créée à Paris en 1893. Évidemment, entre-temps, Fauré avait écrit sa propre musique de scène pour des représentations londoniennes en 1908, l’opéra de Debussy avait vu le jour à l’Opéra-Comique en 1902, et même Schoenberg avait fait entendre son poème symphonique en janvier 1905 à Vienne, pour ne citer que les compositeurs les plus illustres à s’être penché sur ce texte. D’une durée de vingt-cinq minutes, la suite de Sibelius reprend presque tous les morceaux composés pour le théâtre ; il est intéressant de constater combien son œuvre diffère de celle de ses contemporains, tant dans l’humeur que, parfois, dans le choix des moments de la pièce appelant la musique. Ainsi, la première des neuf pages (la deuxième étant subdivisée en deux parties bien distinctes) n’a pas d’équivalent chez Debussy, qui a coupé la première scène de Maeterlinck, où des servantes demandent à ce qu’on leur ouvre la porte du château : Sibelius compose une sorte d’ouverture majestueuse mais, curieusement, sans rien de sombre. La deuxième page, censée introduire la scène de la rencontre de Golaud et de Mélisande dans la forêt, opte tout aussi étrangement pour un thème dansant, comme si l’héroïne était un personnage insouciant, et l’on retrouve cette approche à plusieurs reprises, dans la « Pastorale » placée juste avant la scène où Golaud brutalise son épouse en lui empoignant les cheveux, et surtout dans l’ « Entracte » destiné au début du troisième acte : encore une valse qui conviendrait mieux dans une opérette que dans un drame symboliste. Plus conformes aux attentes du mélomane inévitablement influencé par Debussy s’avèrent deux autres pages : le numéro 2a, correspondant à la scène où Mélisande et Geneviève, bientôt rejointes par Pelléas observent la mer, où des accents inquiétants laissent deviner que le navire ayant acheminée la nouvelle épouse de Golaud « fera peut-être naufrage », et le 6, sorte de « Mélisande am Spinnrade » (« Mélisande vid spinnrocken » en suédois), où le tournoiement du rouet, loin d’évoquer une paisible soirée domestique, introduit le cauchemar d’Yniold qui, dans une scène que Debussy n’a pas retenue (III, 1 chez Maeterlinck), fait sa première apparition dans la pièce. L’œuvre se termine inévitablement avec l’annonce de la mort de Mélisande à l’acte V, où Sibelius privilégie une atmosphère recueillie. Comme la suite de Fauré, celle du Finlandais inclut une page chantée, la mélodie que l’héroïne chante alors qu’elle « arrange ses cheveux pour la nuit ». Maeterlinck avait prévu plusieurs textes possibles pour ce moment de la pièce. Debussy a retenu un premier état, où il est question de « Saint Michel et saint Daniel », chanson déjà entendue dans la scène avec Yniold dont il vient d’être question, mais la version « officielle » pour le théâtre parlé est « Les trois sœurs aveugles ». Fauré en mit en musique le texte anglais, « The three king’s daughters », et Sibelius la version suédoise, « De trenne blinda systrar ». C’est là qu’intervient la soprano Lise Davidsen, à qui la simplicité délibérée de cette mélopée – destinée à une actrice et non à une cantatrice – ne donne guère de grain à moudre.

La présence de Lise Davidsen se justifie bien plus dans Luonnotar, chef‑d’œuvre sur lequel s’ouvre le disque. Les grandes versions discographiques du passé confiaient le récit à des straussiennes comme Elisabeth Söderström ou Soile Isokoski : c’est ici une wagnérienne qu’on entend, une voix très large et très sombre, ce qui ne manque pas de déconcerter d’abord. Voix opulente, tous ceux qui l’ont écoutée sur scène l’ont salué, mais où l’articulation se perd un peu parfois, et où les notes les plus aiguës laissent entendre une tension. Dirigé par son directeur musical, Edward Gardner, le Bergen Philharmonic Orchestra confère un relief saisissant à cette partition, avant de briller dans Tapiola, où certaines couleurs acidulées des vents ne sont pas sans évoquer Dukas, un autre de ceux à qui Maeterlinck fournit matière à une œuvre majeure.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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