Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Action en trois actes
Livret du compositeur
Créé au Königlisches Hof-und Nationaltheater de Munich, le 10 juin 1865

Direction musicale : Sir Simon Rattle
Mise en scène : Simon Stone
Scénographie : Ralph Meyers
Costumes, concept original : Mel Page
Costumes, créations additionnelles : Ralph Meyers, Blanca Añón García
Lumières : James Farncombe
Vidéo : Luke Halls
Chorégraphie : Arko Renz
Chœur : Loderwijk van der Ree
Tristan : Stuart Skelton
König Marke : Franz-Josef Selig
Isolde : Nina Stemme
Kurwenal : Brian Mulligan
Melot : Dominik Sedgwick
Brangäne : Jamie Barton
Ein Hirte/Ein junger Seemann : Linard Vrielink
Ein Steuermann : Ivan Thirion

Estonian Philharmonic Chamber Choir
London Symphony Orchestra

En coproduction avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 8 juillet 2021, 18h

Abondance de Tristan und Isolde en ce mois de juillet, Munich, dont nous avons rendu compte, puis Aix, puis Verbier où Daniele Gatti dirige Stemme et Skelton en version concertante. Qui s’en plaindrait d’autant que l’œuvre est servie par les meilleurs chefs et les meilleurs chanteurs.
La production d’Aix-en-Provence, signée Simon Stone, était sans doute la plus attendue du Festival, et a ulcéré le public, provoquant à la première une bronca mémorable, alors que tous les aspects musicaux, orchestre, chef, et chanteurs, ont été accueillis de manière délirante. Comme toujours, la mise en scène est mise en accusation, et ce n'est pas injustifié, même si elle est très soignée. La réalisation musicale est plus conforme, sans être le
Tristan du siècle. Après avoir vu la production, il convient donc de nuancer des deux côtés.

Tristan (Stuart Skelton) Isolde (Nina Stemme) Acte I

 

Vidéo disponible sur ArteConcert jusqu'au 30/08/2023 : https://www.arte.tv/fr/videos/103071–000‑A/richard-wagner-tristan-et-isolde/

Simon Stone applique aux œuvres qu’il met en scène une cure drastique de désintoxication, une sorte de sevrage qui peut-être déstabilisant, voire pour certains exaspérant. Le propos est apparemment simple : il s’agit de montrer que ces œuvres du passé sont justement intemporelles parce qu’elles nous parlent, et qu’elles parlent de situations d’aujourd’hui très concrètes, on l’a vu avec Traviata à Paris, avec Die tote Stadt à Bâle et Munich, ou au théâtre avec Les trois sœurs de Tchékhov tandis que son magnifique Lear Salzbourgeois est plus classique.
Quand un procédé fait plus ou moins système, il peut se heurter à des résistances : quand on s’attaque à Tristan und Isolde qui a fait couler tant d’encre et qui est l’exemple même de drame considéré comme intemporel et irréductible au temps ou à l’époque, le traiter comme un drame bourgeois de l'époque qu’on pourrait adapter en film ou en série fait courir un certain risque aux nerfs des spectateurs. Quand en plus, la Liebestod est traitée non comme mort d’amour, mais comme mort de l’amour dans un wagon du métro, on peut s’imaginer l’état hystérisé d’un certain public.
Du côté musical, même si le public a accueilli les artistes de manière délirante, il y a matière à être satisfait peut-être, il ne me semble pas qu’il y ait de quoi délirer, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau. À Baden-Baden, avec les Berliner, Rattle avait les deux mêmes protagonistes, voilà ce que j’écrivais de l’orchestre dans Le Blog du Wanderer (cliquer sur le lien)

« Ce qui ressort de Rattle, c’est d’abord la mise en valeur de l’orchestre, à vrai dire époustouflant. On a rarement atteint tant de clarté, tant de chair, tant de transparence aussi. Karajan se (et nous) noyait dans une ivresse sonore jamais reproduite depuis, Rattle ne nous noie pas, mais nous fait flotter sur un océan harmonique, fait de détails si pointus qu’ils étonnent, comme émergés d’une partition qu’on croyait connaître et qui révèle encore des constructions multiples et foisonnantes, abyssales mêmes. L’auditeur en reste stupéfié et frappé.
Le chef britannique s’intéresse aux détails les plus minimes, met au point d’une manière maniaque une mise en ondes sonores qui laisse rêveur, et donc la somptuosité de l’orchestre secoue. Et ainsi son Tristan est présent, puissant, charnu, rutilant même quelquefois (un peu trop ?), en une interprétation soucieuse de mise en relief de la partition, avec ses modulations, ses contrastes de volume, sa présence, grâce à un orchestre au sommet dont les bois notamment sont à dire vrai inhumains dans leur perfection, sans parler des cordes et notamment des violoncelles et contrebasses.
Oui, ce Tristan commence par l’orchestre, inouï, stupéfiant, historique. Par l’orchestre que le chef mène à une perfection formelle telle qu’elle devient presque un modèle pour les classes, un modèle pour les académies, une interprétation statufiée telle qu’en elle-même l’éternité pourrait la changer. On n’est ni dans une danse de la mort comme chez Abbado, ni dans la lente et fascinante progression bernsteinienne, ni dans la profusion sonore kleibérienne ou l’énergie d’un désespoir à la Barenboïm (j’en reste aux Dieux de mon Panthéon personnel). Rattle ne s’attarde pas sur le son, à la manière d’un Thielemann, mais ouvre une boite de Pandore infinie avec une sorte de modestie personnelle qui le dissimule derrière les splendeurs de l’orchestre.
Car la question du beau est bien centrale dans l’analyse de ce Tristan. De la part des Berliner Philharmoniker et à ce niveau d’exécution, le beau est le « nécessaire basique », mais une exécution de ce niveau réclame peut-être autre chose : le beau est l’attendu, mais à part cette foule de détails révélés qui ajoutent à notre connaissance de l’œuvre et à la stupéfaction permanente dont elle est l’objet à chaque exécution, il n’y a pas de « propos ».cesse de mettre en valeur, mais qui et c’est presque paradoxal, ne propose pas cependant de lecture neuve de cette partition si fréquentée par les théâtres et par les grands chefs. L’interprétation reste académique, au bon sens du terme, classique, au bon sens du terme : rien de neuf. »

Heureusement ou malheureusement, nous en sommes là. Au contraire d’autres chefs, Rattle n’évolue pas vraiment dans sa manière de construire une lecture : certes l’entente avec le LSO est évidente, encore plus peut-être qu’avec les Berlinois, mais de cette entente il ne sort rien de plus ou rien de mieux qu’avec les Berlinois, qui avaient peut-être une petite supériorité technique : le solo de cor anglais du début du 3ème acte est ici assez problématique, haché, sans ligne – n’est pas Dominik Wollenweber (Cor anglais des berlinois) qui veut… Alors certes il y a de beaux moments notamment au deuxième acte, le plus réussi, mais aussi bien le prélude que le premier acte sont sans caractère, pris avec un tempo lent mais presque uniforme, un « package Tristan » qui est parfaitement en place, lissé, particulièrement propre et limpide, mais qui ne dit rien, et surtout qui ne distille aucune émotion. Il en est de même pour l’essentiel du troisième acte, avec une partie finale sans âme ni intensité. Sans aller vers les morts, certains grands chefs vivants qui dirigent Tristan ont plus de nerf, plus de sensibilité : ici, c’est du très beau marbre lustré, mais sans veines.
C’est surtout une lecture souvent compacte, qui manque d’aération : il est vrai que l’acoustique ingrate du Grand Théâtre de Provence cette salle ratée confiée à un architecte sans talent, mais non sans réseaux, n’arrange pas les affaires : elle ne donne pas quitus à la transparence, à l’aération, elle donne quitus au volume, au drame, plus qu’à l’intensité.
Mais d’un autre côté, la musique de Wagner est un monde tellement sublime et tellement mystérieux dans Tristan, elle produit une telle alchimie des sons qu’il est difficile de rater son coup, un Tristan fonctionne toujours, c’est le seul opéra de Wagner qui se défende par lui-même et qui atteigne son but, qui est de bouleverser le spectateur, avec un chef de cette trempe et un bel orchestre comme le LSO, c’est garanti, mais il faudra expliquer quelle histoire il raconte, parce qu’il raconte cette histoire indépendamment de ce qu’on voit sur le plateau. Rattle est un chef qui accorde à la forme une telle importance qu’il en fait substance : en ce sens ce Tristan pourrait être traduit scéniquement de tous les manières, qu’importe.

 

Métro : Melot (Dominic Sedgwick), isolde (Nina Stemme), Tristan (Stuart Skelton)

Et Simon Stone propose une vision tellement autre, tellement décalée par rapport à nos habitudes, même les plus folles du Regietheater à l’allemande, qu’on s’interroge sans cesse sur les rapports scène/fosse.
Pour adapter la situation de Tristan und Isolde à ce qu’il pense être une possibilité contemporaine pour l’œuvre de Wagner, Simon Stone a dû tordre le livret et en essorer le sens. D’un drame éternel et mythique, il a fait une histoire banale de couple en rupture. Il le fait consciemment et le revendique : dans Innocence, il élève une histoire moderne et aujourd’hui hélas banale au rang de mythe, dans Tristan, il banalise le mythe en une rupture de couple mûr qui se sépare, une histoire de tous les jours. Il doit donc trouver les motifs, c'est assez facile pour le couple quand le mari pris par le démon de midi cherche la midinette, c'est plus difficile pour l’histoire de Melot et du roi Marke, qui nécessite d’inventer une situation. Le tout trouvant sa résolution dans le départ d’Isolde à la fin de l’œuvre.
Alors, pour gérer histoire « ordinaire » et mythe de Tristan, il faut passer par le rêve : L’Isolde en rupture revoit sa vie et les moments passés avec son amour éperdu qu’elle associe à la figure de Tristan, faisant le la naissance de leur amour un remake de Tristan und Isolde. A priori, rien de vraiment scandaleux dans la mesure où l’œuvre de Wagner a donné lieu à toutes sortes d’histoires, de romans, de nouvelles qui tordent l’histoire, qui la tissent à des situations multiples, et ces œuvres tissent celle de Wagner à leurs propres fictions. En ce sens Simon Stone n’invente rien, il crée un enième avatar aux nombreuses réécritures et variations sur Tristan. Il en aurait fait un film, lui qui est cinéaste, sans doute personne n’aurait protesté, mais ici, alors que tout le monde vient à Tristan pour retrouver son âme romantique et le parfum de l’amour éternel, faire une mort d’Isolde dans un wagon de la ligne 11 du métro parisien, c’est trop, c’est insupportable, et c’est donc la bronca. Pas plus qu’Alfredo dans la Traviata de Tcherniakov à la Scala n’avait le droit d’éplucher des patates, Tristan n’a le droit de mourir entre Hôtel de Ville et Châtelet. Que n’y a‑t‑il une station Karéol à Paris… ! (encore que Karéol soit au sens propre un châtelet…).
Le travail de Simon Stone est cohérent, intelligent, superbement réalisé techniquement. Mais il a tapé à côté de la plaque, parce qu’il a a priori refusé tout ce sur quoi l’œuvre est construite, l’amour fou et éternel, la mort, l’impossibilité.
Il a bien montré que l’amour éternel est impossible : son Isolde le montre ; dans notre monde, tout bouge, tout change, à commencer par les sentiments, il dit donc : je ne crois pas à cette histoire, mais toute la musique incite à dire le contraire, d’où tiraillement, hiatus, crises de nerfs du public à la première, tandis qu’indifférente à tout ça, la fosse joue le Tristan éternel. Le Tristan de Warlikowski joue sur le mythe à tout va, avec une entente forte avec la fosse, celui de Stone joue sur le quotidien à tout va, avec un hiatus avec la fosse. Ratage garanti.

L’opéra de l’absolu malaxé à la moulinette du relatif, il en résulte du hachis, pour ne pas dire du gâchis.
Du gâchis parce que cette mise en scène est profondément respectable, et magnifiquement réalisée par une équipe d’immense talent. Mais voilà : elle aboutit à "Dodo, boulot, métro".
C’est le titre que nous avons choisi, pour illustrer notre malaise. Métro, boulot, dodo, c’est l’expression d’un quotidien automatique et sans âme, sans place pour la respiration de l’âme, faisant de l’homme une mécanique soumise à ce rythme ternaire. Et c’est bien ce à quoi Stone réduit ce Tristan : au premier acte, c’est Isolde qui dort (Dodo) et rêve au couple idéal qu’elle a pensé créer et former, en l’associant au mythe de Tristan und Isolde, au deuxième acte, c’est plutôt les circonstances de leur histoire, et la rupture qui a fait naître le couple : dans le monde d’aujourd’hui on sait que la plupart des infidélités naissent au bureau (c’est boulot), c’est cette circonstance banale avec ses conséquences qui est narrée.
Le troisième acte est une reprise du premier. Le couple est dans le métro (c’est métro) et Isolde découvre que Tristan pianote sur son smartphone, encore avec une jeunette sans doute, de nouveau s’installe l’histoire de Tristan und Isolde en interférence, mais la fin revient au début de la scène, et Isolde rend son alliance et s’en va. C’est la mort de l’amour, « Der Tod der Liebe », et non la mort d’amour « Liebestod ». Dans le monde du quotidien et du métro boulot dodo, l’amour n’est pas éternel.

Cette histoire n’a aucune beauté et ne fait aucunement rêver : tout est ordinaire, le couple, les personnages, le décor (magnifiquement réalisé cependant).

Acte I
Le prélude accompagne le lever de rideau sur le superbe décor d’un espace/loft au sommet d’une tour parisienne avec magnifique vue, qu’on suppose plutôt chic, cuisine américaine, table autour de laquelle s’occupent les convives, immense salon, espace couchage et toilettes. C’est mode, c’est riche et on a l’air de bien discuter et de s’amuser. Premier hiatus parce que la relative agitation de la scène ne correspond pas tout à fait à la musique : la pantomime est à contretemps. Les personnages passent aux toilettes tour à tour, dont l’une des convives, plutôt jeune et attirante. Tristan va l’accueillir à la sortie, regards croisés entendus, et ils se retrouvent à la cuisine, où profitant de l’agitation ambiante, échange de cadeaux etc… ils s’embrassent…

Acte I, prélude

 

Mais Isolde, l’épouse, les a vus.
Quand tous les convives sont partis, elle se couche et elle rêve, le paysage change, de Paris ont passe à une mer un peu houleuse. On a compris qu’on rentre dans Tristan qui n’est pas l’histoire en direct, mais filtrée par la situation que traverse l’épouse. Ce rêve est le fantasme de ce qu’elle aurait pu vivre ou qu’elle a peut-être vécu au début de leur amour, parce que toute passion naissante se projette dans l’éternité, alors qu’elle connaît toujours la finitude.
Le passage de la « réalité » au rêve est indiqué par le changement d’image à la vidéo qui passe de Paris à la mer, et un changement d’éclairage, puis tout se passe comme dans le livret, avec Brangäne qui est l’une des amies présentes au dîner, le jeune marin, et des marins qui courent dans tous les sens, comme si le loft était devenu un superbe yacht. Comme c’est une Isolde d’aujourd’hui qui rêve, les mouvements évoluent dans l’espace du réel, on boit le philtre comme un apéro dans le salon, l’Isolde d’aujourd’hui disparaît dans les toilettes pour revêtir une robe de ce rouge passion dont Warlikowski a aussi usé dans son Tristan. Tous les détails y sont, « c’est comme » dans un Tristan ordinaire non sans une certaine ironie, l’arrivée au port fait croire à des remparts et à plusieurs soleils comme si l’amour avait multiplié les rêves et les soleils, qui sont en réalité des stations off-shore qui crachent le feu du pétrole, puis les deux amants se serrent dans les bras, tous disparaissent, la mer disparaît, Paris revient : restent Tristan et Isolde enlacés, un retour à une réalité plus triviale : l’amour n’est pas tout à fait encore mort.

 

Acte II : Boulot

L’acte II
L’acte II est plus complexe : dans l’économie du scénario conçu par Simon Stone, le duo d’amour ne peut suivre ce premier acte comme dans le livret, il doit être une fois de plus le rappel d’un amour qui est en train de finir mais qui fut puissant. La conséquence logique est qu’il doit, comme le premier, reprojeter dans le passé : c’est un flash-back.
Nous sommes donc au bureau, dans un cabinet d’architecte (d’où le décor très marqué « high tech » du premier acte)  dirigé par Isolde. Marke, l’ex-mari d’Isolde, devait sans doute travailler avec elle, et de ce couple initial est né un enfant. Mais Isolde a connu Tristan, peut-être un collègue de bureau ou du moins elle le rencontrait au bureau quand tous les employés quittaient l’open-space le soir.
Le deuxième acte revit la découverte de la situation : surprise avec Tristan par Marke,  il part en ayant  pris l’enfant avec lui : elle a donc rompu sa vie pour vivre cette passion à plein avec Tristan. Mais au lieu de répondre au texte, la mise en scène s'évertue à justifier le geste de Melot dans le scénario imaginé par Stone… Et c'est tortueux.

Acte II, prélude, au bureau : Isolde à son bureau (Nina Stemme), MArke (debout), Brangäne (Jamie Barton) la collègue

Pendant le prélude du deuxième acte, le rideau se lève sur un open-space rempli d'employés (avec le clin d’œil obligé à la "diversité") : Isolde travaille toujours avec Marke : la séparation n'empêche pas de travailler ensemble, et Tristan rentre de déplacement, elle lui donne une veste sortie du pressing et avec une petite culotte rouge « comme il se doit », deuxième indice d'infidélité.
Du coup on retrouve une Isolde préoccupée, celle du premier acte qui sent la fin de l’amour. ramasse sur un bureau un cutter, elle médite, et subitement comme au premier acte, le fond change et passe de Paris, non plus à la mer, mais à un ciel nuageux… Tout rebascule.
La scène avec Brangäne commence comme le déjeuner de deux collègues de bureau. Brangäne a porté le take-away, et elles se racontent leurs histoires de cœur, elles discutent, en préparant la table, verres, eau minérale, plats, mais Isolde va chercher une boite dans son bureau, d’où elle extrait des bougies, on est dans le fantasme, dans la préparation de la rencontre et du duo et d’ailleurs Isolde s’agite, monte sur un bureau. Prise de plus en plus par sa passion, plus rien n’existe et elle pousse violemment Brangäne dehors qui disparaît, on passe du ciel troublé à la nuit noire, conformément au livret. Et Isolde sort de scène pendant l’introduction au duo pour s’habiller de sa robe d’amour, celle du premier acte. L’éclairage s’assombrit pendant le prélude, sur une scène vide qui devient scène du duo rêvé dans une sorte d’étrange espace où l’open-space devient fantasmagorique.

On est frappé de la manière dont Simon Stone traite le couple, une Isolde aux cheveux qui commencent à grisonner, un Tristan mûr, et donc un couple qui a vécu son amour pendant de nombreuses années. Et le temps est un élément important dans cette mise en scène du deuxième acte. En effet, le duo est traité comme dans une mise en scène « traditionnelle », en développant des images de couples divers, plus jeunes et très ardents, un couple âgé avec un Tristan en fauteuil à roulette qui a besoin d'oxygène, c’est à dire l’idée du temps, du vieillir ensemble, d’une vie de couple épanouie dans toutes ses modalités . Un  couple se marie, l’autre vit le rapport physique, des Tristan et Isolde dans toutes les postures et sur une vie entière.
Dans un deuxième moment et toujours pendant le duo, un enfant apparaît, fils d’une Isolde et d'un Marke plus jeunes.  L’enfant est évidemment l’élément perturbateur de cette passion, et parallèlement au duo se passe une pantomime dont l’enfant est le sujet : Marke (jeune) s’en va avec l’enfant et l’enfant part avec fureur, il jette ses jouets à la tête de sa mère.
Alors, ce deuxième acte rejoue la découverte de la trahison par Marke, et comme au premier acte, Isolde revêt son manteau sombre qui cache la robe d'amour, mais avec des protagonistes d’âge mûr, et on découvre (ce n’est pas très clair) que Melot est le fils d’Isolde et de Marke et qu’il se jette avec le cutter sur Tristan pour se venger de celui qui a brisé son enfance tandis qu’Isolde saisit le cutter et essaie de se suicider.

Marke (Franz-Josef Selig) Melot (Dominic Sedgwick)

De tragédie, l’œuvre est traitée comme drame bourgeois, avec d’évidentes difficultés à faire rentrer la trame de Wagner dans celle de Stone, en témoigne la difficulté qu’on a à lire l’histoire de Melot. Certes, Stone a cherché une motivation qui puisse tenir bon, mais comme on dit cela reste un peu « tiré par les cheveux ». On n’y croit pas vraiment. on pourrait croire (et d'ailleurs Tristan le dit) que Melot est amoureux d'Isolde et jaloux de Tristan, mais si c'est ça, à quoi bon insister sur l'enfant ?
De plus les temps se superposent, Isolde revit cet épisode, comme si elle ne savait plus où était le réel et que les personnages se superposaient. Elle méditait sur le cutter au début de l’acte, comme si elle méditait le suicide, ou pourquoi pas, le crime passionnel : dans son rêve, c’est son fils qui en est l’instrument, mais la tentative de suicide finale n’est-elle pas le retour à la réalité. C’est peu clair.
En tous cas, il y a comme un lien entre le premier regard sur le cutter et l’usage qu’elle en fait à la fin. Comme si le mode d’emploi de ce travail était de considérer à chaque fois le réel comme premières minutes et dernières qui se rejoignent, avec entre les deux l’interférence du rêve de Tristan und Isolde où l’on vit l’histoire des amants à travers le propre destin de « l’Isolde d’aujourd’hui ». Le seul élément vraiment clair, c’est la volonté de faire d’Isolde le personnage central, l’élément déclencheur et de Tristan « l’infidèle ».

 

Acte III : Métro. Kurwenal (Josef Wagner) Tristan (Stuart Skelton)

 

Acte III

Jamais deux sans trois, le même schéma est appliqué au « scénario » du troisième acte qui se situe dans le métro parisien, sur la ligne 11 réelle ou rêvée, de Porte des Lilas à Châtelet.
Porte des Lilas… une saine curiosité amène à regarder la signification du lilas. Voilà ce que nous apprend le blog d’Interflora : « Le lilas symbolise la beauté juvénile et les premières émotions amoureuses, il est parfait pour déclarer ses sentiments ! S’il est blanc c’est l’innocence, la pureté, la jeunesse. S’il est mauve en revanche, c’est l’amour naissant, les premiers pas vers le tortueux et languissant chemin de la passion… ». Pas de doute, nous y sommes…
Il serait peut-être vain de considérer la symbolique de chaque station, mais l’idée est claire, on part de Porte des Lilas vers un voyage passionnel où cette ligne au-delà des stations nous amène en bord de mer, dans les baies et les criques, il y a là un voyage fantasmatique qu’Isolde rêve pour Tristan blessé qui serait centré autour de son amour pour elle.
L’image initiale qui a tant fait jaser et provoqué la goutte d’eau « exaspérante » qui fait déborder tous les vases du supportable, c’est ce wagon de métro : l’impensable, l’impensé a été osé, placer Tristan et Isolde dans le métro, le dernier endroit possible pour vivre une passion, et pourtant l’endroit de la solitude par excellence, l’endroit où chacun est en soi avec ses problèmes, ses rêves, ses lectures, un endroit de la désolation moderne aussi.
Contrairement aux autres actes, le prélude se déroule à rideau fermé, et il est magnifiquement exécuté, comme pour faire pièce au lever de rideau qui fait frémir quand le métro (magnifique décor, exact jusqu’aux tags) apparaît avec au centre, Isolde, Tristan et assis à côté d’eux, Melot .
Excellente idée dans ce contexte que de placer le solo de cor anglais sur scène, comme ces musiciens qui jouent dans les wagons (c’est plutôt l’accordéon que le cor anglais, mais l’idée est bonne, et cohérente). Pour saisir le sens du scénario de Stone, il faut observer avec attention le début et la fin des actes, car le même schéma se reproduit. Ce solo de cor anglais va rythmer la pantomime initiale.
Commençons donc par ces deux moments, qui donnent le sens du « réel ». L’exactitude du « tableau vivant » est frappante, comme au deuxième acte : une tranche de société, des jeunes des vieux, des riches, des pauvres et Tristan et Isolde en habit de soirée sortent peut-être de l’opéra (l’opéra, vu comme endroit où l’on va en smoking robe longue… comme au « bon vieux temps ») ou au moins d’une soirée très chic. Chacun regarde son smartphone, dont le jeune Melot qui montre quelque chose à maman-Isolde, qui le regarde avec l’œil de la maman sur le fifils, sourires entendus. Scène de la vie ordinaire. Au premier acte, Isolde voyait Tristan embrasser une jeune femme, au deuxième acte, elle avait trouvé une petite culotte, au troisième, le smartphone est un motif partagé de certains voyageurs avec une jolie pantomime entre l’un d’entre eux bousculé par une jeune fille qui se renverse son coca ou son café sur sa chemise : rien n’est évidemment fait au hasard. Ce n’est pas du pittoresque pour faire « comme pour de vrai ». Et l’affiche sur les vacances en Irlande est juste de tribut à l’ironie de l’histoire…
Tristan se lève pianote sur son portable et Isolde soupçonneuse lui arrache, discussion, arrêt porte des lilas, elle sort du métro, Melot blesse à nouveau Tristan et sort : répétition du motif du deuxième acte : à Porte des Lilas, on a basculé dans le rêve. Mais le lilas est sans doute fané, la passion c’est fini.
Il est intéressant de voir aussi comment Simon Stone prépare le long monologue de Tristan blessé : les voyageurs devant cette agression, au lieu de secourir le blessé, fuient et sortent du wagon. Stone est un grand spectateur du monde social et de ses réactions.
Considérons désormais les dernières minutes de l’acte. Nous sommes revenus au moment où Melot et Isolde regardent ensemble le smartphone avec des sourires entendus, la lumière retourne au « normal », Tristan se lève comme au début de l’acte pour pianoter, mais Isolde entame la « Liebestod » et suit une autre pantomime, celle du réel : le texte sonne comme une antiphrase de ce qui est en train de se passer : elle enlève son alliance, la remet dans la main de Tristan, prend son sac, et sort à la station Châtelet avec Melot qui la suit. Le métro repart, avec Tristan resté seul avec un autre avenir, mais pas avec Isolde.

Entre ces deux moments, un dernier acte rêvé, dans un wagon vide ou presque, où défilent des stations et des paysages, et où le Tristan que rêve Isolde meurt en pensant à elle. Et le métro va très bien avec la désolation, avec la solitude, avec le drame : lieu souterrain, lieu de suicides, lieu où les individus se regardent peu ou pas, lieu où l’on peut mourir en solitaire. Ce troisième acte, au contraire de ce qu’ont pensé certains spectateurs, n’est pas un sacrilège, c’est sans doute le plus cohérent et le plus déchirant et le plus juste des trois.

Acte III : Rêve d'amour en bord de mer sur la ligne 11 : Isolde (Nina Stemme), Tristan (Stuart Skelton)

On pourra beaucoup discuter de cet étrange paradoxe qui veut une mise en scène travaillée, intelligente, pleine de détails justes aller dans le mur à ce point. Il s’agit, comme disent nos amis italiens, d’une « forzatura », c’est à dire d’un effort vain pour aller en force dans une direction qui résiste. Simon Stone a souvent réussi à scénariser une pièce de théâtre ou un livret, faisant surgir des vérités étonnantes sur l’œuvre, on peut penser par exemple aux Trois Sœurs de Tchékhov. Déjà dans La Traviata à Paris certains éléments paraissaient forcés et à la limite artificiels. Ici, il se confronte à une œuvre éminemment difficile à mettre en scène aux productions souvent très discutées. On ne peut sans cesse se référer à Wieland Wagner, et bien des visions depuis ont montré les possibles. Mais toutes allaient dans le sens du discours et de la musique de Wagner. Ici, Simon Stone montre son scepticisme sur ce discours (pourquoi pas ?), en le traduisant en un scénario presque filmique qui se transforme en histoire banale et ordinaire : c’est évidemment voulu car notamment le métro final est aussi une provocation par rapport à la tradition et surtout à l’horizon d’attente du spectateur. Le problème, c’est que rien dans la musique n’est banal et que la confrontation permanente entre cette musique et cette vision fait hiatus, bien plus que pour La Traviata, Die tote Stadt et évidemment Innocence qui est une immense réussite. Mais grande part de la réussite ne vient pas forcément d’un sujet moderne, mais de l’adéquation entre rythme musical et rythme scénique : cette adéquation n’existe que très partiellement (troisième acte pendant l’agonie rêvée de Tristan ou premier acte qui est rêve d’Isolde) et elle est complètement brisée au deuxième acte, tellement le rattrapage sans filet de l’histoire actuelle d’Isolde trompée, inscrite dans le temps et le duo qui est en soi « flaque d’éternité » aboutit à un carambolage, à une traduction peu lisible de l’histoire (on peut croire qu’Isolde part à la fin du 3ème acte avec Melot, son nouvel amant) qui prend l’eau.
C’est l’histoire d’un échec respectable, au sens où la rencontre entre un principe de dramaturgie sur lequel est fondé tout le travail de Simon Stone a trouvé avec Tristan und Isolde l’œuvre résistante par excellence. Mais tant de choses dans ce travail en montrent la qualité, la précision, le sens (par les vidéos, par les aspects techniques, par les admirables décors) et montrent la pensée qui est derrière, qu’on ne peut qu’ne saluer le sérieux. Oui, il arrive qu’on se trompe totalement, en toute bonne fois.

 

Dans ce travail au contraire de celui de Munich que nous avons tant admiré, il n’y a aucune osmose entre les aspects musicaux et les aspects scéniques, chacun va son chemin et offre au spectateur une bouée de sauvetage qui « sauve » l’ensemble. Il est vrai que pour les raisons exposées plus haut il était difficile de faire de la musique de Tristan celle d’un scénario de film qui raconte la fin d’un couple. Mais le mérite de la mise en scène, par rapport au chant, est de donner à ces amants leur âge. C’est pour les chanteurs un Tristan de la maturité, et pour le couple de protagonistes, c’est une vraie performance qu’il faut saluer.
Nous avons dit plus haut ce que nous ressentions de l’approche de Sir Simon Rattle, qui malgré sa très grande propreté formelle, malgré la belle prestation de l’excellent LSO (dont la plupart des musiciens abordaient l’œuvre pour la première fois) – à l’exception du solo de cor anglais nous paraît une lecture plutôt impersonnelle, répondant aux exigences de l’œuvre mais ne donnant pas de couleur interprétative. C’est une grande exécution, pas une grande lecture… j’essaie de faire comprendre ce que je ressens. Devant la très médiocre production de Mariusz Trelinski à Baden Baden et au MET, faussement contemporaine et sans grandes idées, Rattle avait à peu près la même approche, et sans doute dans une concertante serait-ce la même chose. Ce qui nous a frappé à Munich sans entrer dans des comparaisons stériles de deux spectacles qui n’ont rien à voir, c’était la nouveauté de l’approche, la nouveauté de voix inhabituelles pour l’œuvre et la cohérence d’ensemble d’approches qui se tissent entre elles et qui se justifient l’une l’autre. Ici nous avons deux chemins parallèles qui se croisent rarement, sinon quand l’orchestre joue seul mais pas (ou mal) (sauf à la fin avec la Liebestod) quand le chant intervient. Ce n’est pas le sens de la Gesamtkunstwerk, car c’est ici la zerissenes Kunstwerk, l’œuvre d’art déchirée.
La distribution est de très haut niveau, les petits rôles sont bien tenus, on reconnaît en Junger Seemann l’excellent Linard Vrielink, entendu à Berlin dans Die lustigen Weiber von Windsor et le Melot du tout jeune baryton Dominic Sedgwick, est excellent au contraire de bien des Melot confiés à des chanteurs moyens (puisque c’est le méchant…). Il étonne par un beau timbre et un très beau phrasé, pour les rares répliques qu’il a à prononcer, on aimerait l’entendre dans des parties plus importantes.
Ce n’est pas le cas de Jamie Barton, qui n’a pas la puissance évocatoire de Brangäne, quelquefois à la limite du cri, sans aucune poésie ni sens de la parole : elle dit les paroles, mais sans jamais colorer, c’est quelquefois dommage, c’est d’autres fois insupportable. Mais chose paradoxale, elle colle bien vocalement au personnage voulu par la mise en scène… à oublier cependant.
Le Kurwenal de Josef Wagner est très satisfaisant, même si le traitement du personnage souffre de la mise en scène, qui le rend très « utilitaire » et sans grand relief. il en serait presque réduit aux utilités. Il reste que c’est un très bon chanteur qui sait le poids des mots, et doué d’un beau phrasé. Il est dommage qu’il soit tellement neutralisé par les choix de mise en scène.
Franz-Josef Selig est un Marke simplement bouleversant. Lui aussi est un personnage mûr, c’est plus conforme à la tradition, mais c’est surtout un chanteur d’une rare intelligence. Il n’a plus tout à fait les moyens d’antan, mais il possède au plus haut point l’art du dire, l’art de colorer à chaque mot, à chaque syllabe, l’art de varier le discours si bien qu’on reste totalement pantois devant l’extraordinaire performance qui cloue le public d’émotion, il est vrai aussi que la mise en scène à ce moment est en phase avec la musique, et que ce Marke abandonné est cohérent musicalement et scéniquement. C’est pour mon goût la plus grande performance vocale et interprétative de la soirée.
Stuart Skelton a muri son rôle : il est vrai qu’il est devenu le Tristan de toutes les grandes scènes et qu’il forme avec Nina Stemme le couple désormais presque « traditionnel ». Il n’est pas un grand « acteur » au sens où il n’est pas sur scène l’incarnation de Tristan, mais dans cette mise en scène où Tristan n’est pas le protagoniste dans les deux premiers actes, et qu’il n’a pas le beau rôle, sa relative « passivité scénique » sert la vision de Stone. À l’acte III, on lui demande de faire dans le métro ce que n’importe quel Tristan fait entre les murs de Karéol, et il le fait correctement. Vocalement, le chant est puissant, intelligent, attentif souvent raffiné, assez personnel, sans avoir les déchirures d’autres, la voix est bien posée et projetée, très bien conduite, c’est un bon Tristan.

Nina Stemme (Isolde)

Nina Stemme reste une très grande Isolde même si elle n’a plus la voix d’antan, elle a à peu près l’âge de son personnage et la performance est toujours impressionnante. Les aigus notamment aux premiers et deuxième acte ont encore une puissance et une largeur qu’aucune des Isolde du moment ont. On entend un peu plus de difficulté dans des graves un peu détimbrés et une Liebestod qu’on a entendue de sa part plus convaincante. C’est la performance qu’on doit saluer, plus qu’une interprétation qui reste moins marquante, et peut-être moins émouvante pour mon goût… Mais Isolde, « Il faut le faire » et elle le fait avec conviction. C’est une voix qui sait chanter Wagner, plus que tout autre compositeur, ce que certains appellent une voix wagnérienne, mais qui n’a rien à voir avec sa compatriote Birgit Nilsson, qui serait peut-être aujourd’hui une voix moins prisée. De toute manière c’est une très grande prestation qui mérite totalement l’ovation reçue. Elle reste encore la référence dans le rôle, mais pas l’Isolde du cœur de ce celui qui écrit.

Soirée contrastée et singulière, un ratage scénique avec honneur, un grand niveau musical mais qui ne dit rien de plus sur l’œuvre que ce qu’on a entendu dans d’autres circonstances. Une musique somptueuse, virtuose même, mais qui ne dit rien et n’invente rien, un chant de très haut niveau, mais qui ne dit rien de plus que d’habitude, à une exception près peut-être (Selig), et une mise en scène qui dit plein de choses à rebours de l’œuvre. En somme on balance entre conformisme de luxe et incompréhensible.

Vidéo disponible sur ArteConcert jusqu'au 30/08/2023 : https://www.arte.tv/fr/videos/103071–000‑A/richard-wagner-tristan-et-isolde/

Acte II : Tristan (Stuart Skelton) Isolde (Nina Stemme

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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5 Commentaires

  1. Ah que, Wanderer il est trop fort !!! Il parvient (presque) à mettre Paris (pardon : Tristan) en bouteille ! Voilà ! bon dieu ! mais c’est bien sûr ! j’ai (presque) tout compris ! Ehre sei dir, Held !
    Beau travail et grande indulgence ; bravo l’artiste ! je plaisante mais c’est intéressant. Cependant cela met encore plus en évidence les défauts d’une telle approche. Même Wanderer, aguerri à l’analyse opératique doit convenir qu’il ne peut pas interpréter l’intégralité de la scénographie. Le suis simple : comment peut on juger de la qualité de l’interprétation musicale du prélude quand on regarde le début d’un film en se demandant ce qui se passe ? Franchement je dois dire que je n’ai qu’à peine écouté la musique. Pourquoi être nécessairement choqué par certaines images ? le public semble avoir hurlé pour l’image du métro : le problème n’est pas le métro, mais comment on le ressent. Wanderer dit à juste titre que c’est le lieu de solitude absolu. Mais est-ce efficace ici : non, ne serait ce que parce que c’est long… long (1H15), normal c’est la durée de l’acte. Alors le procédé est vite éventé. Et peut-être ce n’est pas si bien adapté ou traité. J’ai beaucoup aimé le métro de Kratzer dans Faust pour la scène de l’église (qui est pour moi la meilleure scène du Faust de Gounod). Percutant, adapté, court, en situation.
    Mais Tristan adapté à une rupture dans un couple parisien aujourd’hui ? Pourquoi pas ? Le Wanderer écrit : « On ne peut sans cesse se référer à Wieland Wagner, et bien des visions depuis ont montré les possibles. Mais toutes allaient dans le sens du discours et de la musique de Wagner. » Bien d’accord car j’ai été marqué par cette vision. La vision va bien dans le sens du discours et la musique de Wagner, parce que je pense que ce sens et cette musique sont une constante de l’humain (le noyau central de l’œuvre qui est le noyau central de notre être = tendre vers l’absolu, l’infini ; même si on rate toujours). Le contexte (la légende de Tristan et Isolde, Marke le mari, l’ami qui trahit, le duel, même la mort appartiennent aux cercles périphériques de ce noyau central).
    Pour boutader un peu, essayons-nous à une reconstruction Stonienne légèrement différente d’un couple déchiré par… ? on va voir. 

    Prélude : bureau de Jacques Lacan (on trouve d’excellentes photos sur Google©) côté jardin – il restera tout au long de l’œuvre. Luminosité sombre. Lacan de trois quart dos et, de face sur un fauteuil raide, un couple, raide, muré dans son silence. Prélude immobile. Puis obscurité complète.
    Didascalies : on demande au scénographe d’organiser que Marke soit dédoublé : Lacan d’une part et papa Freud d’autre part (nous verrons pourquoi). Bien sûr, le concepteur des costumes devra s’arranger pour mettre chacun dans le costume d’époque avec l’aspect physique correspondant. Par ailleurs Tristan et Isolde doivent avoir une doublure muette pour s’assoir devant Lacan seuls ou ensemble ou côté cour pour certaines scènes. Le scénographe et le costumier des créations additionnelles se débrouillent pour que ce soit vraisemblable (c’est leur boulot !).
    Acte I.
    Le double d’Isolde muette sur le fauteuil. En fait Isolde raconte…
    Le chef décorateur utilise les vidéos et les directives de lumières laissées à la régie il y a cinquante ans (le déclinisme oblige à faire des économies) par un metteur en scène qui s’appelait Stone (souvenir retrouvé dans le tome 33 – sur 53 tomes – page 1865 des œuvres complètes d’un fameux critique musical du début du XXIème siècle qui est encore connu sous le pseudonyme de « Wanderer »).
    Vidéos donc de l’océan vu des baies vitrées d’un paquebot de croisière. Sur le devant un guéridon et des fauteuils confortables : Isolde et Brangäne assises. Au fond, côté cour, Kurwenal et Tristan debout, celui-ci le regard tendu vers Isolde.
    Le jeune marin au fond, mais au centre, déroule sa mélopée comme le chœur antique. La scène se déroule normalement selon l’original. En fait Isolde a conscience qu’elle a échangé le premier regard avec Tristan et qu’elle en est restée scotchée. Alors qu’est ce qui les empêche de vivre leur attirance ? La classe sociale. Isolde c’est une femme très riche et Tristan est en fait le garde du corps d’un riche émir. Kurwenal est un de ses collègues. Brangäne est une amie d’Isolde (du même monde ; mais moins riche). Bref, on papote, on boit du champagne. Tristan sait bien qu’il a tapé dans l’œil d’Isolde et il envoie Kurwenal en éclaireur mais celui-ci se fait renvoyer. Grand branle-bas : c’est « happy hours » la scène se remplit de couples mondains. Parmi eux Tristan s’est approché d’Isolde – scène selon l’original. En effet leur affrontement / connivence devient trop évidente, Brangäne et Kurwenal, chacun de son coté les empêchent de tendre l’un vers l’autre. La foule s’immobilise, figée, Tristan et Isolde trinquent avec une coupe de champagne et n’y tenant plus tombent dans les bras l’un de l’autre. Le paquebot est arrivé au port, la foule s’anime à nouveau, l’émir entre et vient saluer la riche Isolde (qui vient signer un contrat d’achat de pétrole), la convention sociale reprend le dessus et éloigne Tristan et Isolde. Rideau.
    Acte II.
    Isolde face à Lacan (muet) sur le fauteuil. C’est elle qui chante. Au centre de la scène le double d’Isolde de dos et Brangäne. Ouf ! on a pu recycler la vidéo du loft parisien, mais on a été obligé de supprimer la cuisine américaine pour laisser la place au bureau de Lacan. Déroulement normal de la scène selon l’original. Isolde éteint la lumière.
    Profitant de l’obscurité Tristan s’est assis près d’Isolde sur le raide fauteuil du Maitre. Ils vont chanter tout le duo en livrant complètement à Lacan et au public voyeur leur scène d’amour. Brangäne est au centre de la scène et joue le rôle du chœur antique.
    Que se passe-t-il ? Brouhaha à cour, arrivent Kurwenal, Brangäne, le double muet de Tristan, quelques gandins et de vieux messieurs dignes, tournés vers une page de journal projetée en vidéo (tabloïde) titré « j’accuse ». Le journaliste Mélot, bras tendu vers le journal accuse en effet la rupture des conventions sociales et financières de l’époque. Réprobation générale. Arrive de Docteur Freud (toujours coté cour) ; projection de la couverture du livre « Cinq leçons de psychanalyse ». très long cours du professeur. Tristan est rejeté (à cette époque on ne badine pas avec la morale de Wall Street !) et sort cote cour. Rideau.
    Acte III
    Tristan fait face à Lacan (muet), seul, raide. Il va conter (chanter) sa mort sociale ignominieuse.
    Dans cette partie il faut faire des prouesses techniques. Et surtout on ne peut pas recycler les vidéos d’il y a cinquante ans : le métro c’est trop polluant et pas facile de chanter à bicyclette (comme Paulette). Donc on a agrandi le bureau, toujours sur la moitié du coté jardin de la scène, et on a mis en place un cyclorama du coté cour. Il permettra de montrer des images préparées par le chef vidéaste et le scénographe (c’est leur boulot !). L’autre prouesse c’est d’arriver à dédoubler Lacan : il y a celui, muet, qui est assis dans son fauteuil et son double debout de trois quart à jardin qui est en fait joué et chanté par Kurwenal : en effet pendant l’agonie sociale de Tristan, c’est lui (Lacan) qui relance Tristan. Sur le cyclorama l’horizon marin et sur scène le pâtre et le matelot. Le hautbois reste dans l’orchestre.
    A la fin de l’agonie, Tristan baisse la tête, Isolde entre coté jardin, s’assoit auprès de lui. Kurwenal s’esquive. Tristan et Isolde ne sont plus raides comme à l’acte I, mais ont une attitude déliée, apaisée.
    Côté cour les doubles muets de Tristan et Isolde de dos, Kurwenal, Brangäne, Mélot, pâtre, matelot et Lacan face au public chantent. Le couple muet s’éloigne vers le fond de la scène lentement sur fond de cyclorama de ciel immense. Côté jardin, Isolde, assise à coté de Tristan chante le Liebestod : elle donne patiemment des liasses de dollars à Lacan (muet). Elle est morte socialement et financièrement essorée et rejoint son amour dans un monde libéré de l’argent et de la pression sociale.
    Je vous l’avais dit, cher Wanderer, Tristan c’est un délire.
    Mais, damned ! Je ne les ai pas fait mourir d’amour, mais simplement vivre leur amour grâce à la psychanalyse. Faudra envisager d’autres approches…… Zwangvolle Plage, muh ohne Zweg. Qui a dit « qu’il n’y a pas d’amours heureux » ?

  2. Je m’étonne que le Wanderer, si attentif aux voix et si habile à en souligner les qualités et les défauts, ne soit pas sensible à ceci : le vibrato de Nina Stemme est devenu rédhibitoire, il ne fait que s'élargir encore tout au long de la soirée, et finit par donner le mal de mer dans la Liebestod.
    Même défaut chez Selig (peut-on alors parler de “ la plus grande performance vocale […] de la soirée” ?

    • Nina Stemme est à mon avis sur une pente descendante du point de vue vocal, je le constate et cela me suffit. Sa Liebestod était difficile et elle le fut aussi au concert donné à Munich le 30 juillet.
      Quant à Selig, je me moque du vibrato tellement le chant est intelligent et ressenti. C'est l'essentiel pour moi.

  3. J’apprécie particulièrement la délicatesse de la réponse de Guy Cherqui au commentaire que je trouve excessif (« rédhibitoire », « mal de mer ») sur le vibrato de Nina Stemme. Vibrato pour moi beaucoup plus sensible à la ré écoute (France Musique, Arte) que dans le vif de la représentation où la performance et l’intensité en atténuent grandement l’inconvenient. Ce blog n’a pas vocation à afficher un concours de critiques, il n’en reste pas moins que « a‑t‑on jamais vu une Liebestod s’épancher avec une telle évidence ; a‑t‑on jamais ressenti l’impression lustrale d’un flot longtemps contenu qui enfin se libère ? Nina Stemme ne cherche pas à économiser des moyens dont l’intégrité laisse pantois » eh bien j’ai ressenti aussi ce que Christophe Rizoud décrit dans forum opéra. Paul Fourier (« toute la culture ») se demande « est il encore possible de qualifier l’Isolde absolue de Nina Stemme ? » tout en concédant une voix « encore froide » au début « laissant poindre un vibrato ». Je suis ici encore d’accord avec lui. Tout en laissant bien entendu Au Wanderer le choix de son Isolde de coeur, qui n’est pas Nina Stemme, et qui d’ailleurs ? Illustre devancière (Varnay, Modl, voire Nilsson) ou une chanteuse que je n’ai pas eu le loisir de découvrir en Isolde ?

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