Benjamin Britten (1913–1976)
The Turn of the Screw (1954)

Mise en scène : Eva-Maria Höckmayr
Dramaturgie : Mark Schachtsiek
Décors et costumes : Thilo Reuther
Lumières : Cécile Giovansili-Vissière
Vidéo : Ruth Stofer
Peter Quint / Narrateur : Stuart Jackson
La Gouvernante : Sarah-Jane Brandon
Miles : Daniel Todd
Flora : Shira Patchornik
Mrs Grose : Allison Cook
Miss Jessel : Susanna Hurrell
Le pianiste : Emmanuel Olivier
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine
Direction musicale : Bas Wiegers

En streaming du 14 au 20 juin

Alors que l’Opéra de Nancy rouvre bientôt ses portes avec une nouvelle production de Rigoletto, il propose également en streaming la mise en scène du Tour d’écrou qui aurait dû être à l’affiche en avril, qui a heureusement pu être filmée. C’est l’occasion de découvrir une autre version encore de cette œuvre qui a été très bien servie cette saison, entre Paris et Bruxelles…

Stuart Jackson, Allison Cook et Sarah-Jane Brandon

Visible sur ce lien du 14 au 20 juin :
https://www.opera-national-lorraine.fr/fr/activity/339-le-tour-d-ecrou-britten
 
Si perturbée qu’elle ait été, la saison lyrique 2020–21 en France fut particulièrement favorable à Benjamin Britten : à Strasbourg, l’Opéra du Rhin a proposé Death in Venice, testament britténien beaucoup trop rarement donné en France, ce qui a suscité l’entrée de cette œuvre au catalogue de L’Avant-Scène Opéra ; à Paris, les élèves de l’Académie de l’Opéra de Paris ont eu a chance de pouvoir jouer en public The Rape of Lucretia, œuvre de jeunesse, pour ainsi dire, puisque, dans le catalogue des opéras de Britten, elle succède aussitôt à Peter Grimes, ce coup d’essai – coup de maître qui a changé la face du genre lyrique au XXe siècle ; à Paris toujours, les élèves de CNSM ont, eux, interprété The Turn of the Screw dans une version relativement dépouillée. Et ce même Turn of the Screw a été également capté à huis-clos à l’Opéra de Lorraine en avril dernier, captation à présent visible. Ne reste plus maintenant qu’à espérer voir se confirmer la rumeur selon laquelle l’Opéra de Paris serait coproducteur du Peter Grimes monté par Deborah Warner à Madrid, auquel cas le chef‑d’œuvre de Britten serait à nouveau visible dans un avenir proche (même si l’on regrette que l’excellente mise en scène signée par Graham Vick en 2001 n’ait été reprise qu’une fois à Bastille).
Deux "Tour d’écrou" dans la même saison, donc, mais abondance de biens ne nuit pas, et il ne manque pas d’amateurs pour affirmer que ce titre est l’un des plus réussis de Britten, ce que confirme son indéniable popularité (le Théâtre de la Monnaie en a également proposé une nouvelle production cette saison, et Andrea Breth en a fait une sorte de cauchemar surréaliste à la Magritte, tendance L’Assassin menacé). A Nancy, c’est également à une femme, également allemande, qu’a été confié ce Tour d’écrou un peu moins labyrinthique mais presque aussi onirique, et dans lequel s’affirment quelques choix qui ont le mérite de l’originalité, à défaut d’être toujours parfaitement intelligibles.
Bien sûr, en 1954, Britten et sa librettiste, Myfanwy Piper (elle devait également collaborer avec lui pour Owen Wingrave, également tiré d’une nouvelle de Henry James, et dont l’Opéra de Lorraine avait présenté en 2014 une admirable production signée Marie-Eve Signeyrole, et pour Death in Venice, dont la création française eut lieu à Nancy en 1993) ne pouvaient pas imaginer qu’ils faisaient figure de pionniers de la vogue néo-victorienne, préfigurant ces romans qui revisitent les intrigues conçues au XIXe siècle par Dickens et ses contemporains.
Sarah-Jane Brandon, Shira Patchornik et Emmanuel Olivier

Le Tour d’écrou par Eva Maria Hockmayr évoque, entre autres choses, le sort que Sarah Waters fait subir à un auteur de « romans à sensation » comme Wilkie Collins, par exemple dans Du bout des doigts (2002), porté à l’écran par Park Chan-wook sous le titre Mademoiselle (2016). En effet, on se demande à plusieurs reprises – sans que cette piste soit le moins du monde confirmée à la fin – si toute cette histoire n’est pas un complot ourdi par un personnage qui prend ici un relief inhabituel : Mrs Grose. Celle qui se décrit elle-même comme « une vieille femme ignorante », qui s’exprime dans un anglais parfois peu grammatical, devient dans cette mise en scène une jeune et séduisante soubrette perverse, d’abord tyrannique avec les enfants, puis très entreprenante auprès de la gouvernante, lors d’un moment saphique qui pousse un peu plus loin que prévu ce que dit le livret : « ‘Puis-je prendre cette liberté ?’ (Mrs Grose l’embrasse) ».
Daniel Todd et Emmanuel Olivier

Autre surprise de cette production : comme si deux fantômes n’étaient pas suffisants, il s’en ajoute un troisième auquel personne ne fait allusion, et pour cause. Le piano étant très présent dans la partition, et le petit Miles devant même en jouer dans l’une des dernières scènes, il a été décidé que l’instrument serait un des éléments permanents (mais mobile, grâce à une tournette) du décor et que le chef de chant Emmanuel Olivier serait à peu près constamment en scène. Mystérieusement, il est déjà présent dans le Prologue, et semble avoir avec l’employeur de la gouvernante des relations assez intimes. Autre source d’étonnement : ledit employeur et le spectre Peter Quint ne font qu’un, sans que cela soit jamais expliqué. Miss Jessel porte la même robe que la gouvernante, mais on la voit d’abord enceinte, ensuite prématurément vieillie. Dans la mesure où nul n’est censé pouvoir trancher le mystère de cette intrigue, on ne saurait peut-être reprocher à Eva Maria Hockmayr de l’avoir laissé intact, ou même de l’avoir épaissi. La caméra elle-même sème le trouble en filmant parfois le reflet de l’action sur les surfaces réfléchissantes du décor plutôt que l’action proprement dite.
L’action est transposée dans les années 1930, ou un peu plus tôt, au temps du cinéma muet, auquel renvoient clairement les nombreuses vidéos projetées sur le fond du décor. La gouvernante a la coiffure blond platine de Jean Harlow et le maquillage d’un star des années 1920, et elle écarquille de grands yeux comme une héroïne innocente et pure. Vocalement et physiquement toute en rondeurs maternelles, la soprano britannique Sarah-Jane Brandon a l’angélisme souhaité, mais cette production ne l’aide pas forcément à traduire la névrose de son personnage autrement que par les mimiques évoquées plus haut. Face à elle, la mezzo Allison Cook profite du relief inhabituel conféré à Mrs Grose, dont les interventions prennent une force étonnante. Ceux qui l’avaient applaudi en inénarrable nourrice dans Erismena de Cavalli à Aix-en-Provence en 2018 ne reconnaîtront pas forcément Stuart Jackson en Peter Quint, auquel il prête une stature d’ogre et une voix plus solide et plus moelleuse que ce n’est souvent le cas. Face à cette force de la nature, l’Opéra de Lorraine a heureusement mis la main sur un Miles assez extraordinaire : issu du chœur de Trinity College, le jeune Daniel  Todd a non seulement une voix superbe, mais aussi une belle assurance en scène, et sait passer de l’apparence la plus innocente à un air sournois, sourire carnassier aidant. Sa « sœur » Shira Patchornik est un peu grande pour jouer à la poupée, mais chante fort bien son rôle. Que Miss Jessel ne soit pas toujours très agréable à entendre semble assez inévitable, et Susanna Hurrell ne fait pas exception à cette règle. Dans la fosse, Bas Wiegers opte pour une lecture mesurée, sans expressionnisme et en laissant aux voix la faculté de s’épanouir ; on espère qu’il pourra prochainement diriger, comme il aurait dû le faire, Death in Venice à Stuttgart en 2020.
Sarah-Jane Brandon, Shira Patchornik et Susanna Hurrell
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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