Programme
Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Sonate n°14 en ut dièse mineur, op. 27 n°2
7 Bagatelles, op. 33.
Sergueï Rachmaninov (1873–1943)
Variations sur un thème de Corelli, op. 42.
Isaac Albéniz (1860–1909)
Extraits d’Iberia, 3ème cahier : El Polo
4ème cahier : Eritaña
Vadym Kholodenko, piano

Paris, Salle Gaveau, le 3 juin 2021

L’infiniment subtile, kaléidoscopique Polka de W.R. donnée par Vadym Kholodenko en unique bis, offrait comme un dévoilement de la tonalité générale de ce récital, errance aristocratique entre spectres, jeux et fantasmes. Le trentenaire ukrainien, déjà éblouissant dans ses deux premiers récitals à Gaveau, poursuit sa splendide maturation, tant dans les répertoires classiques que romantiques, et dispose un matériau habilement choisi pour illustrer combien l’idiosyncrasie du piano virtuose, loin de faire obstacle à l’authenticité ou à la finesse de l’interprétation, peut entrer résonance avec la lettre et surtout l’esprit des textes. Au centre de ce programme trônent des Corelli gravées dans le marbre.


Une fois n’est pas coutume (car les grands interprètes, en particulier les pianistes virtuoses, doivent jouer ce qu'ils veulent sans avoir à se justifier devant des commissions d’intelligence), il semble intéressant d’interroger la cohérence d’un programme plus subtil qu’arbitraire. La raison en est que, parfois, la cohérence d’un programme dépend des moyens instrumentaux qui sont mis à son service. Il faut un piano parmi les plus souverains et sophistiqués au monde pour relier, comme ici, des partitions qui cultivent des formes variées de mise en abîme de leur propre écriture, tantôt d’auto-références, de pastiches, ou de réminiscences sincères. Qu’elle soit motivée par la seule gourmandise pianistique ou vraiment conçue comme variation autour de quelque idée, cette combinaison crée en tout cas une continuité de climat frappante, à la concentration d’autant plus appréciable avec format d’un concert de déconfinement et de couvre-feu, avancé à 19h et sans entracte. Ces traits de fantasme et de réminiscence sont évidents pour les Corelli, dernier mot de Rachmaninov au piano seul, et unique page soliste composée après l’exil – songeons qu’il s’écoule quinze ans entre sa composition et celle de la précédente, le deuxième cahier d’Etudes-tableaux. La multiplicité de couches expressives contenues dans ce cahier (ou plutôt ces deux cahiers) de variations prend ici une densité spectaculaire, à la manière d’un sédiment remontant à la surface thématique, d’un vieux manuscrit révélé par effeuillage de palimpsestes successifs. Comme dans sa monumentale 2ème Sonate l’an dernier, Kholodenko dispose une sorte de synthèse, diablement ambitieuse, des legs et influences stylistiques existants. C’est une forme de modernité nécessaire : il est impossible de classer son Rachmaninov, que ce soit pianistiquement (il ressortit tant à la grandeur minérale de Richter ou Guilels qu’à la fièvre kaléidoscopique d’Horowitz ou Cherkassky) ou spirituellement (l'atavisme profond du matériau y est aussi sollicité que la distanciation du regard). Cette décantation des trente ou quarante dernières années, résultat de la mondialisation du piano autant que de l'historicisation de Rachmaninov (devenu trop lointain pour paraître anachronique) avait connu une première vague avec la génération des cadors du piano russe (mais aussi les contributions majeures d'un Andsnes ou d'un Kocsis)  nés entre 1950 et 1960, et se poursuit avec celle née après 1980.
L'aspect solennel du lyrisme est en général dominant dans le jeu de Kholodenko, mais celui de sophistication n’en est pas moins essentiel, mais débarrassé de la dimension électrique (sinon vulgaire) qui vient trop souvent s’y greffer. Si ses Corelli démontrent une parenté, volontaire ou non, c’est avec l’esprit de celles de Pletnev, à mon sens leur plus grand lecteur passé et présent : celles de Kholodenko en ont l’extrême finesse du détail, la liberté rythmique contrôlée, la transparence de textures et la subtilité de climats ; elles en retranchent  et y ajoutent l’ampleur symphonique que permet sa gigantesque réserve de puissance. Celle-ci n’est d’ailleurs sollicitée qu’avec parcimonie, et ne sera pleinement mobilisée que dans l’ultime variation, dont la scansion finale, jouée aux pouces avec le poids des poings fermés, a le glas, l’écho apocalyptique des dernières mesures des Danses symphoniques. Sa dernière octave basse de nimbe de longues secondes une salle faite sépulcre, d’où s’extrait la spectrale coda : une lévitation de legato et d’iridescence du jeu de pédale, où la clarté de la ligne parvient à s’accomoder de sa propre dislocation dans le halo de timbre – l’interprète majeur de Scriabine y est à son aise. La var. V ne contraste pas à l’excès avec l’intimisme des précédentes, tandis que la var. VII valorise davantage la transparence des jeux d’ondes que le pas martial qui les encadre. Les variations réminiscentes de la mâle flamboyance du jeune Rachmaninov (III, X) sont prises avec le recul qui les rendent plus réflexives que pastiches, de sorte que l’enchaînement IX‑X est moins contrasté qu’à l’accoutumée, la seconde émergeant avec retenue du climat élégiaque de la première (qui est elle-même la forme primitive de la coda). Majestueux, l’intermezzo joue pleinement son rôle, qui n’est pas de simple césure ornementale, mais de scène de transformation au sens fort, opératique : Kholodenko y déploie les ressources de sa profondeur de timbre, y compris dans l’aigu, et sa faculté de jouer les grandes arabesques dans un legato moins belcantiste qu’élastique, comme dansé de l’intérieur (il y a du Sokolov dans celui-ci, mais débarrassé de la saturation articulatoire, et avec une note d’une plénitude constante). Cette élasticité combinée à la noblesse du timbre atteint au sublime dans une var. XVII d’une classe stupéfiante.
Le Fazioli disposé ce soir-là est un allié appréciable, et il semble d’ailleurs que Kholodenko ait développé un penchant pour le facteur italien, choisi dans d’autres récitals récents et pour son dernier enregistrement, autour de la Grande Sonate de Tchaikovsky (haut-fait de ses débuts à Gaveau). La richesse de texture, la longueur de notes et l’intensité avec laquelle l’harmonie est entendue sont encore plus essentielles que d’ordinaire dans le cœur des Corelli que forment l’intermezzo et les var. XIV et XV : l'interprétation fait sentir le jeu de symbolisation auquel se livre le Rachmaninov crépusculaire, au cœur de cet enchevêtrement de références tant à son propre style et à ce qui fait sa gloire, qu’aux procédés classiques de la variation (ici la Maggiore centrale). Transformation, mais vers quelle scène ? La transition en bémol majeur photographie, par son changement de couleur, la mutation de la musique romantique où le contraste tonal a cessé de se jouer entre mineur et majeur ou entre tonique et dominante, mais se révèle dans la nuance de couleur, faisant sentir le lien d’incarnation entre chromatisme harmonique et chromatisme tout court : l’environnement stylistique, rendu ici à sa subtilité, peut faire sentir la tonalité comme étant la maggiore naturelle de mineur (le chemin consistant à ajouter des bémols est plus organique que celui y substituant des dièses), de manière à restaurer, dans le langage postromantique, le charme perdu d’une époque où passer de mineur à majeur était naturel, et naturellement bon. C’est en quelque sorte le pendant nostalgique du passage de majeur à bémol majeur de la fin de la 9e de Mahler, où c’est a contrario le surgissement de l’étrangeté du futur qui s’exprime.
La nostalgie élevée au registre fantasmatique irrigue certes tout ou partie des cahiers d’Iberia, mais sans réflexivité quant à l’écriture pianistique (en-dehors de l’influence immédiate de Liszt), ou au langage musical en général. Outre les considérables problèmes de contrôle polyphonique et de timbres, un défi de taille reste d’y trouver une immédiateté de ton permettant au charme populaire de percer sous la sophistication. Cette difficulté atteint un point élevé dans les deux pièces choisies par Kholodenko (on regrette au passage qu’il n’ait pas gardé la troisième, Corpus Christi en Sevilla, à son programme d’autres récitals cette saison, et qui est certainement celle qui bénéficie le plus de sa science du son). Dans El Polo, joué dans la continuité de la coda des Corelli, l’audition est d’abord troublée par la retenue et la douceur du pas, qui crée un onirisme superbe, mais au détriment de la symbolisation traditionnelle que recèle la pièce qui, avec El Puerto, a peut-être le contenu le plus folkloriquement idiomatique du cycle. Mais on peut éventuellement y trouver une forme de noblesse supérieure dans l’idiosyncrasie, qui tire vers un aspect plus général du jeu de charme sur la suspension rythmique, et évoque, davantage qu’une Espagne pianistique charnelle, une Méditerranée rêvée, debussyste. Et dans une partition où l’on s'accommode par habitude de cogneurs, ce piano de velours se prend de toute façon : on ne verrait l’intérêt de réduire les effets de retard de la pulsation, si celle-ci n’était épargnée de la percussivité qui vient souvent en répéter la signification. Le surcroît de corps, de richesse de goût sont se pare le thème revenant dans le bas médium n’est pas chose courante ici. Le trait folklorique est en partie gommé dans Eritaña aussi, mais pas sur le plan du rythme, dont l’élan ne souffre aucun reproche (le tempo est cette fois plutôt dans la fourchette rapide). Ce que Kholodenko fuit, c’est le soulignement à gros pinceaux du contours mélodique, et avec lui le pathos d’orgueil de premier degré. Comme dans l’auberge schumanienne ouvrant les Waldszenen, le caractère irrégulier du primat mélodique est mis au service non exclusif du ton populaire, et sert aussi à créer un climat distancié, où les éclats festifs parviennent en échos et en souvenirs.
Ouvrir un récital par l’opus 27 n°2 reste une profession de foi et un moment initiatique dans la carrière d’un pianiste comme Kholodenko, dont la formation reste héritière de générations de pianistes russes pour qui jouer les « sonates populaires » de Beethoven est la chose la plus ardue. La génération de Kholodenko, Mndoyants ou Geniusas, cependant, est peut-être la première à ne plus entretenir de complexes vis-à-vis de ce répertoire. Ce sont des pianistes qui non seulement ont un rapport spontanément riche et équilibré à la forme classique, mais qui ne craignent pas de mobiliser pleinement leur science du clavier pour la rendre intelligible : ni le scolaire, ni le débraillé ne semblent les menacer. Pour autant, il arrive que les réussites varient : on a pu entendre Kholodenko légèrement indécis dans l’op. 2 n°2, ou l’an passé dans la sonate en ut mineur de Mozart (Geniusas, dont le style discursif est plus épuré, avait donné à Gaveau, lui, une op. 10 n°1 d’une perfection et d’une grandeur suprêmes). La sonate en ut dièse mineur lui offre un espace à construire dans la nudité d’un propos qui ne s’articule que graduellement : ce qui est une énigme pour beaucoup est pour lui un atout : car si l’on peut avoir l’impression, parfois, qu’un thème, et encore plus une opposition de thèmes offrent presque trop de possibilités expressives à un tel pianiste, la trajectoire fantasmatique qui conduit de la simple vibration motivique à l’imposante articulation du finale lui est idéale.
Son approche de l’adagio est assez simple, sans pathos mais surtout sans intensification inutile du timbre (l’auto-limitation des moyens est ici à bon escient) : c’est une vision sévère, fondée sur un équilibre harmonique qui empêche le mouvement de s’enliser dans une quête lyrique, et se contente d’être celle d’un prélude. Kholodenko ne cherche pas non plus l’originalité dans un allegretto très pur, tendre sans afféterie, qui ne théâtralise pas sa fonction d’éveil. On s’en doutait, le presto ne sera pas pris presto, tout juste allegro, et mise toute sa continuité (avec reprise) sur l’accumulation des strates du matériau, avec pour chacune le moyen instrumental le mieux approprié, dans un souci constant de maîtrise des plans sonores, mais aussi de la direction rythmique. La netteté de la mise en relief impressionne, et surtout la façon dont la tension se bonifie avec l’avancée. La puissance de respiration donne aux deux dernières pages une ampleur peu commune, qui constitue le prix principal de cette lecture : l’empilement des accords diminués, comme une perspective toujours creusée, et surtout le soin d’orfèvre apporté à la série d’arpèges et à vague harmonique conclusive, où chaque note est de métal en fusion, en sont la signature.

Mais sur le plan de la signature pianistique, le moment le plus personnel et abouti de ce programme est peut-être bien ce miracle d’orfèvrerie offert dans l’opus 33. Là encore, Kholodenko continue l’œuvre de Pletnev : une reconquête de la liberté d'interprétation beethovénienne qui passe par la valorisation intelligente du geste, ou du jeu pour eux-mêmes, sans métaphysique ostentatoire de la forme – cet esprit se transposant ensuite de la miniature à l’écriture réflexive du dernier style. D’une certaine manière, on renoue aussi de la sorte avec l’esprit schnabélien. L’équilibre qui y est trouvé entre l’aspect d’étude et la réminiscence d’improvisation est idéal, et souligne le lien essentiel entre musique privée, informelle, et quête spéculative. Une autre façon de le dire est que Kholodenko parvient à tenir ensemble le modernisme de nombreux passage et l’absence de prétention du propos : c’est ici que le bénéfice d’une technique transcendante se fait sentir, puisqu’il en faut une pour faire goûter au jeu du geste pianistique avec lui-même sans recourir à la pédanterie. L’émerveillement est partout. Dans les tendres gammes singeant l’improvisation avant chaque retour du thème de la première bagatelle ; au creux des doux roulis de la main gauche et sur les tierces aériennes du trio de la deuxième ; dans les éclairs d’élégance des trilles des petites cantilènes des quatrième et sixième – con una certa espressione parlante –, ou au détour des soudains accents de gravité des arpèges de la septième (qui éveillent l’envie d’entendre très vite Kholodenko jouer l’opus 27 n°1 et habiter la grandeur peu accessible de son deuxième mouvement). Dans les vignettes apparaissent de vastes mondes, ceux du vertige qui se saisit d’une musique exprimant, comme les Corelli, la nostalgie de son propre style.

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © DR

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