Promenade dans l'opéra anglais, épisode 2

En 1962, la ville britannique de Coventry, durement frappée par les bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale, fêta en grande pompe la reconstruction de sa cathédrale. Un ambitieux festival fut organisé, avec commandes de trois créations musicales : The Beatitudes, cantate sacrée de Sir Arthur Bliss ; King Priam, deuxième opéra de Michael Tippett ; et surtout le War Requiem de Benjamin Britten, seule de ces trois oeuvres à être donnée dans la cathédrale nouvellement consacrée.‌
 

La cathédrale de Coventry : "Jouxtant les ruines de l’édifice médiéval, soigneusement préservées comme souvenir du Blitz, se dresse une vaste construction moderne"

« Sonate au Clair de lune ». C’est le nom, poétique et musical, que les nazis avaient choisi pour l’opération consistant à bombarder Coventry, en plein centre de l’Angleterre, à 30 kilomètres de Birmingham. De toutes les villes anglaises, Coventry est celle qui connut la croissance la plus rapide entre les deux guerres, et c’est vraisemblablement parce qu’elle concentrait un certain nombre d’usines d’aviation d’armements que la Luftwaffe la prit pour cible pour cet « autre Blitz » qui frappa le 14 novembre 1940. A moins que Hitler n’ait voulu venger le bombardement de Munich par la Royal Air Force en choisissant un lieu alors connu pour posséder l’un des plus beaux centres historiques du pays.
La destruction des rues médiévales de Coventry favorisa en fait les desseins du City Architect’s Department, la dangerosité des édifices en partie écroulés ayant obligé à les raser purement et simplement. Un nouveau centre-ville moderne, aux rues larges, put être créé à partir de 1945, cependant que démarrait la lente reconstruction des bâtiments publics, notamment le théâtre et la cathédrale.
En 1940, un compositeur anglais encore peu connu, Michael Tippett, 35 ans, vient de trouver le sujet qu’il cherchait pour écrire sa première œuvre lyrique. Il a d’abord envisagé de consacrer un opéra à l’Insurrection de Pâques 1916 à Dublin (en 1935, son cadet Benjamin Britten a écrit une musique de scène – aujourd’hui perdue – pour une pièce de théâtre sur le même thème, Easter 1916). Ce ne sera finalement pas un opéra, mais un oratorio que Tippett composera, inspiré par un événement tout récent : l’assassinat à Paris du diplomate allemand Ernst vom Rath par un réfugié juif, Herschel Grynszpan, qui a été pris pour prétexte à la Nuit de Cristal en novembre 1938. Pour en rédiger le livret, Tippett espère persuader T.S. Eliot, qu’il considère comme son mentor, mais le poète lui conseille finalement de l’écrire lui-même, pour éviter qu’un texte trop poétique ne nuise à l’inspiration musicale. Tippett compose donc A Child of Our Time alors qu’il est tourmenté par la fin de sa liaison avec l’acteur et designer Wilfred Franks. La création de cet oratorio pacifiste, incluant des spirituals en guise de chorals, n’aura lieu qu’en mars 1944, avec dans les rôles principaux la soprano Joan Cross et le ténor Peter Pears, futurs piliers de la création de Peter Grimes en juin 1945.
En 1937, Britten a conçu sa première œuvre pour Pears. La même année, il compose une Pacifist March, signe de son engagement contre la menace croissante d’une guerre mondiale, et des Variations sur un thème de Frank Bridge qui lui valent une grande popularité outre-Atlantique. En avril 1939, Britten et Pears partent pour les Etats-Unis. En 1940, Britten compose une Sinfonia da Requiem, commande du gouvernement japonais pour fêter les 2600 ans de la dynastie impériale nipponne ; refusée par le Japon, elle est créée à New York en mars 1941. En 1940, Britten a produit sa première œuvre scénique, l’opérette Paul Bunyan, sur un livret de W.H. Auden, poète rencontré en 1935 qui a eu sur lui une considérable influence intellectuelle et esthétique, mais aussi en l’aidant à assumer son homosexualité.
Une vingtaine d’années plus tard, l’Angleterre a fini par surmonter le traumatisme de la guerre, le rationnement – qui a duré jusqu’en 1958 – n’est plus qu’un lointain souvenir, et les travaux avancent à grands pas à Coventry. Jumelée avec Belgrade, la ville a reçu de Yougoslavie un lot de poutres de hêtre qui doit lui permettre de construire la charpente de son nouveau théâtre, bâtiment conçu par Arthur Ling qui prendra logiquement le nom de Belgrade Theatre. L’inauguration a lieu le 27 mars 1958. Ouvert à l’avant-garde, le Belgrade Theatre verra notamment, dès le mois de juillet, la création de la première trilogie d’Arnold Wesker, angry young man, consacrée à l’histoire d’une famille communiste anglaise. En cette même année 1958, les travaux progressent aussi sur le chantier de la nouvelle cathédrale, dont la première pierre a été tardivement posée en mars 1956. Jouxtant les ruines de l’édifice médiéval, soigneusement préservées comme souvenir du Blitz, se dresse une vaste construction moderne, dont on inaugure successivement les différentes ailes et où l’on dévoile diverses œuvres d’art commandées aux artistes les plus en vue : l’architecte Basil Spence a notamment sollicité Graham Sutherland pour concevoir la gigantesque tapisserie du Christ en gloire qui orne le fond du chœur, et John Piper pour les imposants vitraux du baptistère ; on installe en juin 1960 le Saint Michel terrassant le dragon du sculpteur Jacob Epstein, et la flèche de bronze est posée en hélicoptère en avril 1962. Mais la consécration de la nouvelle cathédrale est prévue pour le 25 mai, et l’on prévoit pour l’occasion toute une série de manifestations qui formeront un véritable festival. Du 25 mai au 17 juin 1962 s’enchaîneront donc les concerts et les spectacles, avec plusieurs œuvres musicales commandées pour l’occasion.
Initialement, il était prévu que la première création du Cathedral Festival, l’oratorio The Beatitudes de Sir Arthur Bliss (1891–1975), Master of the Queen’s Music, ait lieu dans la cathédrale le jour même où elle serait consacrée. Pourtant, le programme doit bientôt être modifié car le temps est compté, et l’édifice est accaparé par les répétitions d’une autre œuvre dont la création ne doit pourtant intervenir que cinq jours après. Déception pour le vénérable Sir Arthur : sa cantate pour soprano et ténor, chœur, orchestre et orgue, qui met en musique des extraits de la Bible, des poèmes du XVIIe siècle et même un texte de Dylan Thomas, ne sera pas finalement interprétée dans la cathédrale : c’est au Belgrade Theatre qu’elle sera donnée en première mondiale, sur une scène trop étroite pour accueillir les instrumentistes et dotée d’une acoustique lamentable pour la musique. Conçu pour la cathédrale de Coventry, alternant poèmes du XVIIe siècle et extraits de la Bible,The Beatitudes n’y sera pourtant exécuté qu’en 2012.
King Priam (Coventry 1962) © Reg Wilson/Opera News Archives (King Priam)

C’est également au Belgrade Theatre – dans les mêmes conditions peu favorables à la musique – qu’intervient, le 29 mai 1962, la deuxième création majeure du Coventry Cathedral Festival : l’opéra King Priam de Michael Tippett. En 1955, son premier grand opéra, The Midsummer Marriage, a été créé à Covent Garden (avec rien moins que Joan Sutherland dans l’un des rôles principaux), et ce nouvel opus lyrique marque l’entrée du compositeur dans sa maturité. Tippett est encore une fois son propre librettiste, mais il n’invente pas son intrigue, dont les principaux épisodes proviennent de L’Iliade. En s’appuyant sur le mythe de la guerre de Troie, il se rattache explicitement à la thématique de la reconstruction post-Blitz choisie pour le festival de Coventry. Influencé par la lecture du livre de Lucien Goldmann Le Dieu caché, sur la tragédie racinienne, ce nouvel opéra est aussi une réflexion sur la fatalité et la liberté, sur la notion de choix moral, le roi renonçant à lutter contre la prophétie selon laquelle il mourra à cause de Pâris. En épigraphe à sa partition, Tippett a placé les mots de Kandinsky dans un essai consacré à la peinture d’Arnold Schoenberg : « Puisse la sort nous accorder de ne jamais détourner notre oreille interne des lèvres de notre âme ».
King Priam (Coventry 1962)

Les répétitions à Coventry se sont heurtées à un certain nombre de difficultés, en particulier avec l’orchestre et le chef. Les instrumentistes se montrent très réticents face à la modernité de la musique (plus dépouillée que les précédentes œuvres de Tippett, mais plus dissonante) qui leur paraît trop difficile, voire injouable, et Sir John Pritchard tente d’obtenir du compositeur un certain nombre d’aménagements, notamment pour des raisons acoustiques. Sans doute sous pression de la censure officielle, la relation homosexuelle entre Achille et Patrocle semble aussi avoir été quelque peu édulcorée pour cette première production. Le spectacle monté par le grand shakespearien Sam Wanamaker connaît pourtant un vrai succès. Dans la distribution, on retrouve dans le rôle d’Achille le ténor Richard Lewis, présent quelques jours auparavant lors de la création des Béatitudes de Bliss ; Andromaque est confiée à Josephine Veasey, le rôle-titre échéant à Forbes Robinson, baryton qui créera deux ans plus tard le rôle de Claggart dans la version révisée de Billy Budd.
King Priam reste l’opéra de Tippett qui a été le plus enregistré, le seul à avoir connu les honneurs du DVD, et sans doute aussi celui qui s’est le mieux exporté : en 1991, dans son autobiographie, le compositeur signalait comme « grand succès » la création française à Nancy en avril 1988, dirigée par Paul Daniel et mise en scène par Antoine Bourseiller.
Le 30 mai 1962 est créé, cette fois dans la cathédrale, l’œuvre qui reste la réussite la plus incontestée du festival de Coventry : le War Requiem de Britten, tout juste achevé quelques mois auparavant. Quand il a reçu en 1958 le commande d’une vaste partition pour orchestre, solistes et chœurs, le compositeur a compris que l’occasion se présentait à lui de mener à bien un projet ambitieux qui peine à prendre forme depuis plusieurs années. Dès 1945, après le lâcher des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, Britten aurait souhaité écrire un grand oratorio, en réaction. Il a été saisi des mêmes velléités en 1948, après l’assassinat de Gandhi en 1948, mais là encore, il en reste au stade des intentions généreuses. D’autres commandes de grande ampleur lui ont été proposées, auxquelles il n’a pas donné suite, émanant de la cathédrale de York ou du festival de Leeds. En 1958, le festival de Coventry déclare souhaiter une œuvre chorale célébrant la réconciliation des anciens pays ennemis, et Britten en profitera pour revenir au message pacifiste auquel il a été initié dès les années 1930. Sur la page de titre de sa partition, il écrivit quelques vers de Wilfred Owen (1893–1918) commençant par la phrase « My subject is war, and the pity of war », « Mon sujet est la guerre et la pitié qu’elle engendre ».
Tout comme la cathédrale moderne conçue par Basil Spence « dialogue » avec les ruines de l’édifice du XIVe siècle, le War Requiem fait coexister deux sources littéraires : le texte de la Missa pro defunctis, confié au grand orchestre, au chœur et à la soprano soliste, et neuf poèmes de Wilfred Owen, que se partagent les deux « soldats », ténor et baryton, soutenus par un ensemble de chambre de douze instruments. A ces effectifs s’ajoutent enfin le chœur d’enfants et l’orgue (le 30 mai 1962, Britten dirigeait uniquement le ténor, le baryton et l’orchestre de chambre, le reste étant à la charge de Meredith Davies). Très loin des textes patriotiques d’un Rupert Brooke, les poèmes d’Owen, presque tous publiés à titre posthume, évoquent les horreurs des tranchées et des gaz toxiques, dans un mélange de réalisme âpre et de romantisme ardent. L’œuvre se conclut sur une note ambiguë, liée à l’utilisation du triton, traditionnellement associé à la figure du diable. Plutôt que d’offrir une conclusion univoque, le War Requiem préfère laisser l’auditeur dans le doute : le combat pacifiste est loin d’être terminé.
Peter Pears et Dietrich Fischer-Dieskau en répétition

Outre le rôle du ténor forcément dévolu à son compagnon Peter Pears, Britten avait prévu la participation de Dietrich Fischer-Dieskau (ou, à défaut, Hermann Prey) et de Galina Vichnevskaïa, qui s’était produite à l’été 1961 au festival d’Aldeburgh : cette dernière n’ayant pas été autorisée à créer l’œuvre – elle fut rappelée à Moscou peu après une représentation d’Aida à Covent Garden –, elle fut remplacée par Heather Harper qui apprit le rôle en dix jours. La création fut un triomphe. L’année suivante, quand l’œuvre fut enregistrée au Kingsway Hall de Londres, la soprano russe faisait partie de l’équipe, mais elle se coucha à terre en hurlant (elle ne parlait pas l’anglais) lorsqu’elle découvrit la répartition des interprètes à l’intérieur de l’auditorium, notamment la distance qui la séparait des deux autres solistes, elle étant placée sur un balcon. Les trois chanteurs ne se produisirent en public ensemble qu’en 1964, lors du Holland Festival.
A Coventry, le Belgrade Theatre continua à accueillir des spectacles musicaux : le 12 juin 1962, on y a donna Meurtre dans la cathédrale d’Ildebrando Pizzetti, en version anglaise, autrement dit dans une adaptation réalisée à partir de la traduction italienne de la pièce T.S. Eliot par Alberto Castelli. Colin Davis dirigeait le chœur et l’orchestre de Sadler’s Wells, avec entre autres, parmi les solistes, le baryton Donald McIntyre.
Après 1962, Britten ne devait plus écrire que deux opéras, auxquels on peut ajouter ses trois paraboles religieuses et ses deux derniers Canticles. Certains critiques n’ont pas hésité à voir dans cette date un tournant dans sa carrière, mais aussi dans celle de Tippett : début du déclin pour l’un, début du succès pour l’autre (même si la réussite de Tippett n’a jamais réellement atteint le même niveau que celle de Britten, et que rien n’indique qu’une réévaluation posthume soit en vue).
Quelques mois après le festival de Coventry, l’Occident allait passer tout près du conflit armé, avec la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, et l’intervention américaine au Vietnam à partir de 1965 allait montrer que le message pacifiste de Britten était encore loin d’être superflu.
War Requiem : photos de répétition
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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