Robert Schumann (1810–1856)

Intégrale des symphonies

Lundi 12 avril 2021
Symphonie n°1 en si bémol majeur op.38 "Le Printemps"
Symphonie n°3 en mi bémol majeur op.97 "Rhénane"

Mardi 13 avril 2021
Symphonie n°2 en ut majeur op.61
Symphonie n°4 en ré mineur op.120

Mahler Chamber orchestra
Daniele Gatti, direction

 

Barcelone, Palau de la Musica Catalana, 12 et 13 avril 2021, 20h00

Toujours sur le métier… Daniele Gatti est revenu à Schumann plusieurs fois ces dernières années et nous en avons rendu compte dans ce site. Mais c’est un moment tout particulier que des trois concerts d’une courte tournée en Espagne (un concert à Murcia où ont eu lieu les répétitions et deux concerts à Barcelone) qui avait le parfum et l’émotion des premières fois, vu qu’orchestre et chef rencontraient ce public pour lequel ils n’avaient pas joué depuis de longs mois. Alors ces symphonies de Schumann avaient le parfum d’un sacre du Printemps.

Qu’est-ce que le romantisme ? Sainte-Beuve disait des romantiques qu’ils étaient malades ("Rousseau, Hamlet, Werther, Childe-Harold, les Renés purs, sont des malades pour chanter et souffrir, pour jouir de leur mal, des romantiques plus ou moins par dilettantisme "). À l’opposé des classiques : « Le classique, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse »((Causeries du Lundi (tome XV, 12 avril 1858).)). Bien sûr, il vise aussi Baudelaire et ses Fleurs du Mal dont le procès a eu lieu un an auparavant.
Lorsque Schumann écrit ses symphonies, nous sommes au cœur du romantisme et ce Schumann, tel qu’il nous été donné à Barcelone au cours de deux mémorables concerts était un bouquet de Fleurs heureuses, d’un romantisme du bonheur.

Daniele Gatti et la Mahler Chamber Orchestra, magie de la musique et magie du lieu

Au printemps schumannien correspondait le printemps de la musique, qui a enthousiasmé le public du Palau de la Musica, dans une salle mythique à la profusion presque explosive, lui aussi témoignage d’un printemps artistique ébouriffant du début du XXe
Nous avions déjà parlé de Printemps lors d’un de nos précédents comptes rendus schumanniens, car c’est bien ce paysage sonore printanier, énergique, positif, qui explose dans ces quatre symphonies, où à l’énergie du chef répond un engagement incroyable de la Mahler Chamber Orchestra.

La joie de (re)jouer en public se lisait sur tous les visages, dont on reconnaissait de grands anciens, mais aussi des nouveaux, appelés pour l’occasion aussi pour beaucoup d’Espagne. Ils ont immédiatement saisi l’esprit de cet orchestre né sous les auspices de Claudio Abbado il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, à l’initiative de quelques ex- de la Gustav Mahler Jugendorchester qui voulaient continuer à faire de la musique ensemble.
C’est ce qui fait l’âme de de cette phalange, l’une des plus stimulantes du panorama classique européen.
Malgré les inévitables changements, en plus de vingt ans d’existence (24 ans exactement) le groupe garde la même jeunesse, la même joie de faire de la musique ensemble : l’esprit « Abbado » règne encore, et c’est aussi cette sève qu’on sent circuler à travers tous les pupitres tel un arc électrisant. Avec quel plaisir on retrouve donc la flûte souveraine de Chiara Tonelli, mais aussi May Kunstovny, Annette Zu Castell et Mette Tjaerby Korneliusen au violon, le hautbois d’Emma Schied, le violoncelle de Philipp von Steinaecker, ou Mark Hampson au trombone, qui sont là depuis les origines. Mais beaucoup sont là depuis suffisamment longtemps pour contribuer à cette couleur exceptionnelle qui fait le MCO, comme Matthew Sadler à la trompette (entré en 2010), Guillaume Santana (en 2005) au basson ou Julia Gallego à la flûte, dont la participation à l’orchestre remonte à 1998, c’est à dire presque à la fondation.
Le MCO est un orchestre à géométrie variable avec un réseau de fidèles qu’on voit alternativement, d’une occasion à l’autre.  J’ai entendu les tout premiers concerts et c’est donc l’un des orchestres chers à mon cœur, d’autant qu’il est le cœur vivant du Lucerne Festival Orchestra, autre formation née à l’initiative de Claudio Abbado pour « faire de la musique ensemble ». Cette fois le premier violon était le germano-brésilien José-Maria Blumenschein, premier violon à l’orchestre de la WDR de Cologne, absolument exceptionnel.

Daniele Gatti qui collabore avec le MCO depuis 2010 s’installe confortablement dans son statut de Schumannien d’exception. Suite au cycle Beethoven, il a mené avec le MCO un travail symphonique sur Schumann depuis 2018 avec des rendez-vous réguliers qui se concluait cette année. C’est aussi avec Schumann qu’il a enthousiasmé les foules milanaises dans une intégrale avec La Fil-Filarmonica di Milano, cet orchestre de jeunes qu’il anime (si tant est qu’on puisse en ce moment) dont nous avons rendu compte en son temps.

Ces concerts de Barcelone ont révélé une fois de plus que la présence d’un public change tout, on ne joue pas de la même manière pour soi et pour les autres, et ce n’est pas seulement se mettre en représentation, jouer avec un public, c’est aussi donner de soi et partager. Il y avait dans ces deux soirées quelque chose du don, quelque chose de si frais, de si positif qu’ils resteront gravés dans la mémoire.
Du côté du chef, ce sentiment était visiblement partagé ; malgré le confinement, Daniele Gatti a continué à beaucoup travailler notamment à Berlin, Dresde, Rome, Turin, Paris et il a cherché à l’Opéra à proposer des productions spécialement adaptées au Covid dont nous avons encore récemment parlé. Il dirige par ailleurs ces jours-ci une intégrale des symphonies de Brahms avec l’orchestre de la RAI de Turin, qu’on peut voir en streaming.
Gatti a un feeling spécial avec la musique romantique et post romantique, notamment Schumann, Brahms et Mahler, et cet amour de Schumann se lit dans la fréquence avec laquelle il l’inscrit dans ses programmes, mais aussi la manière dont à chaque fois il rentre différemment dans la partition.
Daniele Gatti n’est pas un de ces chefs qui installent pour toujours une interprétation, il est toujours en mouvement, projets, lectures et relectures, et ainsi pas un seul de ses concerts ne ressemble à l’autre. Son Schumann entendu avec La Fil (Filarmonica di Milano) en 2019 avait la respiration et l’énergie communicative d’un orchestre de jeunes qu’on menait sur les fonts baptismaux, à ces qualités s’ajoutent aujourd’hui la virtuosité et l’engagement d’un orchestre adulte né et mené par Claudio Abbado à ses débuts.
Ainsi ces trois concerts (un à Murcia et deux à Barcelone) sont les concerts conclusifs d’une tournée Schumann qui devait en février mener orchestre et chef à Francfort, Bari, Reggio-Emilia et Budapest, annulée pour les motifs « sanitaires » qu’on sait. Et au bout de trois ans de travail d’approfondissements et de concerts son Schumann s’est épanoui, telle une fleur de printemps.

12 avril
Symphonie n°1 en si bémol majeur op.38 "Le Printemps"
Symphonie n°3 en mi bémol majeur op.97 "Rhénane"

Le premier soir était consacré aux symphonies « à titre », la n°1 (« le Printemps » justement) et la n°3 ( la « Rhénane »), mais on sait que les numéros ne correspondent pas à la chronologie puisque c’est la Rhénane qui a été la dernière composée, et que 1 et 4 sont contemporaines (même si l’orchestration définitive de la 4 a été finalisée en 1851), suivie de la n°2 (1845–46). Ainsi, trois symphonies sur quatre sont des produits de la période très productive et finalement heureuse de Schumann, celle où il quitte un peu le piano pour se consacrer au symphonique, dont on a découvert la singularité notamment grâce à Brahms, si proche du couple Schumann. Mais le cycle des symphonies est aussi la résultante d’un parcours, Leipzig (n°1 et 4), Dresde (n°2), et Düsseldorf (n°3 et révision de la n°4). À chaque moment sa couleur, ses rayons et ses ombres. Mais les moments symphoniques pour Schumann sont des moments d’optimisme, des moments où il voit ses capacités de compositeur aller au-delà des limites que semblaient lui imposer le piano « je suis tenté d’écraser mon piano » disait-il. On passe d’une logique de l’intime (piano, puis Lied) à une logique plus large, à un dépassement de l’intime vers l’univers, le monde symphonique vécu comme galaxie de couleurs, de sons, qui élargissent à l’infini la palette. À la fin de la décennie, il se dépassera encore en allant vers l’opéra (Genoveva). Les symphonies saisissent un Schumann en perpétuelle expansion et c’est cette dynamique que Gatti a su transmettre.

 

Symphonie n°1
Composée en quatre jours, puis orchestrée et livrée au Gewandhaus de Leipzig alors dirigé par Felix Mendelssohn, la symphonie n°1 a été créée avec succès le 31 mars 1841 : « Soirée heureuse, qui restera inoubliable » note Schumann dans le journal qu’il écrit en commun avec Clara, en insistant modestement plus sur le concerto interprété par Clara (qui pour la première fois joue sous le nom de Clara Schumann et non plus Clara Wieck) que sur la création de sa symphonie.
Gatti propose un Schumann heureux, positif, tourné vers l’avenir, qui trouve une voie symphonique originale, plein d’énergie et de sève, en cherchant à exalter aussi les possibilités de l’orchestre, notamment les bois et les cuivres (les cors fabuleux se confirmeront être au long de ces deux jours un des pupitres portants du discours, il faut les citer tous : José Vicente Castelló, Jonathan Wegloop, José Miguel Asensi Martí, Genevieve Clifford). On allie romantisme, printemps et joie avec une interprétation véhémente, haletante par moments, mais jamais lourde et ne renonçant jamais à l’élégance (le finale du premier mouvement allie l’ensemble, avec une intervention si aérienne de la flûte). L’adagio rythmé par les contrebasses, comme une scansion profonde, reste fluide, jamais tendu, car Gatti n’appuie jamais le son, il laisse filer l’évocation avec un sens poétique bouleversant. Le scherzo est à la fois fluide et dramatiquement scandé (l’attaque), écho d’humeurs changeantes, mais aussi des frasques du printemps, on entend toujours les contrebasses et les percussions rythmer ce parcours dominé ensuite par les cordes et les bois dans un rythme plus léger.
Le mouvement final stupéfie par la fluidité mais est surtout un moment supérieur de musique faite ensemble (le duo flûte/cor est un sommet), sans jamais exploser, mais toujours à l’intérieur d’un subtil équilibre : c’est le réveil d’un Printemps profondément ressenti, jamais débordant, mais légèrement et joyeusement tendu (interventions de cuivres exceptionnels) et qui après la floraison va peut-être s’éteindre, au milieu d’un dialogue instrumental d’une rare finesse, car le rendu est d’une clarté cristalline : cette transparence transcende toute la symphonie, et en fait une véritable élégie.
Dans ces deux soirées, Gatti va installer un discours cohérent, avec une soirée plus optimiste que l’autre (la première) et une deuxième soirée où l’on perçoit non un drame mais des tensions en arrière fond. Il y a toujours un premier plan joyeux et explosif (cf. début de la Rhénane), mais il n’y a jamais d’abandon sans arrière-pensée à la joie.

Symphonie n°3
La Symphonie n°3 (Rhénane) est donc en réalité la dernière du parcours symphonique de Schumann, composée en 1850 et créée en 1851, elle pourrait répondre à l’expression d’Henri-Frédéric Amiel dans son journal intime « Chaque paysage est un état d’âme » dans la mesure où la symphonie rhénane est née de la vue de la Cathédrale de Cologne avec le Rhin à ses pieds, et composée et créé un peu en aval, à Düsseldorf.
L’intention est claire, c’est l’évocation du paysage rhénan, et de ses traditions, stimulées par le romantisme ambiant. L’interprétation de Gatti reste cohérente avec ce que nous avons entendu de lui par le passé, mais il y a en plus une énergie presque encore plus déchainée. C’est une joie musicale infinie qu’on ressent à l’audition, mais aussi à la vision de l’engagement des musiciens.
Il y a dans l’ensemble du discours mené une grande cohérence de couleur. On a souvent reproché à Schumann un manque d’homogénéité des formes : le travail de Gatti sur ces partitions rend justice au compositeur par cette cohérence dans la couleur, qui transcende la forme grâce à un orchestre qui sait travailler sur les moindres nuances. Le premier mouvement déborde d’une joie juvénile presque tonitruante qui rejoint le Schumann des années 1840. Le deuxième mouvement frappe par sa fluidité unificatrice qui effacerait presque les différents moments tant tout s’enchaine avec un stupéfiant naturel, par exemple le dialogue entre cordes et cuivres, y compris dans les moments moins dansants et plus symphoniques : Schumann voulait l’appeler « matinée sur le Rhin », une sorte de regard extérieur, mais la respiration, les enchainements, les passages d’un instrument à l’autre sont si virtuoses, si raffinés qu’on a l’impression d’une vie intérieure, d’un foisonnement et d’une diversité sous un vernis unificateur : le paysage extérieur comme état d’âme intérieur. L'importance est dans le regard, comme disait Gide.
La mouvement suivant (nicht Schnell), un andante, est un moment d’apaisement très retenu, où les cordes dominent, avec une rare finesse. C’est bien cette impression qui domine d’un premier niveau d’une grande lisibilité, d’une quasi évidence, mais d’une forêt de couleurs et de nuances qui émerge dès qu’on approfondit l’écoute et qui procure une indicible émotion (le final presque en suspension, avec des sons mourants).
Le quatrième mouvement (la symphonie on le sait en compte cinq) « feierlich » solennel (maestoso), est un entrelacs – inspiré par la cathédrale de Cologne et une cérémonie est d’essence très « bachienne » , tout en élévation spirituelle, au son impressionnant, mais aussi en dialogue entre le sombre et le lumineux, l’éclat et un monde plus intérieur presque inquiétant (à noter les magnifiques timbales de Martin Piechotta). Bach est une référence structurante pour Schumann, objet d’analyses permanentes auprès de Clara. Il est d’ailleurs passionnant de creuser ces influences bachiennes (mais aussi annonciatrices de Bruckner) aussi bien chez Schumann que Mendelssohn (on est à Leipzig), mais aussi évidemment chez Wagner.
En contraste avec ce mouvement à la solennité marquée on revient à un cinquième mouvement lebhaft, vivace, une sorte de course joyeuse et impulsive qui nous fait revenir au premier mouvement. C’est cette respiration positive qui éclaire l’ensemble de la soirée, et qui souligne en même temps la double postulation du concert qui est double renaissance, le printemps comme renaissance, et la renaissance pour l’orchestre et le chef du concert en public. La joie multipliée, en quelque sorte.

13 avril
Symphonie n°2 en ut majeur op.61
Symphonie n°4 en ré mineur op.120

La deuxième soirée est d’une autre couleur. Elle fut presque d’un autre ordre au sens pascalien du terme. L’alliance de la symphonie n°2 et de la n°4 est intéressante parce que la symphonie n°4, conçue peu après la n°1 et créée dans sa première forme sans grand succès en décembre 1841 a été reprise et réorchestrée en 1851, soit au seuil des dernières années. Elle fait donc un pont entre deux périodes assez différentes, y compris dans la maturation de l’œuvre.

Symphonie n°2
La symphonie n°2 est pour moi un des sommets du cycle symphonique de Schumann, et l’audition ici confirme cette impression, accentuée par une exécution encore plus stupéfiante que la vieille, et surtout encore plus étonnante que lors des précédentes auditions (avec le MCO). On pourrait dire que Gatti a tellement intériorisé son Schumann (qu’il dirige bien entendu sans partition) qu’il a acquis cette liberté de ton, de style, d’approche que possèdent les plus grands ; il est secondé par un orchestre littéralement prêt à tout, pour rendre à la fois les inquiétudes et les joies, la nature et le gouffre, à réunir en une seule phrase les sentiments contradictoires et les tensions, mais en même temps les apaisements. C’est simplement hallucinant. Un monument.
Évidemment, l’absence d’entracte et ‑le voisinage étroit entre les deux symphonies accentue toutes les impressions et les jeux d’échos ; ce soir, nous sommes dans un au-delà musical, une sorte de lieu improbable d’où tomberait une vérité dont on n’avait pas la moindre idée. Le Schumann du futur en quelque sorte, celui qui regarde en avant avec des audaces inouïes obtenues d’un orchestre qui tout entier interprète, colore, cisèle d’une manière incroyablement subtile mais aussi vigoureuse, sanguine, éperdue.
C’est le cadeau du retour au concert, que cette offrande qui nous est faite d’une musique comme tombée des sphères…
Profonde unité de ton et de couleur entre cette symphonie n°2 et la n°4 chacune jouées presque sans respiration, à couper le souffle littéralement.
Nous parlions à propos du Schumann symphonique de passage à un autre univers : nous sommes là dans une autre envergure, un autre enjeu, quelque chose de plus existentiel. Il y a dans la symphonie n°2 et la symphonie n°4 comme une urgence presque métaphysique. Je ne me souviens pas avoir entendu pareil Schumann. Ses références au classicisme prébeethovénien, la « Jupiter » de Mozart et à la symphonie n°104 de Haydn, c’est à dire deux « dernières » symphonies laissent à penser que Schumann ressentait quelque chose de plus sombre, comme l’appel d’un néant à brève échéance. Et de fait il a plusieurs fois évoqué lors de sa composition une sorte d’appel à l’obscurité (il dit d’être senti « à moitié malade », et il écrit dans une lettre en 1849 « pour le reste (cette œuvre), me rappelle des moments sombres même si(…) elle montre aussi que de tels sons de douleur peuvent susciter de l’intérêt ».
C’est aussi pourquoi j’avais parlé d’un Schumann « écorché vif » dans une précédente interprétation. Ici, la blessure existe, comme menaçante, mais dominée, voire dépassée. Les premières mesures qui sonnent tendues, presque comme une ouverture d’opéra, avec les cuivres (ah ces cors merveilleux) et le jeu des cordes graves (contrebasses en sourdine)  peu à peu s’éclairent et placent l'auditeur face à une lumière qui prend vigueur. La virtuosité de l’orchestre stupéfie. Le scherzo (ici en 2ème mouvement) est un "mouvement perpétuel",  miracle de fluidité et de raffinement après un premier mouvement relativement dramatique, un miracle de simplicité apparente laissé pour l’essentiel aux cordes exceptionnelles, vigoureuses et dansantes (dialogue des bois et des cordes), effleurant l’intime : de tout un peu, par touches presque impressionnistes.
L’adagio est en soi l’un des plus beaux mouvements symphoniques écrits par Schumann, où l’on retrouve la veine romantique, le lyrisme avec de merveilleux moments suspendus comme l’alternance hautbois mélancolique et cordes ou les dernières mesures qui tirent les larmes. C’est un moment d’unité stylistique unique où le raffinement, l’expression d’une quiétude intérieure à peine teintée de mélancolie atteint un sommet dans l’exécution grâce aux variations de volume et d’intensité, grâce aux allègements jusqu’au soupir. Voilà les « sons de douleur » dont il était question plus haut qui sont aussi "sons de douceur".
De cette intériorité surgit en contraste un final très beethovénien aux systèmes d’échos élaborés qui rappellent le premier mouvement entre cordes et bois, mais aussi un jeu de couleurs entre cordes graves et violons, et la respiration va en crescendo, comme si les douleurs s’estompaient pour retrouver une énergie tournée vers l’avenir.
Gatti réussit à démêler les fils de ces sentiments complexes, il réussit à faire sentir la domination des angoisses, sans jamais cependant, même au cœur du final en forme d’hymne, renoncer à cette double postulation d’une énergie retrouvée et joyeuse qui pourrait être aussi un soubresaut ultime. Au-delà de la joie, il y a une énergie éperdue qui lutte dans un moment qui était pour Schumann difficile, toujours sur le fil du rasoir.

Symphonie n°4
Et dans la quatrième symphonie, cette énergie éperdue pourrait presque être une énergie du vertige. Dans un moment de créativité symphonique particulièrement fructueuse : Schumann vient de créer la Rhénane et reprend sa symphonie en ré mineur laissée après l’échec de la création en 1841. Réélaborant la partition, qui au départ était appelée Fantaisie Symphonique, à la forme plus libre, plus ouverte, débarrassée des carcans de la forme (dont il s’était aussi affranchi, par exemple en donnant cinq mouvements à sa Rhénane). Ainsi demande-t-il que cette symphonie soit jouée d’un seul bloc, presque sans interruption.
Vertigineux : voilà le terme qui convient pour qualifier l’approche de Gatti dans ce moment culminant du cycle, visiblement conçu comme tel, comme conclusion d’un discours où, au-delà de l’énergie vitale qui déborde de ces quatre pièces, au-delà de la joie qu’elles expriment souvent, au-delà même des angoisses ou du malaise que peut traverser l’âme schumannienne, il y a des « rivages nouveaux » .
« Je vois se dérouler des rivages nouveaux » (Baudelaire, Parfum exotique, les fleurs du Mal, XXII).
C’est bien cette possibilité qui ici se respire et emporte. Et Gatti dirige cette symphonie comme si toute forme était au bord de l’éclatement au profit d’une circulation de motifs récurrents pris et repris sous diverses focales, mais à chaque fois ressenti comme un abîme nouveau. L’auditeur est cloué, aimanté : le début lent, solennel, scandé par la timbale en sourdine avec des violons aux aigus presque crispants avec le ralenti final et le tourbillon inexorable qui explose, est un moment emblématique de la manière dont on est emporté, avec ses variations instrumentales, du léger au puissant, du suave au violent, mais presque sans cesse tourbillonnant. A‑t‑on déjà entendu pareil Schumann, sans cesse jouant de la surprise, à la fois imaginatif et organisé, à la fois puer indompté et destructeur et senex parfaitement maître du temps et conscient de là où il veut mener l’auditeur ((je reprends là une réflexion du musicologue Piero Rattalino qui évoque les théories du psychanalyste James Hillman)) comme un film à suspense, comme un chemin des étonnements. Gatti colle à ce Schumann qui semble se lancer dans un ailleurs inouï : a‑t‑on même déjà vu Gatti avec ces gestes-là, des gestes de jeune chef déchaîné et heureux et en même temps parfaitement conscient de la manière dont il mène l'orchestre qui dans cette aventure est presque dédié. Il y a en effet quelque chose d’aventureux et presque extrême dans cette lecture à dire le vrai, hallucinante sinon hallucinatoire. Gatti a parfaitement ressenti l’audace de ce que Schumann voulait transmettre et il ose sans cesse, imposant à l’orchestre qui ne demande que ça une virtuosité inouïe. Il en résulte une impression magnétique : ainsi de la romance, le second mouvement où entre dialogue du hautbois et des cordes est repris le thème du premier mouvement dans un contexte transposé, comme une expérience sonore nouvelle, se transformant presque en un léger tourbillon dansé. Une fois encore se remarque le soin avec lequel Gatti travaille les enchaînements, qui semblent naturels, s’imposer l’un l’autre, emportant l’auditeur qui n’a plus aucune distance avec ce qu’il entend. À côté de cette délicatesse, le scherzo un peu rêche surprend par son dramatisme (toujours ce fil du rasoir…) et sa rythmique plus scandée, ses contrastes qui virevoltent à l’infini.
Gatti au sommet joue sur les aspects vulnérables d’un Schumann qui a encore peu de temps à créer et le Schumann conscient de sa force créatrice invulnérable (voir le début du dernier mouvement, totalement bouleversant qui porte aux bords des larmes).
Est-ce l’effet des circonstances du concert, est-ce cette interprétation si résolue, mais aussi résolutive qui conclut avec une telle hardiesse un parcours commencé au total sous ce prisme presque sagement la veille. Gatti est comme entré dans la sensibilité du compositeur pour nous montrer comment on fait éclater les possibles, les frontières de la bienpensance musicale : le final est à ce titre dionysiaque, à la manière de celui de la 7ème de Beethoven, printemps qui explose, encore et toujours. Cette formidable lecture qui fait voir un Schumann inventeur aurait-elle été possible sans l’exaltation mutuelle du plaisir de jouer pour un public : elle déchaîne un tel enthousiasme que Gatti prend la parole pour remercier le public et aussi remercier l’Espagne de leur avoir permis de jouer dans des conditions normales (ou presque : jauge à 50%) alors orchestre et chef applaudissent le public de leur avoir offert ce cadeau-là ; et le public se lève, comme un seul homme. Alors la soirée, de phénoménale, atteint la magie. Nous sommes tous des Fleurs heureuses.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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